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Le Courrier d’Aix – 1955-12-17 – La Vie Internationale.
Ceci est la Question
La presse indienne et le communiqué final des entretiens entre Boulganine-Krouchtchev et Nehru soulignent l’embarras où les Russes ont mis l’Inde en épousant trop bruyamment leur cause. Les craintes suscitées par l’impérialisme soviétique en Asie ont été plutôt accrues que dissipées par cette visite spectaculaire. L’Inde fait encore partie du Commonwealth britannique, et ce qui constitue l’opinion en Inde, toute nationaliste qu’elle soit, est de formation anglaise. On sent que cette élite a été choquée, sinon dans ses sentiments du moins dans ses tendances politiques ; le bouillant Krouchtchev ne brille pas par la psychologie.
Goa et le Cachemire
Le jeu russe a consisté à enflammer tous les sujets de discorde : au Cachemire, à ranimer le conflit Indo-pakistanais au sujet de cette province ; sur Goa pour rendre plus aigu le conflit avec le Portugal. Là-dessus d’ailleurs, M. Foster Dulles a jugé opportun de se prononcer contre la thèse indienne ; Goa a-t-il dit, est une province portugaise en Asie, non une Colonie, ce qui est en gros exact, mais a déplu aux Hindous. On s’est demandé aux Etats-Unis le motif de cette prise de position peu opportune. Evidemment pour complaire aux Portugais avec lesquels Dulles négocie le renouvellement de l’accord sur les bases américaines des Açores, peut-être aussi pour faire entendre à Nehru que le neutralisme ne consiste pas à exercer un chantage toujours payant.
Il n’en reste pas moins que l’opinion américaine est assez troublée par les termes de l’accord économique russo-indien. Les Etats-Unis sont sensibles à ce qu’ils considèrent comme la perte de leur monopole dans l’assistance aux pays sous-développés. Après la puissance de l’atome, c’est celle du Dollar qui est « challengée » par les Soviets. Et ceux-ci ont un atout d’importance. Ils échangeront contre outillage et armes la totalité du riz birman exportable, le tiers du coton égyptien et ce que l’Inde pourra distraire de cotonnades de son marché intérieur, marchandises invendables en dehors du Bloc soviéto-chinois. Les conclusions des accords Russo-Indiens peuvent se résumer en ceci : tout ce que vous voudrez en matière commerciale a notre avantage mutuel ; en politique, nous vous remercions de votre attitude mais nous réservons la nôtre.
La France et le Pacte de Bagdad
Le bruit court avec persistance à Londres et à Washington, que la France jusqu’ici réservée sur les combinaisons anglo-saxonnes en Orient, se joindrait au Pacte de Bagdad. Rien ne peut se faire avant que les électeurs français se soient prononcés. On ne voyait pas jusqu’ici l’intérêt que la France peut avoir à marquer en Orient une solidarité officielle avec la politique anglo-américaine. Elle semblait au contraire tenue à ménager les adversaires du Pacte de Bagdad, la Syrie où ses intérêts et son influence demeurent importants, et l’Égypte dont la neutralité nous serait fort utile en Afrique du Nord. C’est ce qui avait disposé M. Pinay à montrer aux Anglais le danger qu’il y a à diviser le Monde arabe pour la conclusion d’un pacte au demeurant sans grande valeur militaire. Il se pourrait malheureusement que les Anglo-Saxons qui veulent couper le chemin du Moyen-Orient aux entreprises économiques des Russes aient demandé un concours français explicite.
Le Lien avec la Question Sarroise
Car, il y a la question sarroise dont personne ne parle mais à laquelle tout le monde pense. Anglais et Américains ont pris des engagements pour appuyer les intérêts économiques de la France dans le territoire. Il leur serait possible de se retrancher derrière les principes de la démocratie pour s’abstenir de la défendre, du moins de façon active. Peut-être voit-on se dessiner un marchandage qui est la règle des accords internationaux ? M. Mendès-France pourrait profiter de la campagne électorale pour nous éclairer là-dessus puisqu’il a si brillamment négocié le statu européen de la Sarre avec Hoffmann et Adenauer. Avait-il obtenu l’an dernier de Sir Anthony Eden, partenaire de l’U.E.O. quelque promesse au cas invraisemblable où les Sarrois auraient rejeté le statut ?
Les Élections et le Rattachement à l’Allemagne
Car on commence à mesurer les conséquences inquiétantes du rejet de la C.E.D. en août 1954 par le Parlement français. Les élections en Sarre vont avoir lieu demain et il est à craindre que la majorité des trois quarts soit obtenue pour demander le rattachement du territoire à l’Allemagne.
Malgré l’évidente bonne volonté de M. Von Brentano, on ne voit pas comment s’opposer à une manifestation populaire aussi nette. Tout au plus pourra-t-on envisager un sursis plus ou moins long qui n’aurait d’intérêt que si l’Europe entre temps devait s’unir. Malgré les efforts déployés en faveur de la « relance européenne » et les bonnes intentions examinées à la conférence de Messine, on a plutôt l’impression d’un recul que d’un progrès. Qu’adviendra-t-il, en ce qui concerne la Sarre, si les Américains dont nous devrons solliciter l’appui nous répondent : « Nous vous avions prévenus en 1954, vous avez passé outre, nous n’y pouvons rien ». Rappelons-nous l’ « agonizing reappraisal », la reconsidération tragique de la politique américaine en cas de rejet de la C.E.D. Mais ceci n’est qu’un aspect d’un problème plus vaste et plus grave.
La Politique de l’Atome
Les Allemands de l’Ouest grisés par leurs fantastiques progrès économiques se sont détournés des projets d’unification européenne qu’ils avaient, lorsqu’ils étaient encore faibles, réellement pris très à cœur. L’Europe était pour eux un objectif et aussi une réhabilitation morale. Ils se sentent assez forts et assez libres aujourd’hui pour n’y plus penser. On cherche depuis quelque temps à mettre sur pied une institution du type du Pool charbon-acier qui s’appellerait « Euratom » et qui aurait pour objet de mettre en commun les ressources et le savoir-faire des Nations européennes en matière de recherche atomique et d’application de l’énergie nouvelle à des fins industrielles et pacifiques ; les résistances les plus sérieuses à ce plan viennent du côté allemand. Les savants allemands ne se sont pas désintéressés de l’atome bien qu’ils n’aient pas eu les moyens d’en exploiter les ressources. Il ne faut pas être prophète pour deviner que l’attention qu’ils portent au problème n’est pas sans arrière-pensée, et que s’ils veulent s’y consacrer sans s’associer à d’autres, c’est qu’ils comptent sur leur savoir et leur habileté pour modifier un jour leur destin grâce aux prodigieuses ressources de cette menaçante découverte. Comme par ailleurs les Anglais ont décliné toute participation aux projets de pool atomique européen, comment la seule association franco-belge pourrait-elle contrôler les réalisations européennes et les maintenir dans les limites de l’utilisation pacifique ? Demain, les ressources atomiques seront à la portée de tous ; où cela mènera-t-il si aucun contrôle n’y met ordre ?
Au moment où les Français vont voter, c’est à ce genre de questions qu’ils devraient réfléchir plutôt qu’aux problèmes secondaires périmés et parfois sordides qui forment le fonds commun des passions politiques. L’avenir de la jeunesse n’est pas dans les seuls avantages dont peut bénéficier leur développement, mais dans la sécurité nationale qui n’est concevable que dans la coopération et le contrôle mutuel des ressources des pays européens qui nous entourent.
CRITON