Criton – 1955-12-10 – La Politique dans l’Himalaya

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Le Courrier d’Aix – 1955-12-10 – La Vie Internationale.

 

La Politique dans l’Himalaya

 

Les propos de M. Krouchtchev au cours de son voyage en Inde et en Birmanie et les nouvelles difficultés prévues à Berlin ont suffi à convaincre les plus optimistes que la guerre froide avait repris. Cependant, ses effets sur le moral occidental sont beaucoup moins sensibles qu’avant la courte détente de l’été passé ; dans l’intervalle, l’opinion s’est bien convaincue que l’on était arrivé à l’impasse atomique et qu’une guerre générale n’était plus possible. Elle ne l’était pas davantage avant les dernières explosions en U.R.S.S. et aux Etats-Unis. Mais les hommes, peu à peu, se sont pénétrés de cette idée, ce qui pour le progrès de l’économie est excellent. L’esprit d’entreprise se trouve délivré d’une sombre hantise.

 

Les Excès de M. Krouchtchev

  1. Krouchtchev est un étrange personnage ; Staline nous avait habitué à une duplicité froide, parfois cynique ou joviale, sans excès de langage ou improvisations déplacées. Les autres, Molotov, Malenkov, ou Boulganine se bornent à moudre les grains de la propagande. Entre eux, la radio, « La Pravda», ou les nombreuses revues spécialisées, le concert est toujours accordé. C’est d’ailleurs, pour qui les suit, l’impression d’une énorme et écrasante machine qui paralyse à la fois d’ennui et de vertige. Tout est si bien ajusté qu’on a conscience de l’effet qu’elle cherche. Elle tend à réduire les volontés à l’impuissance, et les esprits à l’abandon.

 

Les Résultats du Voyage en Inde et en Birmanie

Cependant, malgré l’accueil en apparence triomphal que les Soviétiques ont trouvé dans l’Asie du Sud, le succès de leur mission n’est pas garanti. Les dirigeants de l’Asie libre ont peur des Soviets ; ils savent que si le colonialisme (venu de l’Occident) est pour eux un passé irrévocable, un autre plus redoutable les menace du Nord. Ils savent ce qui s’est passé en Chine, en Mongolie, au Tibet. Avec les Occidentaux, ils se permettent d’étaler leur indépendance, de jouer les égaux, de menacer au besoin. Ils savent qu’ils n’ont rien à craindre des démocraties qui cèdent toujours.

Avec les Russes et les Chinois, ils se font aimables pour tâcher de les neutraliser. Mais l’impression qu’ont laissée Krouchtchev et  Boulganine est loin d’être favorable. Les journaux hindous ont fait de sérieuses réserves sur les propos des Soviétiques, et Nehru a renouvelé son neutralisme en assurant discrètement ses amis d’Occident que l’Inde ne les trahissait pas. Il a rappelé à plusieurs reprises ses hôtes au respect des cinq points énoncés par lui-même pour la coexistence pacifique et insista sur la non-ingérence politique et économique comme condition de bon voisinage.

 

La Guerre Froide au Népal

Par ailleurs, Nehru n’est pas sans inquiétude sur les événements qui se déroulent, lentement mais obstinément, dans les petits pays frontières entre les deux Mondes. Les exploits de l’alpinisme ont révélé aux Français l’existence de ces royaumes de l’Himalaya où se déploie la guerre froide, le Népal en particulier, et aussi le Bhoutan et le Sikkim moins connus.

Après s’être emparés du Tibet, les communistes se sont infiltrés au Népal : un maire communiste s’est installé à Katmandou, la capitale. Un agitateur influent du nom de Singh a créé là-bas une « armée de libération ». Son quartier général se situe à Biratnagar, une petite ville industrielle à la frontière du Bengale occidental où les ouvriers sont acquis au communisme. Ce mouvement a pour objectif d’empêcher les Anglais de recruter dans le pays les fameux Gurkhas, soldats excellents, que Londres rassemblait en Inde à Lahra pour les faire servir en Malaisie contre les Rouges. Nehru a dû supprimer ce dépôt britannique.

Entre temps, l’armée indienne a renforcé la frontière et fait de Siliguri, terminus du chemin de fer de l’Assam, une forteresse moderne. A partir de là, l’invasion de l’Inde serait possible, et Nehru n’est pas sans inquiétude pour un avenir encore lointain mais prévisible. La même histoire pourrait être décrite aux frontières de la Birmanie et de la Chine dans les provinces que Krouchtchev et Boulganine ont survolées, zones montagneuses où les guérillas communistes se battent contre l’armée birmane.

Sans vouloir infliger un cours de géographie dont les Français auraient d’ailleurs grand besoin, nous devons signaler que ce monde lointain est le théâtre d’une lutte permanente qui va de l’Afghanistan au Golfe du Tonkin presque sans discontinuité. Cela pour montrer que les politesses orientales cachent de sérieux soucis. Si Krouchtchev avait pour but de flatter ses hôtes, il n’a réussi qu’à accroître une méfiance dissimulée par la peur.

 

Iront-ils à Londres ?

On ne comprend pas bien à quel mobile a obéi Krouchtchev en couvrant l’Angleterre, où il est invité à se rendre en Avril, d’injures et d’accusations grossières, par exemple celle d’avoir incité Hitler à envahir la Russie, comme si Hitler avait eu alors besoin des conseils de Churchill pour le faire. Les Anglais sont-ils si mécontents de cet accès d’humeur ? Le public s’indigne ; la diplomatie se tait.

Pour la première fois depuis la fin de la guerre, les nombreux points de friction entre les Chancelleries anglo-saxonnes tendent à disparaître.

 

Le Voyage d’Eden à Washington

Le prochain voyage d’Eden à Washington sera, non plus celui de l’alliance qui cache tant de divergences mais celui d’une véritable concorde ; si la France conserve le mois prochain la même sage direction de sa politique extérieure, on pourra peut-être parler d’un front commun des démocraties au printemps. Krouchtchev ne sera pas étranger à ce miracle.

Pour préciser, les Anglo-Saxons font la paix entre eux en Proche-Orient. Les Etats-Unis ont donné leur approbation au Pacte de Bagdad, pas encore leurs dollars sans lesquels le Pacte est sans substance ; sur le papier du moins, ce Pacte couronne à peu près la politique anglaise suivie depuis dix ans dans cette partie du monde. Les Anglais sont incapables de fournir les sommes considérables que requièrent l’Irak et le Pakistan en particulier. Les Américains ne se décideront qu’après leurs élections.

Dans les deux graves conflits de la Méditerranée orientale, Israël et Chypre, les Américains ont prodigué leurs bons offices. Un accord anglo-gréco-turc est annoncé sur le statut des Chypriotes, ce qui serait un gros succès. Entre Israël et l’Égypte, la solution n’est pas encore au point. Eden demande aux Israélites des sacrifices territoriaux envisagés dans les résolutions de 1947 de l’O.N.U., ce que les Juifs ne peuvent consentir, et les Egyptiens n’ont aucune hâte de reconnaître comme définitive l’existence d’un État juif en Palestine débouchant sur la Mer Rouge.

Mais les Etats-Unis parlent beaucoup de leurs excédents de coton en ce moment et de l’urgence qu’ils éprouvent à s’en défaire. Il y aurait là de quoi rendre Abd el Nasser plus compréhensif. Et puis il y a le Soudan où les Anglais ont réussi à faire prévaloir un plébiscite qui très probablement consacrera la séparation de ce pays d’avec l’Égypte. Les Soviets auront beau envoyer des instructeurs à Suez pour entraîner les aviateurs égyptiens au maniement des « Migs », cela ne résoudra pas la crise sociale et économique qui existe en Égypte, comme au temps de Farouk. Le pain et la liberté ne viennent pas toujours dans la même corbeille, surtout en Orient.

 

                                                                                            CRITON