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Le Courrier d’Aix – 1956-03-24 – La Vie Internationale.
Citations
Londres et Washington se sont émus des risques d’une dislocation de l’Alliance Atlantique ; l’activité de la diplomatie soviétique auprès de l’Angleterre et de la France qui ne peuvent se dérober aux conversations avec les Russes, a fini par secouer l’apathie américaine. D’où les déclarations de solidarité avec la France solennellement affirmée par les ambassadeurs anglais et américains. De bonnes paroles qui arrivent un peu tard, qui n’en produisent pas moins un effet rassurant. Mais d’action véritable et efficace on n’en voit pas encore l’annonce.
Un Article de Walter Lippmann
Cependant l’opinion, même aux U.S.A. en s’attaquant aux « absences de M. Dulles », a certainement influencé le Département d’Etat. Il nous est agréable de trouver sous la plume de Walter Lippmann, le commentateur le plus écouté du monde entier, une opinion qui concorde avec ce que nous disions ici la semaine passée. Nous traduisons :
« Pendant que M. Dulles visitait l’Extrême-Orient, la situation dans l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient se détériorait rapidement. Il y a une nécessité presque désespérée de décider et de clarifier la politique occidentale en Afrique du Nord, à Chypre, en Palestine et dans les Etats du Golfe Persique. Ce qui est évident, c’est que dans chacune des régions en litige, nous Américains mécontentons les deux parties. Notre consulat à Tunis est saccagé par les Français qui nous soupçonnent d’appuyer les rebelles. A Chypre, nous avons offensé les Anglais et mis les Grecs dans l’embarras. En Palestine, les Arabes se méfient de nous, et les Israéliens nous accablent de reproches. Notre situation n’est pas celle du juste milieu entre deux parties extrêmes, c’est celle du gâchis.
Parce que notre politique consiste à éviter de prendre des décisions de façon à ne mécontenter personne ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Le temps est révolu de cette politique de dérive et de confusion. Que faut-il faire ?
En Afrique du Nord, nous et les Anglais devons consulter avec la France. Nous devons décider ce que doit être un règlement que nous sommes résolus à appuyer sans restriction. Nous devons donner à la France une aide totale si celle-ci accorde à la population arabe les libertés que l’opinion française éclairée est disposée à offrir. En Palestine, nous devons convertir la déclaration tripartite de 1950 en une ferme garantie internationale contre toute agression de part et d’autre, et prendre position pour neutraliser Israël à l’intérieur de frontières délimitées par un arbitrage international. Nous devons nous opposer aux tactiques de l’Arabie Saoudite qui convertit les bénéfices qu’elle tire du pétrole pour la corruption et la propagande à travers le Moyen-Orient. Nous devons cesser d’agir comme si nous dépendions de ces maîtres qu’il faut à tout prix apaiser pour qu’ils ne nous enlèvent pas nos concessions pétrolières. Des décisions de ce genre sont graves. Personne d’autre que M. Dulles ne peut les prendre à Washington. Le Président lui-même ne connaît pas assez ces problèmes. Que Dulles demeure donc à Washington, cesse de voyager et de faire des discours et se mette résolument à sa tâche de Secrétaire d’État. »
Un Commentaire d’Augusto Guerriero
A cette voix autorisée, ajoutons celle d’Augusto Guerriero, le commentateur italien le plus en vue.
« Pendant que le Secrétaire d’Etat se plait à affirmer que « les Soviets ont dû renoncer à leurs vues expansionnistes devant la force et la résolution des Nations libres », la situation s’aggrave : du Maroc à l’Indonésie, l’autorité des grandes puissances coloniales s’est écroulée ou est en train de s’écrouler et dans ce vide immense sous les masques des nationalismes divers, s’infiltre le communisme. Les Américains, en se faisant champion de l’anticolonialisme, ne se rendent pas compte de ce qu’est la loi fondamentale de la puissance. La puissance a horreur du vide. Le problème n’est pas de donner l’indépendance aux peuples coloniaux, c’est de ne pas les livrer à la puissance adverse. Or, partout où les puissances coloniales se sont retirées, le communisme s’est avancé … ».
Et l’auteur d’énumérer ce qui s’est passé en Indonésie, en Inde, au Vietnam, en Egypte et ce qui se passera au Maroc, en Tunisie, en Algérie.
« Si l’Angleterre devait se retirer du Moyen-Orient, le communisme y pénètrerait triomphant. »
Guerriero en vient à se demander les raisons de cet effondrement des grandes puissances coloniales,
« l’Angleterre et la France. C’est qu’elles sont devenues faibles avant d’avoir eu le temps de constituer entre elles et les peuples qu’elles avaient pris en tutelle une véritable communauté. Il fallait des siècles où elles n’ont disposé que de quelques décades. La Gaule n’aurait jamais été latinisée si Rome s’était écroulée un siècle après la conquête. Il y a, à notre sens, bien d’autres raisons, mais celle-là n’est pas négligeable. »
Les Fondements de la Puissance
En fait, c’est bien par l’épuisement matériel et moral consécutif aux deux guerres mondiales que la France et l’Angleterre n’ont pas été en mesure de résister aux déchainements des nationalismes indigènes.
Mais la guerre n’explique pas tout, loin de là. Les Russes ont, plus que les Occidentaux souffert de la guerre. Ils tiennent cependant solidement et sans révolte un immense empire colonial qui à l’Occident n’a pas plus de dix ans, et ils subjuguent des peuples plus évolués qu’eux-mêmes et d’un patriotisme exalté depuis des siècles. Ils peuvent impunément exploiter des nations entières avec une brutalité et un cynisme qu’aucun colonialisme depuis la conquête espagnole du Nouveau Monde, n’avait exercée ; leur force s’impose. On les hait, mais on leur obéit en silence. Les Allemands de l’Est eux-mêmes se sentent découragés et impuissants. Pourquoi ?
Il y a des maîtres que l’on respecte, d’autres que l’on défie. C’est qu’un instinct sûr chez les peuples comme chez les individus fait pressentir le défaut de la cuirasse. Le nôtre, hélas, est dans notre désordre intérieur.
La Fin du Culte de Staline
Cela nous amène à parler des nouvelles à sensation. La démolition du mythe de Staline par Krouchtchev, Mikoyan et ses suivants. Il y a eu parait-il, quelques remous. On ne renverse pas sans risque la statue d’un prophète. Et Staline était dans la religion communiste une sorte de demi-dieu. Deux remarques s’imposent à notre esprit. La manœuvre est habile car, en reniant le vieux despote sanguinaire, les nouveaux maîtres attendent une grande popularité pour l’ère de paix et de justice qu’ils annoncent. En réalité, cette tactique ne vient pas d’eux. Elle leur est dictée par la pression de l’opinion publique qui s’est formée en U.R.S.S. depuis la mort de Staline. Opinion restreinte et qui est à peu près l’équivalent de ce qu’était l’opinion publique en France sous Louis XIV. Mais elle s’est amplifiée chez nous jusqu’en 1789.
Il en va de même en Russie : Krouchtchev et ses fidèles suivent le vent pour éviter qu’il ne les balaye plus tard. Cependant, le déboulonnement d’une idole ne va pas sans risques. Le communisme est à sa manière une religion. On dit aux masses en U.R.S.S. et du dehors : le grand héros, le doctrinaire infaillible était un bandit sanglant, un maniaque du pouvoir et ses livres fourmillent d’erreurs. Fort bien ; nous le savions, et les Russes probablement s’en doutaient. Mais comment ne leur viendrait-il pas des soupçons sur les autres idoles ? Lénine n’était peut-être au fond qu’un aventurier, un agitateur verbeux aux idées contradictoires, manieur habile de masses et de slogans. Et Karl Marx, un allemand après tout (et qui pis est, pour le russe de la rue, un Juif) dont les idées embrouillées, mélange de métaphysique obscure et de prophétisme ne représentent de la vie économique et sociale que la vue qu’on en pouvait avoir il y a bientôt un siècle et qui est sans grand rapport avec l’économie et la société d’aujourd’hui.
Les dogmes sont solides mais comme ceux du communisme ne s’appliquent qu’à la vie présente, ils pourraient bien se trouver en conflit trop flagrant avec la réalité. Il est dangereux de toucher aux idoles. On ne sait jamais où cela mène, M. Krouchtchev.
CRITON