Criton – 1956-04-14 – Prélude au Réveil

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Le Courrier d’Aix – 1956-04-14 – La Vie Internationale.

 

Prélude au Réveil

 

De semaine en semaine, la position des nations libres de l’Occident va se détériorant à une vitesse accélérée ; le conflit arabo-israélien est au paroxysme. L’Angleterre en quelques jours a vu avec les élections à Ceylan, un Dominion, s’évader du Commonwealth vers le neutralisme, sinon pire. L’Iran, quoique uni au Pacte de Bagdad revendique l’île du pétrole, Bahreïn, les tribus de la région d’Aden entrer en révolte, et le Yémen menacer la souveraineté britannique en Mer Rouge, enfin l’Egypte ajourner « sine die » le projet anglo-américain de financement du barrage d’Assouan pour reconsidérer l’offre soviétique de le construire, avec le consentement du Soudan que l’U.R.S.S. se fait fort d’obtenir.

 

Réveil des Etats-Unis

Les Etats-Unis se sont enfin émus. Ils ont compris que l’heure d’une décision avait sonné ; sans leur intervention, les Etats arabes ligués derrière l’Egypte pouvaient balayer Israël et rejeter les Juifs à la mer. Si les Anglais agissaient seuls militairement, ils entraient en conflit ouvert avec les Arabes et leurs positions en Moyen-Orient auraient fatalement cédé sous la pression du fanatisme musulman. Les Etats-Unis ont manœuvré par étapes. Ils ont d’abord obtenu que le Conseil de Sécurité envoie le Secrétaire Général de l’O.N.U. tenter une médiation sur place, ce qui est fait. L’U.R.S.S. qui pouvait opposer son veto a jugé le cas mauvais et a laissé faire.

Pour appuyer l’intervention de M. Hammarskoeld, le président Eisenhower a fait des représentations au Caire par l’intermédiaire de l’ambassadeur et a affirmé que les Etats-Unis s’opposeraient à un conflit en Palestine. Il n’a pas encore dit comment, espérant que sa déclaration suffirait à imposer une trêve. Foster Dulles a convoqué les sénateurs, et sans doute préparé les voies à une requête de pouvoirs spéciaux permettant une intervention militaire en cas d’urgence. On dit que les Etats-Unis ont demandé l’autorisation à Athènes de faire stationner les « Marines » en Crète.

 

La Guerre de Palestine n’aura pas Lieu

Une guerre en Palestine, dont les conséquences seraient illimitées, peut ainsi être évitée. Nous n’avons d’ailleurs jamais pensé que Nasser allait risquer son existence politique dans une lutte aussi sanglante et difficile. Mais la situation pouvait lui échapper, tant les esprits sont échauffés.

Les raids de commandos égyptiens en terre israélienne sont déjà par eux-mêmes assez graves. Le Secrétaire de l’O.N.U. a la possibilité de déclarer l’Egypte agresseur et de mettre en marche le mécanisme prévu par les Nations Unies dans ce cas. Même si l’U.R.S.S. y opposait son veto, les Etats-Unis auraient alors l’autorité morale pour intervenir. Nasser les y poussera-t-il ? Ce ne serait pas son intérêt. Il ferait le jeu des Soviets et perdrait sa position d’équilibre entre les deux blocs qui lui a si bien réussi.

D’un autre côté, la seule pression de l’O.N.U. appuyée par les Etats-Unis suffira-t-elle à obtenir un règlement durable du conflit ? c’est peu probable. Les escarmouches reprendront à l’occasion si les négociations échouent. Et jamais on n’obtiendra des Etats arabes une reconnaissance juridique que l’Etat d’Israël. En tout état de cause, le problème demeurera ouvert et le conflit intermittent. On aura évité le pire, mais ce ne sera qu’un délai.

 

Les Constantes de la Politique Américaine

Les Etats-Unis, dans l’affaire, jouent leur politique d’attente et de semi neutralité comme en 1914 et en 1939, jusqu’au jour où ils ne peuvent plus éviter d’entrer en lutte lorsque les adversaires sont fatigués ou que l’équilibre entre eux est sur le point de se rompre. Il est probable qu’ils pensent que la passion anti-occidentale qui secoue l’Asie et l’Afrique est pour le moment irrésistible et qu’en s’y opposant, ils ne feraient que perdre leur prestige. Ils préfèrent tenter de la calmer avec prudence et précaution en tenant la balance égale entre leurs alliés et les adversaires de ceux-ci dont ils veulent conserver la confiance. Ils espèrent que le temps calmera les passions et qu’une injection de dollars ramènera opportunément les gouvernements des jeunes pays à une attitude plus amicale.

C’est là un pari, mais rien qu’un pari. Si l’U.R.S.S. n’était pas derrière, ils auraient quelques chances de le gagner, mais présentement les Soviets soufflent le feu et ne s’arrêteront pas de le faire.

 

Les Elections à Ceylan

Les Anglais ont eu avec les élections de Ceylan une surprise pénible : le gouvernement pro-occidental de Sir John Kotelawala a été littéralement balayé. A sa place, une entente nationaliste-communiste a triomphé. Elle exige la disparition des bases militaires britanniques, et entend nationaliser les Compagnies productrices de thé et de caoutchouc. Des centaines de millions de Livres sont en jeu et les Anglais risquent de perdre un peu plus de leurs revenus en devises fortes. La situation à Ceylan va être assez analogue à celle de l’Indonésie où le nationalisme plus ou moins allié au communisme a repris le pouvoir un moment tenu par la ligue musulmane pro-occidentale.

 

L’U.R.S.S. et l’Angleterre

On voit plus clairement maintenant comment les Soviets concentrent sur l’Angleterre les efforts qu’ils ont d’abord déployés contre la France. Pour nous, le but est atteint, sauf à nous ranger parmi les satellites après un nouveau Coup de Prague. Contre les Anglais, la partie est plus délicate. Les Etats-Unis ne pourraient pas laisser s’effondrer la puissance britannique. C’est une tradition de leur politique. C’est aussi pour eux un intérêt vital. Il faudra donc qu’ils interviennent avant que la crise de la Livre, affectée par la perte successive de ses principaux actifs extérieurs, ne dégénère en banqueroute.

Mais, répétons-le, est-on jamais sûr de n’avoir pas laissé passer l’heure ? Si les Etats-Unis interviennent trop tard, il leur faudra assumer une succession que les Soviets leur disputeront. Et ceux-ci sont mieux placés pour l’emporter. De plus, à notre avis, le moral anglais est plus atteint que le nôtre. Il y a chez nous une tradition militaire qui peut encore se faire respecter ; les Anglais comptaient plutôt sur leur flotte qui n’est plus aujourd’hui de grande utilité. On ne conserve plus des territoires avec des navires de guerre.

 

Gardons la Mesure

Cependant, ce serait une erreur et une faute de s’abandonner au pessimisme. Emportés par le succès, les pays arabo-asiatiques et leur soutien russe ont peut-être dépassé leurs moyens, – ce qui arrive toujours à un moment donné . Une réaction se dessine. Elle est perceptible en France, aux Etats-Unis, en Angleterre même où MM. Krouchtchev et Boulganine ne trouveront pas à les accueillir à Londres autant d’empressement qu’ils le souhaitent. Le péril est trop clair pour ne pas appeler un redressement. Il faudrait qu’il soit net, rapide et vigoureux ; c’est sans doute trop demander. Qu’il se manifeste, c’est déjà quelque chose.

 

                                                                                            CRITON