Criton – 1956-02-04 – L’Homme Malade

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Le Courrier d’Aix – 1956-02-04 – La Vie Internationale.

 

L’Homme Malade

 

Deux ordres de faits retiennent l’attention : ceux qui occupent le devant de la scène, l’échange de lettres Eisenhower-Boulganine et les entretiens anglo-américains à Washington, qui n’ont pas grande portée ; et ceux qui en ont beaucoup et dont on parle moins, la crise financière anglaise et le développement de l’offensive économique soviétique. Les gros titres dissimulent souvent les vrais problèmes.

 

La Crise Financière Anglaise

La gravité du déficit du commerce extérieur anglais a été soulignée d’une façon particulière – fait exceptionnel – dans le message même sur l’État de l’Union du président Eisenhower. Il s’en déclare préoccupé ; il y a de quoi. En 1955, le déficit a atteint 864 millions de livres alors que les réserves sont tombées à 2.120 millions de dollars en baisse de 540 millions si l’on tient compte du niveau des prix ce pourcentage est le plus bas connu. Si les choses allaient de ce train pendant trois ans, l’Angleterre ferait banqueroute. Si d’autre part on calcule que la devise anglaise sert au financement de près de la moitié du commerce mondial, on conçoit qu’avec un gage aussi faible une fuite devant la Livre demeure à chaque instant possible, ce qui précipiterait la catastrophe.

 

La Malaisie

Il y a plus : le sort de la solvabilité anglaise est entre les mains de deux personnages qui n’occupent guère de place sur la scène mondiale : le prince Abdul Raman, Président du Conseil de Malaisie et le Sheik de Kuwait. Expliquons-nous.

En proclamant en 1943 leur volonté d’accéder aux aspirations à l’indépendance des pays de l’Empire, les Anglais ne pensaient pas que la Malaisie était si près de la revendiquer. Le prince Abdul Rahman est actuellement « l’interlocuteur valable », et si pour diverses raisons il ne se montre pas agressif, il n’en cherche pas moins à relâcher les liens qui unissent la Malaisie à l’Angleterre. Il n’est pas question pour le moment que ce pays se sépare du Commonwealth, mais grâce à ses richesses, le caoutchouc et l’étain, il contribue, à raison de 15 pour cent à alimenter en dollars la zone Sterling. La Malaisie aurait dans les échanges mondiaux une situation particulièrement forte si elle disposait pour son développement et à son seul profit, des quelques quatre cent millions de dollars que ses exportations représentent. On voit ce qu’une telle perte représenterait pour Londres dans l’état actuel.

 

Kuwait

On sait, d’autre part, qu’après la crise fameuse des pétroles d’Iran, l’Angleterre faillit perdre avec la raffinerie d’Abadan son approvisionnement en pétrole et les 500 millions de livres investis là-bas. Par chance, cette perte fut atténuée par la chute de Mossadegh et des accords intervenus par la suite avec la Perse, mais elle fut surtout rapidement compensée par le développement inespéré des richesses pétrolières du petit état désertique de l’autre côté du Golfe Persique, Kuwait, et dans une moindre mesure par les progrès de la production en Irak.

L’Angleterre s’est trouvée de ce fait débarrassée d’une menace grave, mais à une condition, c’est que les redevances énormes payées au Sheik du Kuwait soient conservées par celui-ci en livres et réinvesties à Londres. Il s’agit de quelques 250 millions de livres par an. La nécessité d’avoir là comme à Bagdad un gouvernement ami et fidèle est un problème capital pour l’Angleterre. C’est ce qui explique les efforts de Sir Anthony Eden pour barrer la route aux Soviets dans cette partie du monde et l’appui qu’il est allé chercher à Washington pour associer les Etats-Unis à la défense du Pacte de Bagdad.

 

Après la France, l’Angleterre

Nous disions récemment qu’après avoir pendant près de deux ans concentré ses efforts sur la France pour amener notre pays de déception en déception – Indochine, Afrique du Nord, Sarre – à se détacher de l’Alliance Atlantique et suivre le chemin du neutralisme, les Soviets déplacent leurs batteries vers Londres, l’autre point faible du Monde libre. Ils n’ont aucune chance de séparer vraiment les pays anglo-saxons, mais ils pensent arriver à mettre l’Angleterre en position de vassal en face des Etats-Unis, la réduire à solliciter de façon permanente le secours financier et le secours politique de Washington.

En sommes-nous déjà là ? On n’oserait ni l’affirmer, ni le nier. Malgré les efforts de Churchill pour maintenir le prestige britannique, le monde n’a confiance dans la monnaie anglaise que parce qu’il est convaincu que les Américains ne la laisseront pas tomber. Effectivement, si Eisenhower sollicite sa réélection et l’obtient, une nouvelle injection de dollars sera nécessaire pour sauver une situation qui ne peut être redressée sans cela.

 

Civisme et Revendications

Le paradoxe le plus curieux et le plus inquiétant de la situation de l’Angleterre est celui-ci : ce peuple si justement vanté pour son civisme, pour sa ponctualité à s’acquitter des plus lourds impôts du monde  – 90.000 francs par tête d’habitant – pour supporter avec sang-froid et patience les plus rudes épreuves, se montre aujourd’hui incapable de discipline dans de mesquines questions de salaires. Pour l’année 1955, malgré le déficit extérieur, malgré le péril aveuglant que peut faire courir aux exportations anglaises l’élévation des prix de revient industriel, les travailleurs ont exigé à coups de grèves et obtenu 400 millions de rémunérations supplémentaires. Les revendications pour 1956 se montent à plus de 500 millions. Malgré les conseils de modération des grands syndicats, les petits comités ne veulent rien entendre. Il leur faut conserver et même améliorer leur niveau de vie déjà trop élevé par rapport au revenu national. Si l’on ajoute à cela que la prospérité des affaires – autre paradoxe de la situation – et le développement de la production ont créé une situation de suremploi, (il y a deux offres d’emploi pour une demande), les travailleurs ont beau jeu pour appuyer leurs revendications. Seule la réapparition du chômage déjà signalée dans l’industrie automobile pourra améliorer la situation, phénomène regrettable à tous égards et gros de menace pour l’équilibre social et politique.

 

L’Offensive Économique des Soviets

Il ne nous reste guère de place pour suivre l’offensive économique des Soviets. Chaque jour apporte un fait nouveau, marque une nouvelle initiative sur un point du globe où Moscou n’avait pas encore présenté d’offre d’aide.

Hier au Mexique, les Russes proposaient du papier d’imprimerie ; on dit que pour le barrage d’Assouan ils fourniraient à l’Égypte, outre les techniciens, 300 millions de dollars remboursables en cinquante ans. Enfin – et surtout – l’ami Tito a reçu pour ses excellents services un cadeau supplémentaire : le matériel, et bien entendu les techniciens, pour doter la Yougoslavie d’une industrie nucléaire si Tito veut s’offrir une bombe atomique. Nous n’avons jamais compris la confiance et la crédulité des plus célèbres hommes d’État occidentaux, à l’égard de ce personnage qui les a tous – même les Russes – exploités et bernés avec une maîtrise qui n’a d’égale que la médiocrité de ses interlocuteurs.

Nous n’avons cessé de montrer ici, depuis des années, les ficelles d’un jeu habile mais qu’un peu de pénétration pouvait aisément déjouer. Aux maux dont souffre la démocratie, il convient d’en ajouter un dont elle n’est pas responsable et dont elle a hérité intégralement : les petits calculs et le goût des combinaisons savantes des diplomates professionnels qui se croient toujours au Congrès de Vienne.

 

                                                                                            CRITON