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Le Courrier d’Aix – 1956-01-07 – La Vie Internationale.
Crépuscule de quelques Mythes
Les élections françaises ont été suivies avec attention et inquiétude à l’extérieur, et leur résultat n’est pas de nature à alléger les difficultés de notre pays. Les répercussions du verdict électoral ne se feront pas sentir immédiatement, mais la solidarité du Monde libre est, par la force des choses plutôt que par la volonté des hommes, si étroite et si pressante que l’affaiblissement du facteur français est une cause de dépression générale.
Changements et Stabilité
Ce qui impressionne les observateurs les plus sagaces, ce ne sont pas les changements spectaculaires dans la composition de notre Assemblée qui tiennent aux incidences de l’arithmétique électorale, c’est, tout au contraire, la stabilité de l’opinion. En fait, les grands Partis remarque-t-on ont conservé presque exactement le pourcentage de leurs adhérents et si un des extrêmes a changé d’étiquette, il n’a fait que recueillir la succession d’un autre. Quels que soient les problèmes, la clientèle ne change guère ses habitudes ; sa mentalité le porte vers les mêmes couleurs et les nouvelles générations s’alignent sur les précédentes. La mode en politique change les costumes, non les opinions.
Le Débat sur l’Aide à l’Étranger aux Etats-Unis
Ces constatations auront une certaine influence sur le débat qui va s’ouvrir au Congrès américain sur l’aide à l’étranger. Le Président voudrait non seulement l’augmenter mais en établir le programme financier global pour dix ans. Il est peu probable qu’il obtienne satisfaction. Beaucoup de « Congressmen » se demandent en effet, si cette aide est efficace et est de nature à changer quelque chose dans les dispositions des bénéficiaires. En particulier, le mythe dont nous parlions précédemment du recul du communisme par l’augmentation du niveau de vie, qui est à la base de l’assistance américaine est sérieusement ébranlé. Non seulement, dit-on à Washington, les trois milliards de dollars que nous avons fournis, mais encore la hausse considérable du pouvoir d’achat constaté en France depuis cinq ans, n’ont pas enlevé beaucoup de voix au Parti communiste. A quoi bon continuer ? Nous faisons la même expérience en Italie. Elle se répètera ailleurs. On peut même se demander si l’on ne se trouvera pas devant un résultat exactement inverse de l’objet qu’on se propose : l’élévation du niveau de vie éveille des appétits et fait monter les revendications ; les peuples vraiment misérables demeurent dans leur passivité, ceux qui commencent à s’éveiller au bien-être envient les mieux partagés. C’est ce que savait bien Staline qui avait maintenu les hommes soumis à sa domination à un minimum très bas, et avait évité de mettre sous leurs yeux des biens désirables. C’est ce qui inquiète aujourd’hui ses successeurs qui, obligés de desserrer l’étreinte, voient se développer un désir violent de mieux-être qui pourrait dégénérer en malaise sinon en révolte. Car les revendications ne sont pas un monopole du monde capitaliste.
Le Mythe de l’Impasse Atomique
Un second mythe a été mis en question par le camarade Boulganine dans son dernier discours. Sans doute, le développement des engins de guerre nucléaire agit comme frein aux tentations d’agression. S’ils n’empêchent pas des conflits localisés, ils sont de nature à faire réfléchir ceux qui, en recourant à la force, risqueraient de proche en proche d’allumer un incendie planétaire.
Mais cela ne vaut que si la pression des antagonismes n’est pas excessive. Effectivement, dans le conflit actuel arabo-israélien, des considérations de ce genre sont opérantes. En d’autres temps, la guerre aurait eu lieu déjà. Mais si des problèmes vitaux se posaient entre deux puissances dominantes, rien ne peut garantir qu’on ne recourrait pas aux grands moyens. Et il n’y en a aucun pour les en empêcher. Toutes les formules de désarmement proposées n’ont été jusqu’ici que des moyens de propagande. Un conflit d’ordre économique serait plus redoutable que les rivalités d’influence ou d’idéologie. Le mécanisme de l’économie libre est efficace, mais fragile ; le jour où les Soviets auront les moyens de le briser, on ne peut répondre de rien.
Le Mythe de la Démocratie
A l’occasion des élections françaises, on s’est attaché à éprouver un autre mythe, un mythe ancien, un peu tabou mais qui est périodiquement mis en question par des esprits sans préjugés : celui de la démocratie.
Chaque fois que l’on opère des sondages dans l’opinion, aussi bien en France qu’en Amérique, on mesure avec effroi l’abîme d’ignorance où se trouve plongé l’immense majorité de ceux qui ont à se prononcer souverainement sur la voie où doit s’engager la politique nationale. On a pu croire à bon droit que le développement de l’instruction aurait donné aux peuples les moyens d’éclairer leur opinion.
Il n’en est malheureusement rien ; le progrès du savoir a, d’une part poussé les esprits à une spécialisation qui a accaparé tous leurs moyens et pour ce qui est de la chose publique, les a rendus plus perméables aux propagandes, au détriment du bon sens et de l’instinct. Mais surtout, la complexité des problèmes posés par la politique et l’économie des Etats modernes, s’est accrue infiniment plus que le discernement des esprits. Combien d’hommes sur mille sont capables de maîtriser cette complexité ? S’il y en avait un, ce serait déjà beaucoup. Même parmi les responsables – nous en parlons d’expérience – il n’en est guère qui ne présentent de si grandes lacunes qu’il est difficile d’engager avec eux une discussion étendue et solide. L’esprit humain, ses capacités physiques plus encore qu’intellectuelles, sont submergées par ce qu’il serait indispensable de connaître. Si l’on ajoute à cela tous les mensonges que l’intérêt et la passion répandent, on conclura que c’est une pure fiction que de s’en remettre au grand nombre de décider de son avenir.
Ces considérations ne nous sont pas personnelles. Elles éclatent dès que l’on opère des sondages précis et que l’on en tire des statistiques. Ce n’est pas certes un plaidoyer en faveur du césarisme, mais cela explique assez combien les dictatures ont la partie facile en face des démocraties. Toute l’histoire de ces dernières années en est l’illustration et l’on peut être sûr malheureusement que l’avenir proche ne fera qu’accentuer ces faiblesses.
Le Problème Marocain
Si l’actualité proprement dite n’est pas très riche d’événements importants, l’attention se porte néanmoins vers un nouveau problème international, celui du Maroc. Des conversations vont s’engager entre le Sultan et ses Ministres avec la France. Les questions à débattre sont nombreuses, complexes et difficiles. Mais on peut espérer, dans l’atmosphère présente, que l’on y trouvera des solutions à partir du point où les choses en sont venues, bien entendu. Mais lorsqu’il s’agira d’harmoniser ces décisions éventuelles avec les traités internationaux qui régissent l’ancien statut marocain, les difficultés seront d’un autre ordre de grandeur. Il y a l’Espagne ; il y a Tanger et son statut propre, et les intérêts des douze signataires de l’Acte d’Algesiras. Plusieurs de ceux-ci ont disparu de la carte du monde. D’autres les ont remplacés. Il y a la question des bases militaires des Etats-Unis – qui ne sont pas signataires de l’Acte de 1905 – et qui ont reçu de la France l’autorisation de les installer. Enfin également, il y a le régime des capitulations que les Etats-Unis ont conservé. Les diplomates ont du pain sur la planche. Nous n’en reparlerons que trop.
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