Criton – 1956-03-17 – Dérive

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Le Courrier d’Aix – 1956-03-17 – La Vie Internationale.

 

Dérive

 

Malgré les voyages et réunions des hommes d’état occidentaux, on n’a guère l’impression que la solidarité du Monde libre se soit affirmée. C’est plutôt le sentiment contraire qui prévaut.

 

La Rencontre Mollet-Eden

Il y a bien eu la rencontre Mollet-Eden à Londres. Jamais, dit le communiqué, l’entente franco-britannique n’a été aussi étroite ; nous voulons bien le croire. Mais que peuvent aujourd’hui les deux pays aux prises avec des difficultés parallèles mais différentes pour s’aider mutuellement ? Il est trop tard. Il n’aurait pas fallu depuis dix ans mener des politiques contraires. Créer l’état fantoche de Lybie, par exemple, aux portes de la Tunisie, rehausser le prestige de Nasser en Egypte dont la fragile dictature a été consolidée par l’abandon de Suez, les encouragements et les subsides américains, diviser les Etats arabes par des pactes inutiles, abandonner l’Indochine à son sort, etc., etc…

Aujourd’hui, les Anglais ne peuvent rien pour nous appuyer en Afrique du Nord, et nous-mêmes rien pour étayer leurs positions en Moyen-Orient, à supposer que de part et d’autre on veuille sincèrement le faire, ce qui est pour le moins douteux.

 

L’Évolution de l’Attitude Américaine

Mais ce qui est plus grave, c’est l’évolution de la politique américaine ; la « révision déchirante » annoncée par Foster Dulles après l’échec de la C.E.D. a cessé d’être une vaine menace. Déçus par leurs Alliés, les Etats-Unis les abandonnent à leurs difficultés pour mener une politique mondiale personnelle où ils affrontent seuls la compétition avec l’U.R.S.S. Revenus à une attitude ouvertement anticolonialiste, ils cherchent à disputer aux Russes la faveur des jeunes Etats africains et asiatiques sans se soucier des intérêts de leurs anciens alliés. A leurs yeux, le problème stratégique qui les avait obligés à ménager ceux-ci ne se pose plus dans les termes où il les avait conçus ; la politique des bases proprement militaires est périmée. Une présence symbolique suffit ; la guerre nucléaire, si elle devait se faire, se déroulerait à partir des territoires des Etats-Unis et de l’U.R.S.S. Les hostilités périphériques n’auraient qu’un caractère secondaire qui ne déciderait rien. Il est beaucoup plus important pour les Américains de gagner l’appui de l’Indonésie ou du Pakistan que d’empêcher la France de s’effondrer en Afrique du Nord.

 

L’Opinion et les Actes Officiels

Un récent article d’une jeune reporter qui a beaucoup fait parler d’elle en Corée, Margaret Higgins, invite en termes brutaux le Gouvernement américain, à la suite des incidents de Tunis, à s’affirmer plus nettement hostile aux intérêts des puissances coloniales, particulièrement la France.

Cet état d’esprit est fort répandu. Les petits événements de ces derniers jours confirment que les dirigeants des Etats-Unis le partagent. Les Anglais ont été blessés par les déclarations du Ministre américain à Athènes après la déportation de l’évêque politicien Makarios. Ils y ont vu un blâme à une opération de force dont l’Histoire anglaise nous offre maints exemples, opération sans doute inutile et fâcheuse mais qui n’était pas sans excuses valables. La manière un peu bruyante dont le Département d’Etat a manifesté sa satisfaction de la proclamation de l’indépendance marocaine va dans le même sens. D’autres incidents, comme les vols trop faciles d’armes dans un camp américain en France, l’audience dont jouissent les nationalistes arabes à Washington, l’accueil plus que réservé fait aux plans franco-anglais de désarmement, tout confirme l’attitude neutraliste des Etats-Unis dans les conflits qui accablent Français et Anglais.

 

L’Initiative de la Diplomatie Française

La diplomatie française de son côté a entrepris de courir l’aventure d’une politique personnelle. La mission de M. Auriol en Russie a pris une ampleur inattendue et officielle, la tournée de M. Pineau, en Inde, en Israël, au Caire, soigneusement détachée des visites de Foster Dulles et de Selwin Lloyd, ont pour objectif de marquer qu’une orientation nouvelle était imprimée à notre politique extérieure.

Qu’en peut-on attendre ? Exactement rien. Les Russes, ravis, multiplieront les sourires, promettront peut-être de ne pas accentuer trop leur appui aux rebelles africains, sans en rien faire bien entendu. Ils dirigeront dans l’ombre ce qu’ils ont organisé ouvertement, car les écoles de terrorisme ne sont pas au Caire, mais à Prague, à Budapest, à Canton et ailleurs. Les Américains de leur côté, irrités de ce flirt franco-russe n’en seront que plus mal disposés à nous appuyer. Quant aux Anglais, ils y verront peut-être une concurrence. Les Allemands de Bonn y trouveront un motif de méfiance supplémentaire à notre égard, partagé aussi bien à Bruxelles qu’à Rome et plus encore à Madrid.

A cela, on nous répondra qu’il fallait bien faire quelque chose, sortir de l’affreux immobilisme et donner l’impression de l’initiative et de l’indépendance. Espérons que ces entreprises ne coûteront pas trop cher.

 

L’Erreur de Foster Dulles

De leur côté, les Américains font fausse route. M. Foster Dulles ne peut pas ne pas voir qu’il fait le jeu de Moscou dont le but, aujourd’hui presque atteint, a été de diviser par tous les moyens l’Alliance Atlantique. S’il s’imagine que les Etats-Unis se feront des amis parmi les Neutres en se désolidarisant de leurs alliés, il ne tardera pas à être détrompé. On attend de l’Amérique des dollars, mais ceux-ci ne rapporteront pas la reconnaissance, mais plutôt le mépris. Et ces mêmes dollars, comme en Arabie Saoudite, seront retournés à l’occasion contre ceux qui les auront fournis.

Avec les Orientaux, qu’ils soient d’Afrique ou d’Asie, on ne joue pas au plus habile, et les grands mots et les grandes idées n’ont pas de sens pour eux. Ils cèdent à la force, parfois à la corruption, mais la xénophobie demeure le mobile fondamental. La haine des races n’a malheureusement rien perdu de sa virulence. Un regard sur ce qui se passe dans l’Alabama, M. Dulles, ne serait pas superflu. Hors d’une politique occidentale commune groupant étroitement dans un même dessein les Nations de la vieille civilisation, il n’y a pas de salut. On s’en apercevra une fois de plus.

 

La Prolétarisation de la Paysannerie en U.R.S.S.

Un sujet intéressant nous vient de Moscou même. Une nouvelle offensive du pouvoir central pour stimuler le zèle des paysans et redresser la production des kolkhoses. Il s’agit d’une vaste réforme en perspective. On sait que jusqu’ici le paysan russe du temps des tsars, comme à l’époque soviétique dispose à l’intérieur des grands domaines, privés autrefois, collectifs aujourd’hui, d’un lopin de terre à son usage personnel. Il partage son temps de travail entre la culture de ce champ et la corvée qu’il doit au domaine du maître, propriétaire jadis, Etat aujourd’hui. Corvée presque aussi mal payée jusqu’en 1954, qu’il y a un demi-siècle. Aussi, le paysan réserve-t-il tous ses soins à son petit carré – dont l’étendue depuis cette époque n’a d’ailleurs fait que se réduire -, il néglige dans toute la mesure du possible les soins qu’il doit au Domaine public. C’est là la raison majeure de la crise agraire qui a sévi en Russie soviétique et que rien jusqu’ici n’a pu atténuer.

Désormais, le paysan dont le rendement ne sera pas jugé satisfaisant sera privé de son enclos personnel, terre et bétail. En tout état de cause, cette survivance de la propriété sera réduite à un petit carré de légumes. En compensation, les produits remis à l’Etat par les fermes collectives seront mieux payés, et chaque paysan recevra une part plus grande de leur prix. Nous verrons si cette prolétarisation définitive de la paysannerie russe donnera de meilleurs résultats que les expériences précédentes.

 

                                                                                                       CRITON