Criton – 1955-12-24 – Premier Inventaire

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Le Courrier d’Aix – 1955-12-24 – La Vie Internationale.

 

Premier Inventaire

 

Si le bilan économique de cette année 1955 est particulièrement brillant pour la plupart des Puissances occidentales, le bilan politique l’est infiniment moins. A aucun moment, sauf pendant la courte période de l’été où s’est déroulée la première Conférence de Genève, le Monde libre n’a réussi à arracher aux Soviets l’initiative diplomatique. Le malaise est surtout sensible aux Etats-Unis. Le président Eisenhower dont le prestige a été à son sommet en juillet, l’a vu décliner depuis. Sa retraite probable ne soulève plus d’inquiétude. On pense que tout autre que lui peut remplir l’office présidentiel, et peut-être mieux. Il a dû, malgré les conseils de médecins, quitter sa ferme pour rentrer à Washington, afin de préparer la rencontre avec Eden.

 

La Crise Politique chez les Conservateurs Anglais

En Angleterre même, la politique du Premier subit de vives critiques. Il a dû se défaire de son Ministre des Affaires étrangères MacMillan et le remplacer par Selwin Lloyd, sans doute pour mieux contrôler lui-même le Foreign-Office.

C’est en effet contre l’Angleterre que la politique soviétique dirige ses batteries. Pendant un an, elle s’est surtout occupée de la France, en Indochine puis en Afrique du Nord, en Sarre et à l’O.N.U. où il s’agissait d’isoler et d’affaiblir l’adversaire le plus vulnérable. Il faut avoir le courage de reconnaître que le succès a été complet ; aux prises avec de terribles problèmes, notre pays a subi une série de revers qu’il sera bien difficile de surmonter. Espérer faire la part du feu serait même beaucoup demander.

L’Angleterre n’est pas en posture bien meilleure. Il y a d’abord les difficultés financières, le gouffre du déficit des échanges extérieurs que M. Butler, le Chancelier de l’Echiquier aujourd’hui démissionné, n’a pas réussi à réduire, au contraire, les prix anglais ne cessent de monter ; les exportations déclinent ; l’hémorragie d’or et de devises s’accélère. M. MacMillan fera-t-il mieux ? Dans ce domaine, il n’y a pas de miracles. Les Conservateurs sont aux prises avec le dilemme : ou réduire le train de vie de la population, ou amputer de nouveau la Livre, ce qui ne serait qu’un remède temporaire. Les Soviets ont cherché en Inde et en Birmanie à saper le prestige anglais et à réduire les débouchés de l’industrie britannique. Du même coup, ils ont visé le Japon pour lequel les marchés de l’Asie du Sud ont une importance primordiale. En empêchant très habilement ce pays d’accéder à l’O.N.U., ils visent à l’obliger à se rapprocher de la Chine et à se détacher des Etats-Unis.

 

En Moyen-Orient

En Moyen-Orient, la position britannique est incertaine. Comme nous le faisions remarquer, le Pacte de Bagdad comporte autant de difficultés que d’avantages. On vient d’en avoir la preuve lorsque les Anglais ont tenté d’y adjoindre la Jordanie. Ils ont eu beau dépêcher leur chef d’Etat-Major et faire intervenir la Légion arabe, une véritable révolution a éclaté dans ce pays dont on n’attendait pas une réaction aussi brutale. Et le poison du conflit avec Israël rend tout effort de stabilisation impossible dans ces régions.

 

L’Aide à l’Étranger aux Etats-Unis

Les Américains ont réagi au défi soviétique en augmentant l’aide à l’étranger, augmentation d’ailleurs plus comptable que concrète, mais spectaculaire par le chiffre : près de deux mille de nos milliards, tant pour l’aide militaire qu’économique.

Le calcul du « brain trust » est le suivant. Puisqu’il n’est pas possible d’arrêter la guerre froide et d’obtenir une détente bien garantie, laissons l’U.R.S.S. s’épuiser dans la double course, celle des armements qui de jour en jour sera plus coûteuse (le prix des engins de guerre monte sans interruption et ils se démodent de plus en plus vite). La course à l’aide économique aux pays sous-développé, si elle est moins coûteuse se poursuivra au détriment de l’équipement de la Russie ; ou bien cette aide sera dérisoire et les bénéficiaires s’en rendront compte, ou bien elle sera substantielle et drainera les ressources limitées d’un pas qui a sur les bras un monde qui s’étend du voisinage du Rhin au milieu de la Corée et du Vietnam.

Dans quelle mesure ce calcul est-il exact ? La Russie vit en économie de guerre et cela peut continuer, peut-être pas indéfiniment. En effet, les peuples ne sont pas toujours taillables et corvéables à merci. Cependant, l’expansion économique de l’U.R.S.S. est certaine. Ils peuvent faire front tant bien que mal.

 

Les Soviets et la Prochaine Conférence Afro-Asiatique

Les visées des Soviets, nous le répétons ici depuis des années, sont orientées vers l’Orient et vers l’Afrique bien plus que vers l’Europe. A leur retour de la tournée en Inde, en Birmanie et en Afghanistan, Boulganine et Krouchtchev ont organisé une réception monstre à Tachkent, et rassemblé sur ordre pour les acclamer les chefs de leurs trois grandes colonies musulmanes : l’Ouzbékistan, le Kazakhstan, le Turkménistan. Ils ont voulu prouver au monde asiatique l’attachement de ces populations à l’U.R.S.S., et préparer leur propre accès à la prochaine Conférence Afro-Asiatique dont ils s’étaient exclus à Bandung par prudence. L’objectif essentiel de cette tournée spectaculaire en Asie libre est de devenir les leaders d’une coalition des peuples de couleur contre la domination capitaliste. Il est fort possible qu’ils y réussissent, malgré certaines oppositions et beaucoup de méfiance.

 

Le Voyage des Soviétiques à Londres

Reste le voyage à Londres de Krouchtchev et Boulganine. Ils semblent faire tout leur possible pour obliger Eden à le décommander, car l’accueil sera plutôt frais, la grossièreté peu appréciée et les slogans de propagande hors de propos. Eden au contraire tient beaucoup à mettre les Russes sur la sellette, montrant ainsi à la fois son désir d’une détente internationale et sa courtoisie inaltérable sous les injures dignes en tous points d’un « civilized » gentleman.

 

Le Vote en Sarre

Les Sarrois ont voté pour la seconde fois ; on s’attendait à les voir courir tous au secours de la victoire et laisser le pauvre Hoffmann sans partisans. Ils ont au contraire confirmé leur attitude d’octobre ; la minorité pro-européenne demeure d’environ 30 pour cent. Ce résultat doit en principe faciliter le règlement du problème entre Bonn et Paris.

Personne ne conteste plus aujourd’hui le droit des Sarrois de rejoindre l’Allemagne fédérale. On ne conteste guère non plus le droit pour la France de conserver provisoirement quelques avantages économiques ; un brusque déplacement de la frontière douanière nuirait plus à l’industrie sarroise qu’à l’économie française. Néanmoins, à plus ou moins longue échéance la Sarre, pour laquelle nous avons dépensé tant de milliards, ne fera plus partie de notre orbite. On voit à quoi ont servi les discussions théâtrales de M. Mendès-France avec Adenauer en 1954. On voit aussi ce que valent les affirmations solennelles telles que « le rejet du statut européen signifierait le retour au statu-quo ».

Ce qui a le plus nui à la diplomatie française dans le monde, ce sont les proclamations urbi et orbi de nos ministres dont le lendemain les faits se chargeaient de montrer la vanité, sinon la sottise « Nous ne laisserons pas Strasbourg sous les canons allemands », disait Sarraut, un mois avant le putsch d’Hitler en Rhénanie. Si le ridicule ne tue pas – en France on peut même penser qu’il conserve – il nous discrédite au dehors, ce qui est pire.

 

                                                                                                       CRITON