Criton – 1956-02-18 – Aspects du Dynamisme Politique

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Le Courrier d’Aix – 1956-02-18 – La Vie Internationale.

 

Aspects du Dynamisme Politique

 

Le dynamisme de la politique soviétique ne se dément pas ; c’est presque quotidiennement qu’une note fuse ou que frappe une révélation surprise, comme la réapparition des deux espions anglais du Foreign-Office, Burgess et Mac Lean. On reconnaît la manière de Krouchtchev. Molotov nous avait accoutumé à des manœuvres plus méditées.

 

Le Discours de Krouchtchev

Il y a beaucoup à retenir du discours fleuve que Krouchtchev a déversé sur le Congrès de Moscou ; d’abord son amabilité envers Tito malgré l’accueil plutôt frais de la première entrevue de Belgrade. Bien que le Yougoslave demeure réservé, il n’a pas envoyé de délégation à Moscou – il a reçu trop de cadeaux pour n’être pas attaché en quelque mesure au plan universel du Kremlin, ce qui ne l’empêchera pas de venir à Paris bientôt. Mais il est surtout dans l’intention de Krouchtchev d’éblouir le monde par les progrès techniques de l’U.R.S.S. et ses moyens d’intervenir simultanément sur les plans économiques et politiques.

La Russie fait état des progrès présents et futurs du système socialiste. Comme nous le disions la semaine passée, ces progrès sont inévitables dans les pays sous-développés qui n’ont d’autre moyen de s’industrialiser que par les investissements de l’État, s’ils persistent d’abord à faire passer pour des raisons de prestige cette industrialisation avant tout, et s’ils limitent l’apport de capital étranger par une méfiance instinctive d’un nouveau colonialisme en souvenir de l’ancien.

 

Le Capital Étranger et la Liberté Intérieure

Ce n’est d’ailleurs pas que dans les pays sous-développés, récemment affranchis de la tutelle de l’Occident, comme l’Inde, que cette défiance se révèle. On interrogerait là-dessus au hasard beaucoup de Français, hommes d’affaires, industriels, ou simples travailleurs ; on s’entendrait répondre que tout apport de capital étranger est une menace contre l’indépendance et la souveraineté nationale. On l’accepte par nécessité, mais avec répugnance et inquiétude. Il n’y a pas en réalité de préjugé plus mal fondé à l’heure actuelle bien entendu.

Y a-t-il en effet un pays dont la politique intérieure et extérieure soit plus libre que celle du Canada ? Or 80 pour cent des capitaux qui font progresser ce pays à pas de géant sont étrangers et qui plus est, la grande majorité vient du puissant voisin, les Etats-Unis. Ne voit-on pas la Belgique dont l’économie est prospère et les capitaux propres abondants, faire publiquement appel aux apports étrangers. Evidemment, dira-t-on, le Canada et la Belgique ne sont pas l’Arabie Séoudite. Ces états ont une structure et une civilisation qui les met à l’abri d’une dictature financière extérieure. Mais il y a d’autres exemples ; l’Afrique du Sud dont l’industrie aurifère a été presque totalement constituée par des apports étrangers, et même certains pays africains comme l’Éthiopie et même la Côte de l’Or, dont l’indépendance s’est développée non seulement malgré l’apport de capitaux extérieurs, mais même grâce à eux.

 

Les Diverses Voies du Progrès

Il y aurait – mais on n’en entend guère parler – une autre réponse à faire à Krouchtchev. L’exemple de la Russie montre quels sacrifices sont imposés à la population d’un pays quand la priorité absolue est donnée pour des fins politiques à l’industrie lourde, en négligeant le reste : marasme de l’agriculture qui ne suit pas ; pénurie des biens de consommation.

Il faudrait convaincre les pays sous-développés de ne pas suivre cet exemple. Sans négliger l’industrialisation, il faudrait qu’elle accompagne sans le précéder le développement des ressources individuelles surtout agricoles et l’élévation du niveau de vie qui provient d’une alimentation meilleure et d’une augmentation des biens consommables élémentaires qui font défaut aux masses des pays arriérés. La F.A.O., organisation pour le développement agricole et alimentaire de l’O.N.U., a fait d’excellent travail, mais la tâche est gigantesque et devrait être entreprise avec des moyens considérables par les démocraties occidentales. Si elle était comprise par les bénéficiaires et menée comme il convient, ce serait la meilleure réponse aux tentatives de pénétration soviétique.

 

Le Réarmement Allemand et l’Entretien des Troupes Étrangères

Un sujet tout différent ne manque pas d’intérêt : le réarmement de l’Allemagne occidentale commence et le Gouvernement de Bonn a fait savoir aux trois puissances autrefois occupantes qu’il cesserait à partir de cette année de payer les frais d’entretien des troupes étrangères stationnées en Allemagne. La fin de ces prestations était d’ailleurs prévue dans les accords signés au moment où l’Allemagne de Bonn a été admise à l’O.T.A.N., c’est-à-dire après l’échec de la C.E.D. et la constitution de l’U.E.O. prévue, disions-nous, mais de façon si vague et ambigüe que les Anglais contestent au Gouvernement de Bonn le droit de se délier de ses engagements avant que les sommes prévues pour son budget militaire ne soient complètement utilisées.

Français et Américains n’ont encore rien dit officiellement, mais les Anglais qui, devant leurs difficultés présentes veulent alléger leurs propres dépenses militaires, entendent prendre prétexte de la carence allemande pour restreindre, sinon supprimer les effectifs stationnés en Allemagne ; les fameuses quatre divisions qu’Eden avait solennellement promis de maintenir en Europe continentale. Grand événement historique que M. Mendès-France alors Premier ministre avait célébré comme un triomphe personnel. L’affaire avait eu, on s’en souvient, un grand retentissement dans le monde ; beaucoup moins en Angleterre d’ailleurs, et pour cause.

Nous avons eu la curiosité de nous reporter à notre article du 16 octobre 1954, nous disions ceci :

« Une construction européenne fondée seulement sur une coalition militaire n’est qu’une mesure opportune qui ne construit rien et n’engage pas l’avenir. On dit que les Anglais se sont liés pour un demi-siècle au continent, mais au premier tournant les données du problème auront obligé les partenaires à reconsidérer leurs accords ».

Le premier tournant n’était pas loin : nous y sommes.

Pauvre M. Mendès-France : l’U.E.O. (qui s’en souvient encore ?), le statut de la Sarre, l’Indochine, la Tunisie, en six mois, tout avait été réglé ! Ne l’accablons pas. Mais l’histoire nous inflige des leçons de modestie. Les politiciens ne les entendent pas souvent et les peuples oublient si vite ! Il n’est pas modeste de se citer soi-même et nous nous en excusons, mais il y a des cas où c’est presque un devoir de mettre les présomptueux, comme l’on dit, le nez dans leurs erreurs.

 

L’Euratom

La relance européenne cherche à prendre corps. M. Spaak a réuni à Bruxelles les Ministres de l’Europe des Six pour trouver une formule de coopération en matière d’énergie atomique. On bute déjà sur les mêmes différends : autorité supranationale ou association d’États souverains. On se heurte également à de gros intérêts, car le développement de l’énergie atomique mettra en œuvre des activités aussi diverses qu’étendues. On sent aussi des réserves, des réserves d’ordre purement politiques de pays comme l’Allemagne, qui ne veulent pas se lier les mains. Les progrès des délibérations sont jusqu’ici assez minces. Nous étudierons la question en détail plus tard car elle est d’importance.

 

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