Criton – 1956-01-14 – Crise Morale

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Le Courrier d’Aix – 1956-01-14 – La Vie Internationale.

 

Crise Morale

 

Le sentiment d’inquiétude laissé par les élections françaises n’est pas près de se dissiper, disions-nous la semaine passée ; c’est la forme même du gouvernement démocratique qui est en question. Walter Lippmann reprenant la question écrivait hier : « En regardant autour de nous dans le monde, nous voyons que la démocratie est une forme difficile de gouvernement et que son avenir n’est pas encore assuré ». En effet, aux Etats-Unis même où cependant l’exécutif est élu directement par le peuple (il est vrai qu’il n’a le choix qu’entre deux candidats qui lui sont imposés par les partis), le Congrès est amené à usurper la fonction exécutive dès que le Président n’est pas en mesure d’imposer son autorité. On l’a constaté à plusieurs reprises à la fin du mandat Truman et aux débuts d’Eisenhower quand sévît le Maccarthisme.

 

Eisenhower et l’O.T.C.

Un nouvel exemple pourrait bien surgir avant peu, toujours aux Etats-Unis, en cette année d’élections. Le Président propose en effet l’adhésion des Etats-Unis à l’O.T.C., c’est-à-dire à l’organisation de coopération économique qui doit remplacer le G.A.T.T. qui a le même objet. En participant aux travaux et aux accords établis par cet organisme international, le Gouvernement américain se trouvera amené à abaisser les tarifs douaniers, à élargir ou supprimer les contingentements, ce qui va dresser contre lui tous les parlementaires protectionnistes. Or, rien ne serait plus urgent pour les Etats-Unis qui sont en théorie les protagonistes de la liberté commerciale que de se montrer disposés à l’appliquer eux-mêmes. Il y va de leur prestige.

De même, d’âpres critiques largement fondées se sont élevées contre l’arbitraire dans la taxation et la complexité bureaucratique de la douane américaine ; le Président propose une simplification des formalités et une évaluation des droits fondée, non sur le prix auquel les marchandises étrangères sont vendues dans leur pays d’origine, mais sur celui où ils sont offerts aux Etats-Unis. Le Bloc protectionniste, puissant au Congrès, fera obstacle à ces propositions. En année d’élections, le Président sera désarmé et sans doute cèdera.

 

Difficultés Anglaises

La démocratie anglaise est aux prises, elle aussi, avec des difficultés toutes différentes, mais qui rejoignent les précédentes. La situation du Royaume-Uni dans l’ordre économique demeure fondamentalement mauvaise : sans une discipline de tous ses membres, une communauté de plus de 50 millions qui n’en peut nourrir que 25 ne peut espérer maintenir un niveau de vie particulièrement élevé. Les Travaillistes avaient courageusement imposé l’austérité. Malheureusement, leurs méthodes socialisantes avaient non seulement annulé les effets favorables de cette politique mais en avaient rendu inévitable la faillite. Ils ont été renversés par les électeurs. Mais les Conservateurs au pouvoir ne peuvent plus revenir aux méthodes qu’ils ont combattues et qui ont échoué ; ils ont desserré l’étreinte et les réserves d’or et de devises de la Banque d’Angleterre ont à nouveau fondu. Elles sont au plus bas ; la Livre est menacée malgré deux dévaluations. L’économie anglaise subit des contradictions absurdes.

Assis sur un bloc de charbon quasi inépuisable, ils en importent des Etats-Unis et le prix payé en dollars égalant le bénéfice qu’ils retirent de leurs exportations d’automobiles, cela à cause de l’obstination des mineurs à refuser l’aide des travailleurs étrangers. En outre, la course des salaires et des prix se poursuit. Le coût de la vie monte et rattrape le niveau des rémunérations. Malgré les appels au civisme, les organisations ouvrières multiplient les revendications qui mettent en péril l’équilibre économique et la monnaie. Les grèves éclatent ou menacent. Par ailleurs, pour des raisons politiques, le Gouvernement a imposé des restrictions de crédit uniformes, au lieu de favoriser les emprunts productifs et de supprimer les autres.

Si l’on ajoute à cela les échecs de la politique anglaise en Moyen-Orient, après le malencontreux Pacte de Bagdad, on comprend que la position d’Eden soit devenue fragile, au point que sa démission a été demandée et même annoncée. Le Premier ministre va essayer de faire face aux critiques. Son successeur éventuel, Butler ou MacMillan, ne se tirerait pas mieux d’affaire, pas plus que le Travailliste Gaitskell s’il revenait au pouvoir. L’incompréhension des masses les ferait buter sur les mêmes obstacles.

 

Les Prédictions de Kennan

Le célèbre spécialiste américain George Kennan disait l’année dernière que les Soviets avaient trois moyens de s’assurer la domination mondiale ;

1° par la puissance de persuasion ; 2° par la force des armées ; 3° par une sorte d’hypnotisme de nature à faire perdre aux Occidentaux confiance en eux-mêmes.

De la première, l’incapacité des Russes à élever le niveau de vie des masses à l’échelon occidental a fait justice. La seconde est hors de question, pour le moment du moins. La troisième, au contraire, pourrait être en passe de faire son œuvre ; l’impuissance des démocraties à s’imposer une discipline. Hitler déjà, malgré les aspects abjects de sa propagande et ses méfaits, avait exercé en France et ailleurs cette sorte d’hypnotisme.

 

Le Remède

Le remède existe : il serait simple. La fonction exécutive, le Gouvernement devrait être confié à des hommes étrangers à la politique qui auraient fait leurs preuves comme administrateurs publics ou privés ; le Parlement n’aurait qu’un droit de contrôle et de conseil en fonction des intérêts qu’il représente et qui ne s’imposerait à l’exécutif que s’il était appuyé par une large majorité. Il y a un peu de cela dans l’organisation américaine mais trop peu. Sinon, les démocraties iront vers un nouveau 1939 d’un autre genre, moins sanglant peut-être, mais plus décisif.

 

L’Émancipation Africaine

Il ne faut pas se dissimuler que le péril grandit avec une rapidité effrayante ; après l’Asie, c’est l’Afrique qui va échapper au contrôle du Monde libre ; pas seulement l’Afrique arabe dont l’émancipation ne peut plus être limitée, mais l’Afrique noire. Toute l’Afrique occidentale, spécialement le Cameroun, le Togo, le Dahomey, a les yeux fixés sur le Dr. NKrumah, chef du Gouvernement autonome de la Côte d’Or anglaise qui va accéder au statut de dominion en attendant une indépendance complète. Les Anglais ont cédé là avant nous, et l’exemple est contagieux. Ils en sont eux-mêmes les victimes. Hier, ils ont abandonné le Soudan ; le Kenya, malgré la répression sanglante du terrorisme. Mao Mao, échappe au contrôle anglais. Voici en dernière heure que le Nyassaland, malgré les combinaisons du Colonial Office, donne des signes de rébellion. Le communisme n’est pas seul en cause, mais tout désordre lui profite.

 

Les Soviets en Afrique

Voici enfin que les Soviets envoient un ambassadeur de classe, Germanov, en Lybie, que les Anglo-Saxons ont enlevé à l’Italie pour en faire leur base à l’abri d’une indépendance nominale. Mieux encore, les Russes s’introduisent dans le seul pays dit libre de l’Afrique occidentale, le Libéria qui est en fait un fief des Etats-Unis. Ils proposent une aide économique, s’offrent à construire des usines et des barrages défiant les Américains dans leur propre sphère. Ni le Pacte de Bagdad, ni le Plan Marshall n’arrêteront des processus qui ont des mobiles passionnels et raciaux. 1956 est une année lourde de menaces. La balance est en équilibre instable. Qui peut assurer où elle penchera ?

 

                                                                                            CRITON