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Le Courrier d’Aix – 1955-12-31 – La Vie Internationale.
L’opinion et la Technique
De tous les problèmes en suspens, c’est le résultat des prochaines élections françaises qui préoccupe le plus l’opinion internationale. D’abord parce que la stabilité de notre politique est un facteur essentiel de celle du Monde libre. A cet égard, l’étranger se montre plutôt optimiste. Les difficultés françaises sont telles qu’elles appellent nécessairement un compromis entre les multiples tendances de la représentation authentiquement nationale ; on se demande, par contre, non sans inquiétude, si l’électorat se retournera du communisme, et dans quelle mesure.
Communisme et Niveau de Vie
En effet, l’axiome de la politique du Monde libre est que le communisme ne peut reculer que si l’on réussit à relever le niveau de vie des peuples qui sont portés vers cette doctrine par la misère. Or depuis cinq ans, le pouvoir d’achat des travailleurs français s’est accru dans une proportion qui est sans exemple dans notre histoire : cinq pour cent en moyenne par année, alors que l’on comptait auparavant une décade pour atteindre le même résultat. Cette progression est d’autre part garantie pour l’avenir par les contrats récemment signés du type « Accord Renault ». Rien cependant n’indique jusqu’ici, que ce développement exceptionnel ait eu une répercussion sensible sur l’opinion de ceux qui en bénéficient. La théorie anglo-saxonne sur laquelle nous avons fréquemment fait des réserves se trouverait donc contredite par les faits. Attendons le verdict du 2 janvier.
D’autres facteurs, de plus, devraient jouer en France en faveur des partis du Centre ; la crise de l’Afrique du Nord qui a réveillé douloureusement la conscience nationale ; le retour à la guerre froide et les déceptions récentes qui ont ruiné les espoirs de détente qu’avait fait naître la première Conférence de Genève ; la stabilité monétaire qui provoque ordinairement un réflexe conservateur. Enfin, les risques évidents que feraient courir à la monnaie la moindre défiance de l’épargne dans un pays où elle est aussi importante que sensible aux entrainements collectifs. C’est en quelque sorte un test de la philosophie démocratique que représente la prochaine consultation.
Les Voyages de Tito
Dans le reste du monde, la fin de l’année constitue comme à l’ordinaire un entracte dans les débats. Les Anglo-Saxons préparent la rencontre Eden-Eisenhower qui ont l’un et l’autre besoin de réviser leur attitude commune, surtout en Moyen-Orient. Seul Tito poursuit ses pèlerinages. Il a rendu visite au Négus, ce qui ne mettait pas en jeu de grands problèmes, mais il est revenu au Caire où il espère jouer un rôle plus sérieux. Il se peut que le Maréchal Tito ait été encouragé par Foster Dulles quand les deux hommes se sont rencontrés en novembre. Il s’agit de résoudre le conflit israélo-égyptien en amorçant une négociation directe entre les parties, ce dont les Anglo-Saxons semblent incapables.
La Situation en Égypte
La popularité de Nasser n’est pas très forte, surtout depuis que le Soudan a proclamé son indépendance et que le slogan de l’unité de la Vallée du Nil est retiré de l’affiche : on regrette Naguib qui, grâce à son origine soudanaise aurait peut-être réussi à maintenir l’union des deux régions en dépit des manœuvres anglaises ; comme tout dictateur, Nasser a besoin de conserver des ennemis et Israël est à portée. Il aurait dû céder à la pression anglo-américaine si l’U.R.S.S. ne l’avait aidé, faisant contre-poids.
L’Égypte n’a pas intérêt à conclure un accord avec Israël, si l’on est persuadé au Caire que les Juifs ne feront pas une guerre préventive. La balance des forces ne peut que jouer progressivement en faveur de l’Alliance arabe que l’attitude récente de la Jordanie a renforcée. La permanence du conflit est aussi fort utile au gouvernement Syrien très menacé de l’intérieur. Les Anglo-Saxons de leur côté avaient un atout : la construction du barrage d’Assouan, impossible sans leur concours. Ils l’ont abandonné devant la menace des Soviétiques de se substituer à eux. Tito aura quelque peine, s’il y songe réellement, à ramener la paix dans la vallée du Jourdain.
La Question de Chypre
La stabilité en Proche-Orient, au moment où les troupes britanniques se préparent à évacuer Suez, permettrait aux Anglais de résoudre le problème le plus gênant de l’heure : la révolte des Chypriotes contre leur domination. Des négociations avec Athènes continuent. Elles n’ont pas encore abouti et le terrorisme redouble dans l’Île. Le gouvernement Grec qui pense aux élections prochaines voudrait obtenir un succès diplomatique d’importance nationale à la veille du scrutin. Il n’est donc pas pressé. Il voudrait également obtenir des Turcs une capitulation morale pour les incidents de Smyrne et d’Istanbul d’octobre. C’est une guerre d’usure qui se poursuit dans le secret des chancelleries.
Le Budget Soviétique
La présentation du budget soviétique et la réunion du Soviet Suprême ne nous apprennent pas grand-chose. Les chiffres produits sont à peu près stables ; la part de l’industrie lourde toujours prioritaire et celle faite aux besoins de la population toujours aussi faible. Le chiffre global du budget est stationnaire, ce qui implique la permanence de la valeur du Rouble.
Si nous maintenons notre évaluation d’environ vingt francs pour un rouble – ce qui est le prix du marché noir – on chiffrerait à onze mille milliards environ de nos francs les possibilités de prélèvement de l’État soviétique, sur le revenu national, ce qui correspond en gros au volume économique de l’U.R.S.S., deux fois et demi le nôtre, ou un peu plus pour une population quintuple, ce qui donne par ce biais une idée approximative du niveau de vie de la population, 50 à 60% du niveau français, correspondant également à l’évaluation moyenne des salaires de l’ordre de 15.000 frs par mois ; encore ces chiffres sont-ils plutôt optimistes, les impôts indirects étant proportionnellement beaucoup plus élevés en U.R.S.S. qu’en Occident, même en France où ils le sont particulièrement.
La Formation des Techniciens
Ce qui a retenu l’attention des observateurs étrangers, c’est la part croissante faite par les Russes à la préparation des techniciens. Les Etats-Unis s’en inquiètent qui n’arrivent pas à « produire » autant d’ingénieurs et de contremaîtres que les Soviets. Le même problème se pose en France avec une acuité plus grande encore. L’industrie moderne a un besoin de cadres tel que leur insuffisance est le principal obstacle à son expansion. L’effort soviétique dans ce domaine est certainement la plus remarquable de leurs réalisations. Il donne matière à beaucoup de réflexions sur l’avenir. Les techniciens américains qui ont parcouru l’U.R.S.S. s’accordent à reconnaître que si dans son ensemble le pays est resté arriéré et contraste violemment avec les îlots d’industrie moderne qu’on leur montre, ceux-ci par contre, rivalisent le plus souvent avec les plus perfectionnés de l’Occident, même américains ; la capacité de concurrence du Monde totalitaire pourrait donc, avec des cadres multipliés, devenir un jour dangereuse pour l’économie à laquelle elle s’oppose. Le choc serait redoutable ; mais n’anticipons pas ; du train où vont les choses, il y a encore un long chemin.
CRITON