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Le Courrier d’Aix – 1956-02-11 – La Vie Internationale.
L’Appât
La grande offensive économique et diplomatique des Soviets se poursuit à une allure accélérée. Elle a, comme les précédentes, pour objet de conserver l’initiative et de ne pas laisser aux Occidentaux le loisir d’y faire face et encore moins de reprendre l’initiative.
Les Lettres de Boulganine
Les deux lettres de Boulganine à Eisenhower, si elles paraissent assez vaines à l’opinion atlantique, ne manquent pas d’habileté, car elles s’adressent en réalité à ceux qui sont déjà ou sont susceptibles de devenir des neutres.
Si les Etats-Unis rejettent cette offre d’amitié, la propagande se servira de ce refus pour dénoncer leurs intentions agressives. S’ils l’acceptent, le monde en retiendra l’impression que la Russie et l’Amérique sont en voie de s’entendre entre elles pour partager la planète en deux zones d’influence et cela découragera tous ceux qui attendent de l’autre côté du rideau de fer une libération problématique.
L’Offensive Économique
Mais plus que ces manœuvres, c’est l’offensive économique qui peut avoir des conséquences redoutables. La tactique, comme nous l’avons déjà exposée est simple. Moscou dit aux pays sous-développés : rejoignez le camp des états neutres et vous serez comblés des deux côtés ; nous vous offrons une assistance financière et technique désintéressée pourvu que vous n’adhériez plus aux pactes adverses, cela ne vous empêchera pas, bien au contraire de recevoir des Anglo-Saxons une aide correspondante ; nous n’attachons à nos offres aucune condition politique, alors que les autres n’entendent vous aider que si vous êtes les alliés fidèles de leur bloc militaire. C’est à peu près dans ces termes que les Soviets dans leur dernière note s’adressent au Pakistan. Elle dit que ce pays a tout intérêt à rompre le Pacte de Bagdad et suivre l’exemple de l’Inde, de l’Afghanistan et de la Yougoslavie qui bénéficient déjà de la surenchère, et de l’Égypte qui en profitera si elle se libère tout à fait de la tutelle occidentale.
Les Illusions Américaines
Les Américains s’imaginent que les Soviets n’ont pas les moyens de cette politique ; sans doute, s’il fallait qu’ils exécutent toutes leurs promesses, ils ne pourraient pas les tenir. Cela d’ailleurs ne les gênerait pas outre mesure, Moscou ne s’est jamais trouvé déshonoré de ne pas observer ses engagements. Ce sont là des préjugés bourgeois.
Les Russes ont fait miroiter aux industriels suédois et anglais des contrats commerciaux qui devaient tripler du jour au lendemain les échanges ; les Chinois en ont fait autant un peu partout ; les contrats n’ont jamais été réalisés ou n’ont été exécutés que pour une faible part ; peu importe, cela n’empêchera pas de recommencer à l’occasion. De plus, il y a une large part de ces projets d’assistance, comme les 300 millions de dollars destinés à la réalisation du barrage d’Assouan, dont les Russes savent bien qu’ils n’ont aucune chance d’être acceptés. Il en va de même des offres au Pakistan ; ni ce pays ni l’Égypte ne lâcheront la proie pour l’ombre. Pour ceux qui ont été effectivement conclus, ou ils sont de modestes proportions comme en Afghanistan et en Indonésie, ou bien ils sont importants comme pour la Yougoslavie, mais à terme échelonné, ce qui permettra de se dérober à la longue si l’affaire a perdu son objet politique. Il s’agit comme toujours de dresser une vitrine pour attirer les chalands. On verra plus tard s’il convient d’exécuter le marché.
Sa Véritable Portée
On pourrait prendre à la légère ce genre d’initiatives si l’on méconnaissait la portée qu’elle a sur les pays encore dépendants. Si l’on y réfléchit, c’est encore la France qui est particulièrement visée dans cette affaire qui en apparence ne la concerne pas.
Il n’y a qu’à lire pour s’en convaincre les dernières déclarations de Bourguiba, le maître du Néo Destour Tunisien. Il ne cache pas que si ses intentions sont bien de maintenir avec la France des liens d’étroite collaboration, il attend de l’indépendance de son pays la possibilité de bénéficier de l’aide extérieure pour construire en Tunisie un état moderne. L’Istiqlal au Maroc pense de même ; l’aide financière et technique de la France est très appréciable, mais elle est limitée aux possibilités d’un pays appauvri et débordé par ses obligations. L’indépendance permettra de frapper à la caisse des riches qui s’empresseront de rivaliser pour aider l’Afrique du Nord. Il n’y aurait rien de surprenant à ce que d’ici peu les Soviets étendent leurs offres de services à Tunis et à Rabat. Ils ne risquent pas grand-chose.
Cette idée de pouvoir cumuler l’aide russe et américaine avec celle de la France, ou de l’Angleterre s’il s’agit des possessions de celles-ci entre pour beaucoup dans les calculs de tous les nationalismes qui grandissent en Afrique arabe ou noire : l’indépendance n’est pas seulement une satisfaction morale, ni même la possibilité de satisfaire des ambitions, c’est aussi, sinon surtout, la possibilité de recevoir des dollars ou bien des biens de provenance soviétique. Si les Russes ont fait de gros sacrifices pour amorcer les neutres avec des appâts, c’est qu’ils voient tout le profit qu’ils doivent en tirer : s’infiltrer politiquement dans ces pays qui leur étaient fermés.
Un Article de Walter Lippmann
Dans un récent article, W. Lippmann fait quelques remarques sur cette politique d’assistance économique soviétique. Il constate, comme nous l’avions fait, qu’elle met les Américains dans un embarras extrême, et surtout qu’ils n’étaient nullement préparés à y répondre. Il fait observer de plus que ces pays sous-développés, comme l’Inde ou l’Indonésie ne peuvent suivre la méthode américaine pour développer leur économie ; il n’y a pas chez eux de capital privé pour entreprendre une industrialisation. Ce sont donc les Gouvernements qui doivent s’en charger et dans ce cas, ils sont obligés de suivre la méthode soviétique, c’est-à-dire le travail et l’épargne forcés, la règlementation étatique rigoureuse, une pression formidable sur les masses pour bâtir une économie industrielle à partir d’une économie rurale primitive, en fait, un socialisme dictatorial et plus ou moins totalitaire ; c’est déjà ce qui se dessine en Inde et d’une façon confuse en Indonésie.
Comment intervenir ?
Pour éviter ce processus, il faudrait que soit fournie et acceptée une aide extérieure, un apport de capital étranger absolument désintéressé, c’est-à-dire émanant non d’entreprises privées qui cherchent obligatoirement le profit mais d’États qui peuvent s’en passer. Un vaste plan Marshall qui couvrirait l’Asie et peut-être l’Afrique. La tâche – ajoutons-nous – est telle, qu’elle dépasse sans doute les possibilités des Etats-Unis et même de l’Occident tout entier. De plus, en démocratie le contribuable n’y consentirait pas ; quelle résistance l’aide à l’étranger n’a-t-elle pas rencontrée au Congrès et pour des sommes relativement modestes, de l’ordre de six pour cent du budget fédérale.
A certains signes, on devine que l’Inde, l’Indonésie, la Birmanie hésitent à suivre les méthodes du communisme parce qu’en les employant systématiquement, ils pressentent que leur régime social suivra l’exemple et qu’ils seront entraînés contre leur volonté et leur intérêt à devenir des démocraties populaires avec ce que cela comporte de servitude. Pour les sauver, on sait ce qu’il faudrait faire. Le programme, nous l’avons exposé ici même point par point. Mais quelle autorité, quel courage, quelle continuité surtout, il faudrait pour l’appliquer ! Une démocratie est-elle capable de l’entreprendre et de la soutenir ? Nous en doutons fort, et nous ne sommes pas les seuls.
CRITON