Criton – 1956-03-10 – Un Coup de Semonce

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Le Courrier d’Aix – 1956-03-10 – La Vie Internationale.

 

Un Coup de Semonce

 

Les déclarations de M. Pineau vendredi à la presse étrangère ont fait sensation. Anthony Eden a aussitôt convoqué notre Premier Ministre à Londres. Venant en même temps que le renvoi de Jordanie du général Glubb, le discours Pineau a fait éclater au grand jour les erreurs et les échecs de la politique occidentale, telles que nous les exposions en détail dans nos deux derniers articles. Certains ont pu trouver ceux-ci un peu sombres. Ils peuvent constater aujourd’hui que nous ne faisions que décrire la situation réelle. La presse étrangère, jusqu’ici retenue dans ses jugements, a pris conscience de la gravité du moment. Cette inquiétude soudaine qui chez quelques-uns a pris l’aspect de panique, mettra-t-elle les responsables en demeure de redresser leur politique ? On peut en douter.

 

Le Second Mandat d’Eisenhower

Entre temps, le président Eisenhower a annoncé qu’il solliciterait un second mandat. Malgré les fâcheux précédents de Wilson et de Roosevelt qui, diminués par la maladie, avaient commis après les deux guerres des erreurs irréparables, Eisenhower a cru de son devoir de ne pas exposer les Etats-Unis à une campagne électorale précédant à peu près sûrement un changement d’Administration. Le risque d’une période d’un an, dans les circonstances actuelles, où l’exécutif aurait été sans pouvoir, a été déterminant dans l’esprit d’Ike. Il a estimé de son devoir d’assurer la continuité dans la direction des affaires, et il a eu raison. Si son successeur éventuel avait pu être une personnalité de grande envergure, il aurait été préférable de passer la main. Mais ce n’est pas le cas du candidat le plus probable : Stevenson.

Au demeurant, les divergences aux Etats-Unis entre Démocrates et Républicains sont plutôt affaire de personnes que de doctrine. Les Démocrates ont toutes les peines à élaborer une plate-forme électorale qui les distingue de leurs adversaires. Entre la politique Truman-Acheson et celle d’Eisenhower-Dulles, on aurait quelques difficultés à trouver de sérieuses différences, en politique extérieure surtout ; à l’intérieur même, les moyens de maintenir la prospérité actuelle sont très strictement définis et laissent peu de place à des formules inédites.

La réélection d’Eisenhower – si rien ne change fondamentalement d’ici novembre – ne fait aucun doute ; le choix délicat est celui d’un vice-président qui serait appelé d’ici 1960 à assurer la charge suprême en cas de défaillance du Président. A défaut de Richard Nixon qui, malgré de brillantes qualités et d’énergie, a beaucoup d’adversaires, on peut voir revenir Thomas Dewey, adversaire malheureux de Roosevelt à deux reprises et qui a la classe présidentielle sinon la popularité. On s’est donc réjoui, à peu près partout, de la décision d’Eisenhower, même à Moscou, ce qui ne laisse pas d’être inquiétant. Cette décision cependant laisse un grand problème à résoudre : Foster Dulles demeurera-t-il Secrétaire d’Etat ? On sait la répugnance d’Ike à se séparer de ses collaborateurs éprouvés. Foster Dulles est très vivement attaqué. Il a commis beaucoup d’erreurs et se refuse à les admettre. L’opinion hostile sera-t-elle assez forte pour le faire renvoyer ? Ce serait, à notre avis, souhaitable.

 

La « Bombe » Pineau

Mais revenons à la « bombe Pineau ». Notre Ministre s’est plaint d’abord qu’il n’y avait pas de politique commune anglo-franco-américaine dans le monde. En Afrique du Nord en particulier, notre lutte est regardée à Londres et à Washington avec indifférence, en sorte que – nous citons – « le spectacle actuel donne l’impression à nos adversaires qu’ils peuvent nous jouer les uns contre les autres ». Il a pu ajouter que cela dure depuis la chute de Dien-Bien-Phu. Quant au plan général, M. Pineau s’affirme « en désaccord profond avec la politique suivie par les pays occidentaux au cours de ces dernières années », et il met l’accent sur le fait essentiel. « On a considéré que les problèmes de sécurité étaient les seuls problèmes internationaux » ; quant au communisme, il a lâché le mot : « ou bien on leur fait la guerre totale, ou bien il faut rechercher ce qui doit être la coexistence. »

 

La Coexistence

Fort bien. Mais où les choses deviennent moins claires, c’est quand il s’agit de définir les moyens de cette coexistence. Le programme de M. Pineau c’est le programme socialiste. Il ne diffère pas au fond de celui d’Ollenhauer en Allemagne, d’Attlee en Angleterre : « Une voie immense, dit-il, s’ouvre, celle des échanges culturels entre l’Est et l’Ouest ». Mais elle est ouverte, M. Pineau, et très large. Malenkov va visiter les usines anglaises ; les missions n’arrêtent pas de se promener de part et d’autre ; Auriol est à Moscou, vous allez y aller vous-même avec Mollet.

Les Russes ne demandent que cela ; ils montrent leurs vitrines d’exposition et envoient leurs experts recueillir les méthodes les plus modernes de l’industrie capitaliste pour en faire leur profit. Ils tiennent bien plus encore à se montrer si aimables, si pacifiques que personne ne puisse croire à leurs mauvaises intentions. Ils cherchent maintenant à rassurer au lieu de faire peur comme feu Staline. Ensuite, leurs partisans en Occident prendront hypothèque sur les gouvernements socialistes ; ils les soutiendront malgré eux, voteront pour eux-mêmes les résolutions qu’ils n’ont cessé de combattre. Que ne ferait-on pas pour réaliser l’unité d’action ?

Les communistes savent bien que le jour où Ollenhauer, Mollet et Gaitskell seront solidement en place en Allemagne, en France et en Angleterre, l’histoire de Kerenski et de Benes se répètera ; les Socialistes ont toujours capitulé sans lutte devant Guillaume II, comme devant Hitler, Mussolini, Lénine pour ne citer que les principaux. N’oublions pas qu’ils sont plus ou moins au pouvoir en Scandinavie, en Finlande, au Benelux, en Italie. La voie est ouverte, culturelle ou politique, par les biais du neutralisme, ou simplement de l’indépendance nationale.

 

Les Avantages du Coup de Semonce

Quoi qu’il en soit, ce coup de semonce a été salutaire. Il a rappelé un truisme, et l’a fait avec éclat. Si le monde occidental persévère dans une politique dispersée, incohérente, si les divergences se perpétuent et même se multiplient, on n’arrêtera pas les événements : la civilisation occidentale n’en a pas pour longtemps.

Est-il trop tard pour réagir ? Non, si les hommes responsables avaient assez d’autorité et de largeur de vue pour pratiquer une politique vraiment nouvelle, ou commune et précise. Mais nous avons vu que ni Dulles, ni Eden, ni même Eisenhower ne la possèdent. Quant à nous … il nous faudrait un ministre expérimenté, dégagé d’arrières pensées partisanes. Les débuts de M. Pineau dans les débats de Bonn sur le problème sarrois ne sont guère prometteurs. Même battus en Sarre, nous devons maintenir un minimum de collaboration avec l’Allemagne fédérale. Adenauer semble prêt à y mettre un prix raisonnable. Mais il faudrait que ne se heurte pas dès l’abord comme c’est le cas pour l’Euratom, ou tout autre projet d’unification européenne, les tenants de  nationalisations dissimulées sous le couvert de la supranationalité – système socialiste – et ceux qui défendent l’économie libérale et les droits de l’initiative privée, comme le Dr Erhard et d’autres dans tous les pays en cause.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’unification européenne n’a pas fait grand progrès depuis quelques mois. Et cependant, une certaine union européenne est aussi indispensable – l’a-t-on assez répété – au sauvetage du Monde libre, qu’une politique commune des trois Grands à l’échelle de la planète. Dans l’un comme dans l’autre domaine, on n’a fait que reculer ; le mur dans notre dos n’est plus très loin.

 

                                                                                            CRITON