Criton – 1956-04-21 – Les Nouveaux Bergers

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Le Courrier d’Aix – 1956-04-21 – La Vie Internationale.

 

Les Nouveaux Bergers

 

Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. La diplomatie soviétique met à profit les conditions exceptionnellement favorables pour intensifier son action. A la veille de l’arrivée de Boulganine et Krouchtchev à Londres, Moscou annonce simultanément la dissolution du Kominform et son désir de coopérer au maintien de la paix au Moyen-Orient.

 

La Dissolution du Kominform

La dissolution du Kominform était dans l’air depuis longtemps. Les Soviets l’avaient promise à Tito auquel ils ne refusent aucune complaisance. Ils ont choisi l’heure la plus opportune, juste au moment où ils venaient de démettre en Bulgarie Tcherenkov, l’ennemi personnel du Maréchal, et du même coup pour impressionner l’opinion britannique déjà amadouée par la visite affable de Malenkov dont le succès populaire a inquiété le gouvernement de Londres. Cette dissolution du Kominform est un geste purement formel qui peut servir la propagande mais ne change rien au fond des choses. Avec ou sans Kominform, les Partis communistes des nations libres resteront sous le contrôle du Kremlin ; mais le lien sera moins visible.

 

La Note de Moscou sur le Conflit Arabo-Israélien

Plus importante est la note de Moscou sur le conflit arabo-israélien. On avait remarqué l’assistance de Molotov à la commémoration du 8ème anniversaire de la fondation de l’Etat d’Israël. Cette visite faisait pendant à celle rendue au Ministre de Syrie pour la commémoration du 11ème anniversaire de l’indépendance de ce pays. Jusqu’ici, les Soviets avaient donné l’impression de soutenir la cause arabe contre les Juifs. Ils ont vu le danger d’être pris à jouer les fauteurs de guerre, à passer pour antisémites, et à indisposer l’opinion juive dans le monde où ils comptent des sympathisants. Remarquons-le : c’est la première fois que la Russie, toujours prête jusqu’ici à souffler sur les flammes des conflits, se range parmi les médiateurs.

Tactique doublement habile qui donne à Moscou un droit égal à celui des Occidentaux de se mêler aux négociations engagées par le Secrétaire de l’O.N.U. en Orient. On ne peut plus éviter de lui accorder, comme membre du Conseil de Sécurité, une présence effective dans une région du monde où la Russie n’avait pu pénétrer politiquement. La déclaration tripartite de 1950 ne peut plus jouer puisque l’O.N.U. se substitue aux trois Grands. Elle exclut en conséquence toute possibilité d’intervention militaire unilatérale des Occidentaux, même s’ils en étaient priés par les intéressés.

Autre avantage : la diplomatie soviétique se présente comme un facteur de paix, tout en s’opposant aux pactes comme celui de Bagdad qui sont réputés militaires et dirigés contre l’U.R.S.S., et l’indépendance réelle des pax musulmans. Sans doute les pays voisins d’Israël seront déçus de ne pas recevoir le soutien public des Russes, ce qui ne les empêchera pas de le recevoir indirectement en fournitures d’armes et en équipement industriel. Mais l’U.R.S.S. fait la preuve, la première, d’intentions pacifiques. Cela ne lui coûte guère car la région est trop importante pour les Occidentaux pour que les Russes puissent se manifester par la force sans provoquer un conflit étendu dans cette région du monde, où ils ont d’ailleurs fait toujours preuve d’une extrême prudence.

 

Le But des Soviets en Orient

Leur but est en effet de ne pas inquiéter des pays comme l’Irak ou l’Iran. Ils attendent l’heure où la propagande des masses aidant, les dirigeants associés aux intérêts anglo-saxons seront balayés par les mouvements populaires, où par exemple, le vieux Nouri el Saïd sera contraint de se démettre à Bagdad. Alors, la bataille du pétrole, décisive pour l’Angleterre, pourra s’engager sans intervention directe de l’U.R.S.S.

Cette attitude pacifique des Russes suscite beaucoup de méfiance surtout à Londres. Mais elle porte ses fruits dans l’opinion moins avertie qui ne voit pas les manœuvres derrière les attitudes officielles.

 

Les Soviets et la Crise de la Démocratie

Il y a plus. Nos lecteurs se souviennent peut-être des indications données ici sur la crise de la démocratie occidentale, de ses faiblesses, de son incapacité qui n’est que trop évidente, à dominer les courants violents qui parcourent le monde actuel. Tout récemment, M. Duverger, républicain et démocrate éprouvé n’allait-il pas dans « Le Monde » jusqu’à préconiser pour notre pays un régime présidentiel du type américain, mais qui chez nous ne demeurerait peut-être pas longtemps démocratique ? En fait, l’ « hypnotisme »  qu’exercent les Soviets actuellement sur leurs victimes éventuelles vient précisément de ce qu’ils représentent l’alternative à la démocratie parlementaire ; l’attrait en somme du régime autoritaire dont on rêve à gauche comme à droite et aussi dans les milieux des technocrates et des planistes de l’économie. Rêve d’une société non plus égalitaire mais hiérarchisée où l’autorité morale n’appartiendrait plus à l’argent mais au grade, au rôle social et économique de l’individu ; illusions sans doute mais servie par beaucoup d’apparences.

 

Les Bateaux de la Volga

Un spirituel critique italien, Montanelli, raillait récemment un petit fait de la vie soviétique. Les Russes se sont fait construire par les Tchèques des bateaux rapides et luxueux pour remplacer les vieux rafiots qui naviguent sur la Volga. Les bâtiments auront quatre classes : les trois premières réparties pour les voyageurs de marque selon leur rang social, la quatrième pour les éternels moujiks entassés sur le pont à la belle étoile comme au bon vieux temps. Cela au moment où la France et l’Italie réduisent les classes à deux sur leurs réseaux ferrés avec une faible différence de prix entre elles. Cette histoire en effet symbolise deux mondes. Le paradoxe pour notre italien, c’est que c’est nous qui faisons figure de réactionnaires et les Russes de progressistes. Il a sans doute raison ; mais l’attrait même de cette hiérarchie sociale n’est-elle pas précisément une des plus fortes chances de ce prétendu communisme ?

 

Le Nouveau Chemin de Prague

Il l’a compris ; l’obstacle à la suprématie mondiale c’était la menace stalinienne, les agressions du genre Corée, les déportations de populations, les camps de travail forcé, l’appareil barbare de l’Etat policier. Tout cela est mis à l’écart, répudié ; Krouchtchev veut faire figure de civilisé. Les masses n’iront pas voir si le changement est réel ou si c’est dans la vitrine qu’on a seulement remplacé la marchandise. Elles croiront à un état moderne dont les méthodes ne sont pas opposées à celles des autres Etats et dont les progrès rivalisent avec ceux des mieux équipés. Tel est l’aspect nouveau du chemin de Prague. Plus de coup d’Etat ; plus de suicides ; une simple bonne majorité parlementaire en attendant le 99,5%. On n’en fait pas mystère d’ailleurs. Cela nous est dit expressément par « La Pravda ».

 

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