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Le Courrier d’Aix – 1956-01-28 – La Vie Internationale.
Les Profits du Neutralisme
Depuis 1945, on n’avait jamais enregistré un changement aussi rapide et aussi profond dans l’état d’esprit du Monde occidental. L’été dernier, c’était l’euphorie de la détente, le sommet de la popularité d’Eisenhower, le record de la prospérité économique. Les démocraties conscientes de leur progrès vers l’élévation de leur niveau de vie, avaient repris confiance en elles-mêmes. Le visage de la politique soviétique, l’humiliant voyage à Belgrade des dirigeants, les mauvais résultats de leur politique agricole avaient en apparence enlevé aux Russes l’initiative conservée depuis dix ans ; le prestige du communisme était au plus bas. La libération de l’Autriche avait marqué le commencement du reflux. La guerre froide était, croyait-on, terminée.
La Nouvelle Phase de la Guerre Froide
L’illusion fut courte ; les meilleurs observateurs ne la partageaient d’ailleurs pas. L’esprit de Genève dura juste le temps, pour les Soviets, de retrouver un crédit et une audience que dix ans d’obstruction leur avaient fait perdre. Sitôt reconnus comme des partenaires susceptibles d’être écoutés, avec lesquels on pouvait espérer s’entendre, Boulganine et Krouchtchev lançaient leur grande offensive économique ; touchés dans ce qu’ils croyaient être leur monopole, les Occidentaux se mirent à chercher les moyens de faire face. L’on s’aperçut que le communisme, loin de reculer devant la prospérité, s’infiltrait plus aisément à l’abri de ce masque débonnaire.
En même temps, apparaissent en Occident les premiers signes d’un ralentissement du boom économique dont la rapidité avait été excessive. Simultanément, les producteurs anglais et américains d’automobiles ralentissaient la production. Les pronostics optimistes des économistes se faisaient plus prudents. Eisenhower dans son message d’hier déclare que l’inflation dont on venait de combattre la menace n’était plus à craindre et l’on est prêt à remettre en exercice les méthodes propres à enrayer une dépression.
Entre temps, sur le plan international et intérieur, les difficultés se multiplient. Crise aigüe en Proche et Moyen-Orient, aggravation du drame de l’Afrique du Nord, aggravation aussi de la balance anglaise des paiements et perte profonde de prestige du gouvernement Eden ; là-dessus, les élections françaises qui ont provoqué dans le Monde libre un cruel examen de conscience.
Le Problème de la Démocratie
Aujourd’hui, comme par contagion, la discussion que nous avions esquissée le 7 janvier, sur l’aptitude de la démocratie à affronter les graves problèmes du monde moderne, est reprise de tous les côtés. On met en question les possibilités de cette forme difficile de gouvernement de résister à la pression du collectivisme totalitaire et cela même en Angleterre, berceau du système. Eden dans son dernier discours a parlé en termes à peine voilés de la menace que fait courir au régime de liberté, l’indiscipline et l’incompréhension des masses. En Amérique, on juge sévèrement les empiètements du Législatif sur l’Exécutif et plus encore les attaques des politiciens et des militaires contre les desseins des responsables. Partout, on sent que l’heure est venue de restaurer l’autorité sinon, le chemin de Prague est ouvert aux uns, la route de Varsovie aux autres, c’est-à-dire la capitulation par la persuasion ou la défaite.
Les Profits du Maréchal Tito
Il est assez curieux qu’un fait, en apparence secondaire mais d’une portée exemplaire, ait complètement échappé aux commentateurs, par distractions ou ignorance, ou peut-être à dessein, nous l’ignorons. La chose n’en est pas moins étrange. A trois jours d’intervalle, le maréchal Tito signait deux accords de nature économique, l’un avec les U.S.A., l’autre avec l’U.R.S.S.
De part et d’autre, il s’agit d’un prêt de l’ordre de 100 millions de dollars, ce qui est peu pour l’Amérique, considérable pour la Russie. Les Etats-Unis cèdent à Tito des denrées agricoles et du coton de leurs surplus, payables en monnaie locale. Parmi les denrées figurent 40.000 tonnes de lard ; quand on songe que la Yougoslavie tirait autrefois le plus clair de ses ressources d’exportation de la vente aux Anglais du bacon pour leur breakfast, cela en dit long sur les résultats de l’agriculture collectiviste.
Mais l’intérêt n’est pas là. Les Russes eux font jeu égal : ils prêtent à Tito, leur ennemi d’hier, 65 millions de dollars au taux réduit de 2 pour cent sur dix ans pour construire, avec l’aide de techniciens soviétiques, des usines d’électricité et de produits chimiques, et le solde – ce qui est sans exemple de leur part – en devises fortes dont ils sont si peu munis eux-mêmes. De quel prix Tito a-t-il payé ce bienfait substantiel ?
En discours et manœuvres diplomatiques. On se souvient que Kardelj, son Ministre avait été à Londres avant le voyage du Maréchal en Éthiopie et en Égypte. Les Anglais comptaient sur Tito pour persuader Nasser de se prêter à une détente avec Israël et renoncer à rechercher l’appui des Soviets. Or, les Anglais qui paraissaient avoir reçu de bonnes paroles ont été cruellement déçus. A la suite d’un discours particulièrement violent de Tito contre le Pacte de Bagdad, Londres a protesté officiellement à Belgrade, mais en vain. Un discours vaut bien les cent millions de dollars des Russes.
L’Objectif des Soviets
Mais n’allons pas croire que Moscou a fait un marché de dupes ; leur but est double : montrer aux pays tentés par le neutralisme que cette politique paye. Soyez neutres et l’on vous courtisera ; vous toucherez des deux côtés et vous aurez beau jeu à faire monter les enchères. Voyez Tito : cent millions à gauche, cent à droite. Quelle aubaine et quel gain de prestige par surcroit !
Le Neutralisme en Grèce
Mais ce n’est pas tout : la nation que visent les Soviets, c’est la Grèce. C’est à elle que s’adresse cet exemple alléchant. Les Grecs vont voter le 19 février ; irrités par la sanglante affaire de Chypre et les conflits sanglants aussi avec les Turcs à Istanbul et à Smyrne, les Grecs vont avoir à se prononcer entre la neutralité et l’Alliance Atlantique. Les incidents de Chypre et les querelles gréco-turques ont été d’ailleurs attisées et soutenues par les communistes locaux. Qui mieux est, Tito a pris l’initiative de convoquer en mars, c’est-à-dire après les élections grecques, une conférence du Pacte balkanique que l’on croyait mort – pacte qui, comme on sait, réunit Yougoslavie, Grèce et Turquie – la participation de cette dernière est bien problématique. L’occasion serait alors offerte à Tito de nouer un pacte à deux qui mettrait Grèce et Yougoslavie dans le camp des Neutres.
La position des Anglo-Saxons dans la Méditerranée orientale serait alors menacée et précaire. Moscou marquerait un point d’importance stratégique capitale ; Londres et Washington ont vu le danger. Ce sera un des principaux sujets de discussion lors de la prochaine rencontre Eden-Eisenhower. Les Ministres grecs actuellement au pouvoir voudraient maintenir leur pays dans l’Alliance occidentale. Les Etats-Unis ont fourni les garanties nécessaires. Ils voudraient gagner la partie en réussissant à obtenir, à la veille des élections, la promesse du rattachement de Chypre à la Grèce. Les Anglais sont-ils décidés à faire ce sacrifice malgré les dangers qui se précisent en Jordanie ? C’est ce que nous ne tarderons pas à savoir. Et ce sacrifice suffira-t-il à gagner la partie électorale à Athènes ? Du mystère des urnes sortent souvent de rudes déceptions.
CRITON