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Le Courrier d’Aix – 1956-04-28 – La Vie Internationale.
Résistances
Les Anglais ont tenu à montrer aux dirigeants russes qu’ils ne se laissaient pas prendre aux sourires et aux promesses d’amitié. L’accueil a été froid, houleux même de la part des Travaillistes. Boulganine, le vieux sceptique, s’en est amusé aux dépens peut-être de son compère Krouchtchev qui s’est fâché. Les résultats politiques, s’il doit y en avoir, s’en ressentiront. Il eut sans doute mieux valu, puisque l’invitation avait été faite et acceptée, jouer le jeu de l’amabilité, ne fut-ce que pour connaître les intentions profondes de Krouchtchev ; par contre, il ne fallait pas donner à l’opinion britannique l’impression d’être dupe et l’inviter trop ouvertement à s’abandonner à la détente. C’est ici que les exigences de la démocratie gênent les manœuvres des diplomates. Il y avait aussi Washington à qui Eden ne voulait pas donner l’impression d’une entente séparée avec les Russes.
Les Tendances en U.R.S.S.
Tout autre avait été l’accueil fait à Malenkov. D’après les rapports de l’Ambassadeur américain à Moscou, celui-ci représenterait l’aile droite du collège soviétique. Démissionné brutalement par Krouchtchev, Malenkov n’en aurait pas moins conservé de l’influence, et son étoile grandirait. Il aurait pour lui l’opinion, l’intelligentzia, les directeurs d’entreprises et la sympathie des masses à qui il avait promis la priorité pour l’accroissement des biens de consommation. Il passe aussi pour être favorable à la décentralisation et aux libertés des minorités ethniques.
A l’opposé, à gauche si l’on veut, se tient Molotov dont la disgrâce est définitive. Hostile à Krouchtchev et à ses méthodes personnelles, il conserve l’appui de la vieille garde du Parti. Toute concession aux aspirations des masses, toute ouverture diplomatique, même purement économique ou culturelle, lui parait dangereuse pour l’avenir d’un régime qui ne peut se maintenir que par la contrainte verrouillé aux influences extérieures.
Krouchtchev se trouverait au centre avec l’armée et la bureaucratie. Sentant la pression de l’opinion pour obtenir plus de sécurité et de liberté, il veut lui donner des satisfactions suffisantes, tout en la contrôlant. Ce qui n’est pas facile ; l’aspiration à l’indépendance qui souffle par le monde est contagieuse. Un réveil de l’esprit national est perceptible chez les satellites et même dans les Républiques intégrées comme l’Ukraine et la Géorgie ; récemment, il a fallu sévir à Tiflis et resserrer l’autorité du Parti à Moscou même où l’on commençait à discuter politique. La pression est forte et la mesure difficile à garder. C’est le grand, même le seul, espoir des démocraties que l’appareil monolithique du totalitarisme bolchevik se désagrège par la force du peuple russe lui-même. Ce n’est qu’un souhait ; tout au plus est-il moins chimérique qu’auparavant. Car en supposant même que la situation intérieure russe évolue vers une certaine forme de démocratie, cela n’empêcherait pas, en politique extérieure, cette démocratie d’être nationaliste et militariste autant que l’actuelle dictature ; l’orgueil russe est immense ; son appétit de puissance démesuré. N’oublions pas notre propre histoire, celle de la Révolution et de l’Empire qui lui succéda.
Les Critiques aux Etats-Unis
De l’autre côté, aux Etats-Unis, les critiques que nous avons signalées venant de journalistes influents à l’adresse de la politique Eisenhower-Dulles, ont pris de plus en plus d’ampleur.
C’est aujourd’hui un véritable concert. Aux publicistes fameux se joignent les hommes politiques de l’opposition démocrate et de la vieille garde républicaine, ce qui est normal, mais aussi des autorités de la défense, tant civiles que militaires, et même des économistes.
« Nous sommes en train de perdre la guerre froide ; nous sommes rattrapés par l’U.R.S.S. dans le domaine nucléaire, dépassés dans le domaine de l’aviation et de l’armement classique. En matière économique, nous ne pouvons lutter efficacement avec l’U.R.S.S., ne pouvant acheter aux pays sous-développés ce qu’ils pourraient nous vendre. Nos méthodes d’assistance sont suspectes, insuffisantes et mal appliquées ».
Voilà les thèmes essentiels. L’opinion éclairée a conscience que l’optimisme d’Eisenhower-Dulles est purement de façade et de caractère électoral.
La réalité est tout autre : les Etats-Unis – va-t-on jusqu’à dire – sont en passe de devenir une nation de second plan comme l’Angleterre et la France, et pour les mêmes raisons. Eisenhower n’a pas été insensible à cette vague d’inquiétude ; le malaise est trop apparent. Il a raidi son attitude dans son dernier discours, de haute tenue d’ailleurs. Mais on réclame des actes, et des actes qui seront de nature à renverser la tendance. Quant à suggérer lesquels, c’est là que les opinions diffèrent : les uns réclament des dépenses militaires accrues, d’autres des démarches spectaculaires en Orient ; d’autres au contraire, des initiatives de paix comme l’arrêt des expériences nucléaires.
Ces contradictions dans l’opinion, bien caractéristiques des courants dans toute démocratie, obligent l’exécutif à aller dans plusieurs sens à la fois, et le résultat est la confusion et l’impuissance. Les Etats-Unis ne sont pas mieux placés que nous. C’est le coup de poing de Krouchtchev annonçant à Birmingham que l’U.R.S.S. pouvait délivrer la bombe H à partir d’un avion fusée dans n’importe quelle partie du monde, qui a secoué l’apathie du public.
La Croisière Soviétique
En attendant, le rideau de fer s’entrouvre ; les premiers touristes soviétiques sont attendus cet été à Rome et à Paris. De vrais touristes sans mission officielle s’embarqueront sur un beau navire et feront le tour de l’Europe. Il y aura quatre classes, comme sur la Volga et le voyage ne sera pas bon marché, même en quatrième. Il faudra verser au moins l’équivalent d’une année de salaire d’un salarié moyen, c’est dire que les privilégiés se compteront seulement parmi les hauts dignitaires. Ceux-ci ne seront peut-être pas très convaincus de la supériorité de notre régime social. Ils trouveront sans doute, s’ils comparent leurs privilèges à la situation de leurs confrères occidentaux, qu’ils sont mieux placés qu’eux. Il n’y a pas beaucoup de fonctionnaires qui pourraient s’offrir une croisière à 600.000 frs par tête. Attendons pour être convaincues d’un changement en U.R.S.S. l’annonce du tourisme populaire.
L’Axe Le Caire-Moscou
On a parlé à Londres d’un axe Le Caire-Moscou, et les Anglais reprochent avec aigreur à la diplomatie américaine d’avoir flatté les ambitions du colonel Nasser. Celui-ci a souscrit, comme on pouvait le prévoir, à un renouvellement de l’armistice avec Israël, d’accord avec les Russes. Mais il a porté son activité vers l’Arabie où les positions anglaises en Mer Rouge et à Aden sont visées. C’est à Djeddah que Nasser a conclu avec les souverains de l’Arabie Saoudite et du Yémen, une alliance militaire avec un commandement unique, sous contrôle égyptien. Les Anglais voient se dessiner dans cette région, une affaire d’Afrique du Nord, moins tragique mais non moins dangereuse. Aden commande l’Afrique orientale et l’Océan Indien. Après la perte de Suez, de Trincomalee à Ceylan, de Singapour, pour ne rien dire de Chypre, le réseau des bases impériales est ébranlé. Qu’en pense Washington ?
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