Criton – 1956-05-05 – La Croisée des Chemins

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Le Courrier d’Aix – 1956-05-05 – La Vie Internationale.

 

La Croisée des Chemins

 

Ceux qui ont pu entendre le discours radiodiffusé que Krouchtchev a adressé à son peuple à son retour de Londres, ont été frappés par le ton rageur de l’apostrophe à l’encontre des Travaillistes anglais. Ceux-ci n’ont pas cru que la déstalinisation mettrait fin à la dictature soviétique. Que sont devenus les nombreux sociaux-démocrates emprisonnés dans les démocraties populaires ? Cette question indiscrète avait irrité Krouchtchev.

 

L’U.R.S.S. peut-elle se concilier la Social-Démocratie ?

On le conçoit : un des objets du voyage de Boulganine et Krouchtchev était justement de persuader les Travaillistes qu’ils pouvaient sans méfiance collaborer avec les communistes pour faire triompher le socialisme dans le monde. Ils croyaient la tâche facile. Les sociaux-démocrates ne se sont-ils pas toujours et partout laissé circonvenir ? C’est peut-être à cause de ces fâcheux précédents que la Sociale-Démocratie se défend aujourd’hui. Et pas seulement en Angleterre, mais en Allemagne et en France. Il faudra donc que les Russes donnent de nouveaux gages pour endormir les frères ennemis.

Les Socialistes du Monde libre ont pleinement conscience que le sort du Monde libre, comme l’équilibre des forces politiques, est entre leurs mains ; ralliés au bolchevisme, ils assureraient son triomphe. Ils s’y refusent. Mais ils se refusent également, sauf à la rigueur en Allemagne, à renoncer à certains principes doctrinaux comme la socialisation de la production et l’Etat Providence. S’ils achevaient leur programme, ils sentent confusément qu’il n’y aurait plus de barrière solide entre le totalitarisme soviétique et leur étatisme égalitaire. De la liberté qui leur est chère il n’y aurait plus grand-chose à défendre dans une société où la libre entreprise aurait disparu ou serait réduite à un rôle secondaire.

Il leur faudra donc attendre, s’accommoder de compromis, et surtout chercher des solutions nouvelles. M. Gaitskell en particulier n’a pas caché, l’autre soir, à ses auditeurs de la B.B.C. qu’il leur faudrait deux ans pour surmonter la crise interne qui les divise et pour élaborer un programme neuf susceptible d’entraîner l’assentiment des électeurs. On sentait son embarras : le drame du socialisme, c’est d’être attaché profondément à la liberté tout en instaurant un système économique qui la limite, et en dernière analyse, l’exclut. Et dans le monde actuel, cette contradiction prend toute son acuité selon que le Socialisme s’accommodera du libéralisme ou se résignera au communisme. L’accrochage avec Krouchtchev leur a fait toucher du doigt la gravité de leur responsabilité. Reste à savoir s’ils auront partout et toujours assez de résolution, de courage et d’unité pour ne pas s’abandonner, assez de fermeté et de constance pour suivre une voie moyenne. Souhaitons-le.

 

L’Échec des Entretiens de Londres

Par ailleurs, la rencontre de Londres, quoi qu’on en ait dit, n’a donné aucun résultat d’importance. Eden n’a pas caché à ses visiteurs que le Moyen-Orient était pour l’Angleterre une question vitale et que s’ils souhaitaient une détente, il fallait que la course aux armements cessât dans cette région. Les Russes ont répondu : volontiers, mettons l’embargo sur les envois d’armes ; laissons agir Hammarskoeld et les Nations Unies, mais à condition que cela s’applique à tout le Moyen-Orient, c’est-à-dire aux Etats membres du Pacte de Bagdad dont il convient avant tout d’annuler les clauses militaires et tout ce qui parait dirigé contre nous. On comprend que les Anglais n’ont pu acquiescer.

Eden pourra tirer parti de cette intransigeance lors des prochaines conversations avec les Américains. Il pourra dire à Dulles : vous voyez où les Russes veulent en venir en manifestant leur présence en Orient. Si vous ne vous décidez pas à vous associer complètement à nous dans cette région où nos intérêts sont aussi considérables, si vous n’êtes pas membre à part entière du Pacte de Bagdad, la poussée russe fera sauter le verrou. Les Américains en cette année électorale sont embarrassés ; ils sont entrés dans le Pacte de Bagdad à petits pas comme observateurs d’abord, puis comme membres de deux commissions, celle qui s’occupe de l’assistance économique et celle qui veille à déjouer les actions subversives. Ils n’entendent pas se compromettre davantage en prenant des engagements militaires.

 

La Crise de l’O.T.A.N.

La réforme de l’O.T.A.N. est à l’ordre du jour. Il s’agit d’étendre sa compétence aux domaines politique et économique. M. Dulles y a fait allusion. Il vient à Paris pour sonder les intentions de ses partenaires. Cette question a été au centre des entretiens franco-italiens, à l’occasion de la visite du président Gronchi. Personne ne s’illusionne sur la crise que traverse l’organisation du Traité Atlantique depuis la démission du général Gruenther. La France engagée en Afrique du Nord n’y joue plus qu’un rôle nominal ; l’Allemagne dont le réarmement reste théorique  n’y est encore qu’un figurant. Les Anglais voudraient bien réduire leur participation, surtout si l’Allemagne fédérale se refuse désormais à payer l’intégralité des frais d’entretien de leurs quatre divisions, trop faible pour constituer une protection militaire efficace, source de frictions entre populations et troupes étrangères ; on se demande s’il est encore en mesure de jouer le rôle qui lui était assigné à sa fondation, surtout depuis que les conditions stratégiques ont changé.

 

L’O.T.A.N. Instrument d’Assistance Économique

Les Français et les Italiens voudraient en faire un instrument de répartition d’une aide mutuelle dont les Etats-Unis seraient invités à fournir la part essentielle, ce qui reviendrait à renouveler en leur faveur l’aide Marshall qui économiquement a cessé de jouer. La France pense à l’Afrique du Nord, l’Italie aux régions sous-développées du Mezzogiorno. La difficulté majeure est d’ordre technique. Comment dans son nouveau rôle, l’O.T.A.N. pourrait-il se substituer à l’O.E.C.E. ou s’associer à cette organisation dont la tâche est d’organiser l’économie européenne ? Mais des neutres, la Suisse et la Suède font partie de l’O.E.C.E. et ne peuvent être membres de l’O.T.A.N. Celui-ci, d’autre part, n’est nullement préparé à cette tâche politico-économique, n’ayant jusqu’ici que des attributions militaires.

On attend avec curiosité les solutions de M. Dulles. En effet, outre ces difficultés, on ne voit pas bien le président Eisenhower demander au contribuable américain une rallonge à la facture d’aide à l’étranger que le Sénat ne paraît pas déjà disposé à approuver intégralement. Il est probable que pour l’immédiat on se contentera de poser des résolutions de principe. Il y a d’ailleurs entre Français et Italiens des divergences de vue sur la procédure. M. Pineau voudrait semble-t-il faire passer toute aide par le canal de l’O.N.U. et y faire participer les Russes, si possible. M. Martino voudrait en faire une affaire européenne avec l’appui des Etats-Unis et du Canada. On comprend pourquoi : le Midi de l’Italie est territoire européen ; l’Afrique est en majeure partie dans la zone qui ne relève pas de l’O.T.A.N.

 

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