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Le Courrier d’Aix – 1955-12-03 – La Vie Internationale
Compétition Économique
- Lester Pearson, le Ministre canadien des Affaires étrangères, a eu récemment à Moscou de longs entretiens avec les dirigeants soviétiques ; il vient de révéler ses impressions : deux points sont à retenir de ses propos : « l’ignorance colossale, presque pathétique et sûrement dangereuse où sont les Russes de l’Occident », en second lieu, la conviction où sont les dirigeants soviétiques que « la liberté est pour un peuple la voie assurée vers la décadence ; la paresse et la recherche du bien-être doivent amener la perte des Nations libres dans la compétition entre les deux Mondes ». A n’en pas douter, Molotov et Krouchtchev partagent cet état d’esprit avec les vieux bolcheviks.
Il n’est pas sûr que les jeunes générations pensent de même. On a de nombreux témoignages en sens contraire. C’est pourquoi la politique de patiente vigilance que recommande M. Pearson, d’accord en cela avec le président Eisenhower, peut éviter un conflit brutal et laisser agir le temps. La liberté aussi est une force.
La Compétition Active
Pour l’heure, la compétition active entre dans une phase nouvelle. Elle continue sur le plan militaire. Le refus de Krouchtchev, dans son dernier discours à Calcutta, d’accepter la proposition américaine de contrôle aérien, marque bien que la course aux armements va se poursuivre ; la compétition économique jusqu’ici très limitée s’étend et se précise.
L’U.R.S.S. y participe avec les offres nouvelles à l’Inde, mais aussi les Satellites : la Tchécoslovaquie propose des armes, la Pologne du charbon et des machines, la Roumanie du pétrole. Sur le plan des échanges, les pays communistes ont un avantage ; leurs besoins sont illimités et ils peuvent pratiquer le troc avec les pays agricoles, acheter du coton à l’Egypte et à la Syrie, du jute et des textiles à l’Inde, etc. Ce que les Etats-Unis qui ont en cette matière d’énormes surplus sur les bras ne peuvent faire.
Cependant, l’ampleur de ce troc est limitée et ne peut remplacer les crédits ; or les pays de l’Est manquent de devises fortes ; ils cherchent à s’en procurer – l’Allemagne orientale par exemple – en vendant à l’Occident les machines dont ils ont eux-mêmes un urgent besoin. S’ils fournissent de l’équipement à crédit, ils ne peuvent le faire qu’en se privant de ce qu’ils livrent en dehors.
Difficultés pour l’U.R.S.S. d’accorder des Crédits
Si l’on tient compte du coût énorme et croissant de leur équipement militaire et des besoins de l’industrie lourde, les possibilités de l’U.R.S.S. sont très réduites. Quand Boulganine offre à l’Inde un crédit de 300 millions de dollars, il bluffe et Nehru le sait fort bien. Les pays neutres remercient avec chaleur les Russes de leurs propositions, mais ils acceptent sans attendre celles plus sûres que leur font les pays libres. L’Inde passe pour ses aciéries des contrats avec les Anglais, et l’Egypte pour son barrage d’Assouan vient de s’entendre avec la B.I.R.D. et le Consortium international qui comprend des Américains, des Français et des Allemands de l’Ouest.
Les Etats-Unis ne semblent d’ailleurs pas décidés à faire de la surenchère, ce qui ferait l’affaire des Neutres. Ils entendent réserver l’essentiel de leurs faveurs aux pays qui se sont prononcés pour leur cause. S’ils craignent l’infiltration économique et politique des Soviets dans les pays d’Orient, ils peuvent mettre ceux-ci devant le choix entre l’aide soviétique et la leur avec de grandes chances de l’emporter à un prix raisonnable. Ils ont à la rigueur d’autres moyens de pression. Les surplus agricoles aux Etats-Unis sont une lourde charge mais aussi une arme. Ils peuvent écraser les marchés ; le prix du coton, par exemple, comme des céréales est à leur discrétion. Abdel Nasser ne l’ignore pas.
Le Pacte de Bagdad
On a beaucoup commenté le Pacte de Bagdad que l’Angleterre vient de signer avec la Turquie, l’Irak, l’Iran et le Pakistan. Les Etats-Unis se tiennent derrière en observateurs favorables et silencieux. Ces pays ont un besoin urgent de crédits pour s’équiper, et les ressources britanniques n’y peuvent suffire. La valeur militaire du Pacte est, par ailleurs, illusoire. Les pays du Moyen-Orient ne pourraient résister par les armes à l’U.R.S.S., même avec l’appui des Anglais. Le Pacte signifie simplement – et cela est important – qu’une action des Soviets dans ces régions serait le signal d’une guerre générale, et dans le domaine économique le Pacte de Bagdad lie les quatre signataires à l’Occident. Les Soviets n’y pourront pas faire ce qu’ils proposent à l’Inde et à l’Égypte.
La Réduction du Nombre de Neutres
Le Pacte a encore une autre portée. En diminuant le nombre des Neutres en puissance, il réduit sensiblement l’importance de ceux qui veulent le rester. Trois dans ce camp paraissent encore solides : la Yougoslavie, en Europe ; l’Inde en Asie ; l’Égypte en Afrique.
Cependant, la cause occidentale est en train de gagner du terrain en Indonésie où les élections de novembre ont maintenu les positions du Bloc musulman pro-occidental, malgré l’importance numérique des nationalistes communisants et des communistes eux-mêmes ; le Sud-Vietnam de Ngo Dim Dien ne peut survivre qu’avec l’appui et la présence américaine ; de même, le Laos, le Cambodge et le Siam ; la Birmanie s’efforce de régler son attitude sur celle de l’Inde, mais il n’est pas sûr qu’elle le puisse indéfiniment ; la Syrie est instable ; le Liban hésitant. Les autres ne comptent guère ; le « bloc » des Neutres est trop dispersé et n’a guère de chances de recruter de nouveaux adeptes, mais plutôt d’en perdre.
Si les Anglo-Saxons réussissent à faire accepter un compromis durable dans le conflit qui oppose les Pays arabes à Israël, ils peuvent espérer refouler l’avance que les Soviets viennent de marquer dans ces régions. La diplomatie et la finance auront à s’employer à fond pour y parvenir, mais les deux vieux alliés ont passablement d’expérience dans ce genre d’affaires, en Orient surtout, et les Soviets ne sont pas à leur taille.
La bombe H
Les Russes ont fait exploser leur bombe H au moment où Boulganine et Krouchtchev se faisaient acclamer par les Hindous en lâchant des colombes. Ceux-ci n’ont pas beaucoup goûté la coïncidence. Si les Soviets l’on fait, c’est pour se poser en champion de l’interdiction des armes nucléaires. En même temps qu’ils expérimentent leurs engins, ils offrent de supprimer les expériences si les Américains en font autant. Les Etats-Unis y consentent, à condition que l’on accepte l’organisation d’un contrôle réciproque et efficace, et comme pour le désarmement en général, la question tournera indéfiniment en rond.
Les Américains n’ont d’ailleurs aucun intérêt à ralentir leur effort militaire. Ils le supportent aisément et les Russes y épuisent les ressources qu’ils pourraient consacrer à la lutte économique, bien plus redoutée des Etats-Unis. L’ami Krouchtchev toujours bavard, n’a pu s’empêcher de le reconnaître ; le désarmement d’ailleurs n’a de sens que s’il repose sur une certaine confiance ; le moins qu’on puisse dire, c’est que ces dernières semaines ne l’ont point renforcée.
CRITON