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Le Courrier d’Aix – 1956-01-21 – La Vie Internationale.
Hier et Aujourd’hui
L’Interview du « Life »
L’interview de M. Foster Dulles au magazine américain « Life » a fourni le grand sujet de commentaires et de controverses de la semaine. En substance, le Secrétaire d’État assure que la menace d’exercer sur la Chine des représailles atomiques au cas où son intervention dépasserait certaines limites, avait sauvé la paix à trois reprises : au moment où les pourparlers d’armistice en Corée risquaient d’être rompus et la guerre de reprendre ; au moment du désastre de Dien-Bien-Phu et enfin quand on craignait une attaque chinoise sur Quemoy et Matsu dans le détroit de Formose. Aussi mauvais historien que maladroit diplomate, a-t-on dit.
Il est certain que ce n’est pas la première fois que les dirigeants de la politique américaine manquent une occasion de se taire. Cependant, il serait impropre de croire que ces déclarations n’avaient pour objet que la propagande électorale, c’est-à-dire de montrer que la diplomatie des Etats-Unis avait su préserver la paix en se montrant ferme. Il n’est pas prouvé d’ailleurs que les Chinois aient été gênés en quoi que ce soit par les menaces de M. Dulles. Ils ont exécuté leur plan et n’avaient vraisemblablement pas l’intention d’aller au-delà ; le succès pour l’heure fut suffisant.
Les déclarations du Secrétaire d’État avaient un double objet : rassurer une fraction de l’opinion qui trouve la politique d’Eisenhower un peu molle et qui se solde en définitive par une série de reculs et aucun avantage concret. Alerter, du même coup, une autre fraction plus large à qui l’euphorie de la prospérité fait oublier les périls de l’heure. La détente de l’été 1955 avait suffi à endormir tous ceux qui ne demandaient qu’à oublier leurs craintes et à conduire leurs affaires en faisant confiance au Président et au bon sens des dirigeants soviétiques. Force leur est de se rendre compte que la situation demeure au fond ce qu’elle n’a cessé d’être depuis dix ans et que le développement de la puissance soviétique rend progressivement plus menaçante ; que cette situation enfin n’est pas susceptible de changer dans l’avenir prévisible.
Polémique autour de Dien-Bien-Phu
Ce sont les Anglais qui se sont montrés irrités des propos de Dulles sur les rôles de Churchill-Eden au moment de Dien-Bien-Phu. Il n’y a que la vérité qui blesse. Il se peut que lorsque les Britanniques refusèrent, le 24 avril 1954, de s’associer aux Etats-Unis et à la France pour sauver l’héroïque garnison – à la suite du dramatique appel de M. Bidault – les diplomates américains aient été soulagés par ce refus et qu’ils l’escomptaient pour éviter eux-mêmes d’intervenir. Les militaires avaient alors mieux compris la valeur de l’enjeu. La chute de Dien-Bien-Phu aura, sans doute, dans l’histoire la même importance que l’occupation militaire de la Rhénanie par Hitler en 1935. Elle a sonné le glas de l’Empire français et peut-être celui de la civilisation occidentale. Ce fut une humiliation et une défaite pour le Monde libre, et ce n’est pas la France qui en porte la responsabilité. Erreur stratégique peut-être, mais qui aurait pu être tenue pour telle en n’importe quel autre point. Ce qu’il fallait éviter, c’était la capitulation d’une armée de l’Occident devant la ruée asiatique. Si M. Dulles croit de bonne foi avoir sauvé la paix à cette heure-là, l’avenir pourrait bien le détromper. Il suffit de lire dans « Le Monde » le récit de Robert Guillain, sur son récent voyage en Chine pour se poser la question.
Le Plan Quinquennal Soviétique
Quand nous parlons d’ « hypnotisme » exercé par la propagande soviétique sur l’esprit occidental, il suffit de lire l’exposé d’un économiste anglais, Peter Wiles, sur la récente publication du Plan quinquennal 1956-1960 par le Kremlin. Lui aussi comme naguère un de nos éminents statisticiens, voit dans le progrès de l’économie soviétique, la promesse d’un prochain succès sur l’économie du Monde libre. Pour la première fois, les Russes publient en chiffres et non plus en pourcentages, les normes de production qu’ils se proposent d’atteindre. Il n’est pas niable que les objectifs de 1960 sont impressionnants, si tant est qu’ils soient atteints, 65% en 5 ans pour l’industrie lourde, c’est-à-dire 13% par an. Cependant, dans cet immense pays, 68 millions de tonnes d’acier sont encore loin de suffire, surtout si l’armement en absorbe une large part. N’importe quel pays libre pourrait suivre le même rythme d’accroissement si besoin était. Mais au point d’équipement où ils sont parvenus, ce serait pur gaspillage. Par contre, dans ce même plan, on notera que la production de véhicules automobiles n’atteindra, s’il est rempli, que 650.000 unités en 1960. A titre de comparaison, la France en a produit 720.000 en 1955, et les Etats-Unis plus de huit millions, et l’U.R.S.S. aura en 1960 227 millions d’habitants !
Or, le niveau d’un peuple se mesure, plus qu’à tout autre indice, au nombre de voitures en circulation. C’est assez dire que le citoyen soviétique ne sera pas encore en mesure de faire dans sa voiture, en 1960, une promenade dominicale. En fait, l’économie soviétique n’est pas au service du peuple qui travaille à l’édifier. C’est une économie de guerre d’une part et une économie de prestige, une économie au service de la politique. Et c’est en cela que les chiffres publiés par Moscou paraissent redoutables. Un immense labeur, sans contre-partie de jouissance, au service d’une machine à dominer l’univers.
La France de 1956
Il est curieux de mettre en parallèle une très pénétrante étude allemande sur la France d’aujourd’hui. A en croire les arguments des partis politiques et des porte-paroles des travailleurs, on devrait s’attendre, en venant en France, à ne rencontrer que misère et injustice. On trouve au contraire un pays à un haut degré de prospérité où il n’y a pas de chômage, où l’industrie et même l’agriculture, sauf en quelques secteurs, travaille à plein. Les Français, dit-il, sont affligés de l’ « Elend complex », le complexe de misère, dirions-nous (Qu’ils fassent un tour à Prague où 99 pour cent de citoyens vont à pied). Les Français croient-ils réellement que leur sort soit aussi pitoyable ? On le penserait à les entendre, leurs porte-paroles du moins. Si cela était – mais l’auteur est sceptique – on ne pourrait plus parler de leur légendaire bon sens.
Il est certain que notre état d’esprit est une énigme pour un observateur de l’extérieur, et cela ne laisse pas d’être inquiétant. Si surprenant que cela puisse nous sembler, les plus perspicaces de nos visiteurs, qui rendent par ailleurs un hommage sincère à nos qualités, s’accordent à constater que le peuple le plus intelligent du monde a l’esprit le plus mal adapté à l’évolution de son temps. Il garde la nostalgie d’un passé qu’il croit possible de faire revivre et qu’il accuse ses dirigeants de l’empêcher de retrouver. Or, les erreurs qui ont été commises depuis dix ans, l’ont été beaucoup plus par la pression de l’opinion que par l’aveuglement des responsables. Un mouvement formidable pousse les peuples de couleur vers l’indépendance. Les Anglais qui, dans leur expansion outre-mer ont été des commerçants plutôt que des colonisateurs, ont cédé à cette pression, faute de moyens pour la contenir ; la contagion de leur exemple n’a pas manqué de nous atteindre.
Il n’y a pas là de raison pour accuser des fautes ou des erreurs politiques, mais de rechercher avec sang-froid dans la concorde, à trouver les moyens d’une adaptation difficile. Il est absurde de dire que c’est là une question de vie ou de mort. S’il en est une, elle n’est pas là. La Hollande a perdu son Empire colonial dans les pires conditions. Nous n’en sommes pas à cet état et n’en serons jamais là, à beaucoup près. Or, les Hollandais ont retrouvé un niveau de vie et de prospérité fort enviable ; leurs finances en particulier sont infiniment meilleures que les nôtres, et leur prestige n’a pas souffert. Ces propos ne sont pas un argument pour s’abandonner, mais pour ne pas désespérer.
CRITON