Criton – 1956-02-25 – Le Congrès de Moscou

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Le Courrier d’Aix – 1956-02-25 – La Vie Internationale.

 

Le Congrès de Moscou

 

Il ne serait pas exact de dire que le Congrès du Parti Communiste de Moscou qui s’achève apporte des éléments nouveaux. Il ne fait que préciser des tendances déjà révélées par les précédents discours de Krouchtchev. Toutefois, il permet d’analyser en profondeur le nouveau plan d’action du communisme international.

 

La Fin du Stalinisme

C’est Mikoyan qui a été chargé de sonner le coup de grâce au culte de Staline. Bien qu’il ait laissé au peuple russe un souvenir plutôt cruel et que sa mort ait été accueillie en U.R.S.S. avec soulagement, l’ombre du grand homme vainqueur du nazisme pesait sur les nouveaux maîtres. Ceux-ci ont voulu achever de discréditer une idole, condamner ses méthodes, annoncer que l’ère qui a commencé en 1953 promettait un meilleur avenir ; en 1960, on verra enfin ce qu’on a vainement attendu depuis près de quarante ans : l’adoucissement du travail, la sécurité personnelle, un niveau de vie enfin relevé. Retenons en passant cet aveu de Kaganovitch : « depuis 1932, le barème des salaires n’a guère été modifié », on le révisera plus tard ; les promesses ne coûtent rien. Le peuple russe est fataliste, il a un mot qui lui permet d’atteindre le bonheur futur « Boudiet = cela viendra ».

 

La Coexistence Pacifique

La répudiation de l’infaillibilité stalinienne est surtout destinée à la consommation intérieure. Elle l’est aussi pour la consommation extérieure : la coexistence souvent proclamée d’ailleurs par Staline lui-même ne sera plus une affirmation verbale. Elle se réalisera si les adversaires de l’U.R.S.S. se conforment à ses principes. Qui en jugera ? Le Soviet Suprême bien entendu.

 

La Révolution n’est plus Nécessaire

Mais voici l’essentiel : ce qui est aboli, c’est le dogme de la révolution violente comme celle de 1917 tenue pour indispensable pour substituer le collectivisme au capitalisme, la dictature du prolétariat à celle des ploutocrates. Cela n’est plus nécessaire : le socialisme est en marche partout. Il suffit de l’aider à triompher sans lui imposer les méthodes soviétiques de bouleversement social. Chaque pays doit évoluer vers le même but par ses voies propres, suivant son caractère et ses structures économiques. C’est ce qui s’est passé en Yougoslavie. Staline a eu tort de condamner Tito. Celui-ci est simplement arrivé au communisme par d’autres voies. Chaque pays à son tour en devra faire autant tôt ou tard. Voilà le réformisme, l’hérésie suprême pour les bolcheviks, remis en honneur.

En termes concrets, cela veut dire que les partis communistes devront s’allier aux socialistes et les pousser sans violence à créer une société nouvelle analogue, mais non identique, à celle de l’U.R.S.S. Cette tactique dit de Front Populaire est avant tout valable pour l’Europe. En Asie, et en particulier en Chine, on sait, au contraire, que le régime de Mao calque strictement celui de Staline ; peut-être en serait-il différemment en Inde ou en Indonésie. Mais en Europe, certainement : la révolution fait peur à des peuples qui craignent pour leur bien-être. Il leur faut un changement progressif et sans douleur qui demande du temps, Français et Italiens compris. Ce changement de la dogmatique bolchévique aura des répercussions tactiques considérables. Pour en mieux prouver l’authenticité on a réhabilité outre Tito, des morts presque oubliés comme Bela Kun et d’autres épurés, voire même Trotsky.

 

Le Socialisme en Marche

Ce qui demeure dans l’esprit de Krouchtchev, c’est la conviction que le socialisme progresse et que son triomphe est inéluctable. Les peuples nouvellement libérés du colonialisme ne pourront pas y échapper. Tous ceux qui demeurent dépendants sont soulevés par une vague de nationalisme qui les portera au socialisme dès qu’il aura triomphé. On les y aidera. Même de vieux pays évolués comme l’Angleterre et la France succomberont à leur tour parce qu’ils ne pourront pas supporter le poids de leurs engagements extérieurs. Le Commonwealth britannique se dissout peu à peu ; la crise croissante de la Livre l’achèvera. La France progressivement dépouillée de ses positions d’Outre-Mer sera réduite par l’appauvrissement à choisir un régime collectiviste.

Il faut reconnaître impartialement que cette vue d’avenir qui domine l’esprit de Krouchtchev et dicte sa tactique, n’est pas sans vraisemblance. Si les choses suivent le cours pris ces derniers temps on peut prévoir le moment où les Etats-Unis demeurés seuls, isolés économiquement et politiquement, auront perdu toute chance d’équilibrer la puissance russe. L’ère de la prépondérance américaine commencée à Hiroshima en 1945 a pris fin ; sans pouvoir fixer une date, on pourra la situer autour de la crise cardiaque d’Eisenhower ou de la seconde Conférence de Genève à l’automne 1955. La phase d’équilibre qui lui succède où les deux puissances russe ou américaine s’affrontent à chances égales ne durera pas indéfiniment. Krouchtchev pense que le temps travaille pour l’hégémonie soviétique.

 

Les Réalisations du Capitalisme

Il reconnaît cependant que lui, ou plutôt Staline (à moins que ce ne soit encore la faute de Beria), s’est trompé sur un point essentiel. Les contradictions du capitalisme n’ont pas amené son déclin. Elles ne l’ont pas empêché d’accomplir des progrès qui dépassent souvent ceux du communisme ; la crise inévitable qui devait l’emporter ne s’est pas produite et n’est pas en vue. Une longue période de compétition économique est donc nécessaire pour amener le communisme à dépasser les réalisations de son rival. Il sera parfois nécessaire de s’informer de ses méthodes et de l’imiter pour faire mieux. La coexistence pacifique est indispensable pour donner le temps de pouvoir affirmer au monde que le collectivisme est la meilleure voie vers la prospérité et le bonheur.

 

La Personne de Krouchtchev

On s’était mépris – et nous-mêmes le premier – sur les dons de Krouchtchev (car malgré les affirmations solennelles de direction collective, il est bien en fait le seul maître de la politique russe). Il était apparu bavard à l’extrême brouillon dans ses desseins, se prenant d’enthousiasme pour les plans irréalisables, se contredisant à l’occasion, et souvent imprudent et maladroit dans ses relations extérieures. Tout cela demeure, mais par-delà, on ne peut qu’être impressionné par l’extraordinaire dynamisme de ce personnage, malgré son âge et son intempérance, de la vigueur et de la richesse de son imagination qui lui fait trouver presque chaque jour une manœuvre nouvelle. C’est, comme l’on dit, une nature, comme Churchill en fut une.

 

La Faiblesse des Occidentaux

C’est malheureusement ce qui manque le plus au camp adverse. Les Neutres ont Tito et Nehru, peut-être Nasser, les Occidentaux n’ont personne.

Eden lui, possède une grande expérience, est un manœuvrier remarquable en diplomatie. On l’a vu à la Conférence de Genève sur l’Indochine. Mais on le devine, ses idées sont étroites et ses méthodes arrêtées. L’ombre de Churchill l’éclipse. Il n’a pas su s’imposer à l’intérieur, ni aux Anglais, ni même à son propre Parti. La situation de l’Angleterre est critique et il n’a pas l’autorité pour la redresser ; sa santé, de plus, est peut-être ébranlée. Eisenhower est un excellent Président pour temps calmes ; très humain, profondément attaché à ses convictions religieuses et morales, capable d’une grande maîtrise de soi et patient dans les tâches difficiles de la conciliation, sachant écouter et recueillir des avis, il manque par contre de l’imagination et de l’audace nécessaires quand il s’agit, comme c’est le cas, de sauver une civilisation en péril. On l’a vu ces jours-ci dans la malencontreuse affaire des livraisons d’armes à l’Arabie Saoudite. On peut discuter de l’importance des grands hommes dans l’orientation du destin des peuples. Peut-on nier cependant que pour avoir confiance en eux-mêmes, ils ont besoin d’une autorité qui les représente et les guide ?

 

                                                                                            CRITON