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Le Courrier d’Aix – 1956-03-03 – La Vie Internationale.
Désillusions Américaines
La fin de la prépondérance américaine dans le monde devient peu à peu sensible à l’opinion éclairée aux Etats-Unis. Les critiques à l’adresse du Département d’Etat sont aussi vives du côté Républicain que du côté Démocrate. Une sorte d’unanimité s’est faite pour dénouer la faiblesse de la politique suivie depuis quatre ans, et les explications optimistes de M. Foster Dulles ont été accueillies avec ironie ; le Secrétaire d’Etat pratique la méthode Coué, dit-on. Personne ne croit que la prétendue unité du Monde occidental ait obligé les Soviets à modifier leur tactique. On est frappé de la confiance en soi qui se dégage du rapport de Krouchtchev, et ses arguments sont autrement convaincants que ceux de M. Dulles.
La Situation d’Après les Rapports
Ce sont les rapports de deux observateurs qui font autorité : John Cowles et Paul Hoffman, tous deux Républicains et très liés avec Eisenhower, sur leur voyage en Moyen-Orient, qui ont alarmé l’opinion. Les risques de guerre israélo-arabe sont sérieux, ont-ils dit. La nouvelle offensive politique des Soviets dans cette région a obtenu de brillants succès et leur infiltration dans divers pays arabes est déjà fort avancée ; ils font remarquer d’autre part, que l’Europe occidentale, citadelle de l’Alliance, est gravement menacée : la France se débat dans un chaos dont elle ne pourra sortir que diminuée, ayant perdu en Afrique du Nord son prestige de grande puissance ; l’Angleterre se débat dans une crise économique sans issue : l’Extrême et le Moyen-Orient sont la principale source de ses revenus en devises fortes. Si elle les perdait, la banqueroute serait inévitable. L’Angleterre cesserait, elle aussi, d’être une grande puissance. La pression soviétique dans ces régions constitue le péril le plus immédiat. Enfin, la stabilité de la politique de l’Allemagne fédérale repose sur la volonté et le courage d’un vieillard, Adenauer. Déjà son autorité est progressivement battue en brèche. Sa chute ou sa disparition entraînerait vraisemblablement l’Allemagne à une position de neutralité vers laquelle beaucoup déjà inclinent.
Voilà ce qu’on lit dans la grande presse américaine ; nous traduisons presque textuellement.
Les Blocs Militaires
L’erreur fondamentale, déclare-t-on, a été de vouloir lier les états mineurs dans une vaste alliance militaire. Ces alliances ne présentaient pas grande utilité quand les Etats-Unis disposaient du double monopole atomique et économique. Maintenant qu’ils l’ont perdu, les pays qu’ils enchaînent ont peur d’être entraînés dans un conflit dont l’issue est douteuse, mais les destructions certaines. Ils cherchent à se dégager d’obligations qui les exposent à l’anéantissement. Asiatiques et Européens ne sont plus rassurés par la puissance des troupes américaines. Ils sont tentés de chercher de l’autre côté d’autres assurances qui pourraient les mettre hors du jeu. Et la Russie est prête à toutes les promesses pour s’entourer d’un cercle de Neutres. L’exemple de quelques-uns est contagieux.
Il faut que Cela change mais Comment ?
Comme toujours, on est plus embarrassé aux Etats-Unis pour dire aux responsables ce qu’il faut faire. Qu’il faille changer de politique, tout le monde en est d’accord. Nous n’avons malheureusement trouvé nulle part un plan cohérent pratique et concret. Le Gouvernement a proposé une aide accrue aux pays sous-développés. 5 milliards de dollars qui porteraient sur plusieurs années permettant ainsi d’établir des plans à long terme ; les pays concernés ayant fait leur choix demeureraient attachés à leur réalisation et ne seraient pas tentés de s’adresser ailleurs. Les offres soviétiques n’auraient plus d’attrait. Mais le Congrès américain n’est pas disposé à souscrire à de pareils engagements. De plus, ni du côté de l’Administration, ni dans la presse, on ne trouve les plans d’une politique d’aide cohérente comportant des objectifs sociaux, économiques et politiques. Bien mieux, on entend un Sénateur, pourtant sérieux, s’écrier que la tâche première est de liquider les restes du colonialisme et d’appuyer résolument les nationalismes indigènes dans leur lutte. L’U.R.S.S. ne peut qu’apprécier cette aide supplémentaire.
L’Anticolonialisme
Cette phobie du colonialisme aux Etats-Unis confine à la stupidité ; certains milieux sont plus anticolonialistes que l’on ne l’est à Tunis ou à Rabat, où l’œuvre de la France est, au moins en paroles, appréciée à sa valeur.
Si, en effet, les peuples sous-développés, sont aujourd’hui travaillés par des aspirations à l’indépendance, c’est précisément parce que les puissances colonisatrices leur en ont donné l’idée et les moyens. Elles ont fait pour les peuples qu’elles ont administré ce qu’il conviendrait justement de faire pour ceux qui ont été dégagés de l’état colonial si l’on veut sauvegarder cette nouvelle indépendance, c’est-à-dire : élever le niveau de vie des masses paysannes avant de pousser à une industrialisation à outrance qui ne ferait que changer leur condition de cultivateurs pauvres en prolétaires urbains, ce qui est moralement pire.
Les puissances colonisatrices ont fourni les produits industriels à des agriculteurs progressivement plus à l’aise grâce à un travail intelligemment dirigé et mieux outillé. C’est le cas par exemple de notre Côte d’Ivoire, de la Nigéria britannique, ou de la Côte de l’Or aujourd’hui indépendante. Si le succès n’a pas couronné ces efforts en certaines régions comme l’Afrique du Nord, et cela malgré d’énormes dépenses, c’est à cause de la pauvreté du sol et de la multiplication trop rapide des bouches à nourrir. Dans l’ensemble, une aide intelligente aux pays sous-développés ne ferait que suivre les méthodes du colonialisme tant décrié.
Ce genre de considérations pourtant irréfutables n’a aucune chance de l’emporter sur les préjugés. On le voit chaque jour en Indochine où les Américains tentent de sauver en se substituant à nous, ce que nous n’avons pu sauver nous-mêmes.
L’Isolement de la France
Ce qui est grave et décevant, c’est l’indifférence, pour ne pas dire plus, avec laquelle on considère les efforts de la France pour trouver une solution aux problèmes africains dans l’intérêt des deux parties et de l’Occident tout entier. Les Anglais ne cachent pas que leurs méthodes ont réussi où les nôtres ont échoué. Nous sommes les boucs émissaires du colonialisme et ils sont absous de l’opprobre, même au Kenya. De leur prétendu succès, nous verrons ce qu’il restera dans quelques années. Quant aux Américains, ils ne semblent qu’attendre la liquidation de nos positions, non pas pour se substituer à nous – ce qui est faux et injuste – mais pour entretenir avec les nouveaux Etats libres, la même politique qui a si bien réussi ailleurs, en Corée, au Sud-Vietnam, en Indonésie par exemple : les disputer plus ou moins mal à la pénétration soviétique.
Le drame de la France actuelle, c’est que pour la première fois depuis 1870, elle est seule, sans appui, sans sympathies politiques même. Il est certain que le rejet de la C.E.D. est à l’origine de cette désaffection. Ceux qui l’ont fait repousser portent une cruelle responsabilité historique capitale. Mais la rancœur de M. Foster Dulles, avec ses menaces de réappréciation dramatique de sa politique ne devrait pas subsister devant un péril qui est commun à l’Occident tout entier. Ses compatriotes d’ailleurs sentent à d’autres égards, tout ce que comporte d’aveuglement et de présomption la rigidité morale de l’homme d’Etat américain.
Le Neutralisme Français
Qu’adviendrait-il cependant au cas où la déception française serait si forte et le désastre si cruel que les sirènes du neutralisme parviendraient à séduire la grande majorité de l’opinion ? On se questionne déjà sur le voyage de M. Vincent Auriol à Moscou où Vorochilov ne le reçoit évidemment pas pour le plaisir. Sans doute notre position stratégique n’a plus la valeur qu’elle revêtait il y a seulement deux ans. Les perspectives militaires ont changé ; les Américains volent vers leur objectif favori dont ils rêvent depuis longtemps. La guerre ou la défense militaire « presse-bouton », que l’on règle de son fauteuil sans déranger le business, et surtout avec le minimum de soldats. On parle déjà d’évacuer l’Europe et de n’y laisser qu’un rideau de radar. Militairement, cette tendance est normale et le progrès technique y conduit infailliblement, mais les conséquences morales d’une telle révision les a-t-on pesées à Washington ?
CRITON