Criton – 1955-10-15 – La Politique et les Hommes

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Le Courrier d’Aix – 1955-10-15 – La Vie Internationale.

 

La Politique et les Hommes

 

La maladie du président Eisenhower continue de provoquer des réactions dans l’opinion ; celle du chancelier Adenauer ajoute au malaise. Les peuples se font encore illusion sur l’importance des hommes dans le gouvernement des démocraties. En fait, il n’est pas de pays où malgré l’étendue de ses pouvoirs, le président ait moins d’influence dans la direction de la politique extérieure qu’aux Etats-Unis. Assemblées et brain-trusts, presse et comités laissent peu de latitude aux initiatives personnelles.

 

L’Influence d’Eisenhower

Il n’en reste pas moins que la confiance en Eisenhower était synonyme de foi en la paix durable. Il sera intéressant d’observer dans quelle mesure l’effacement du Président, désormais certain aux prochaines élections, influera sur la conjoncture. Il y a déjà eu de forts remous sur les marchés commerciaux et financiers aux Etats-Unis depuis la maladie d’Eisenhower ; cependant le « boom » des affaires ne paraît pas jusqu’ici ralenti. Mais le choc qui commence sur les bourses pourrait s’étendre aux transactions et provoquer un renversement de tendance. On verrait là l’importance décisive des facteurs psychologiques sur l’économie.

 

La Relance de la détente

Un autre facteur joue déjà toutefois ; on ne croit plus guère à la détente internationale depuis que les Soviets sont intervenus en Moyen-Orient pour réarmer l’Égypte et ses alliés arabes, et ont offert leurs services pour développer leur économie ; les déclarations de Krouchtchev sur l’avenir de l’Allemagne Orientale ne promettent pas grand succès à la Conférence de Genève ; le ministre britannique MacMillan ne s’est pas montré très optimiste à ce sujet. Les Soviets toutefois tiennent à poursuivre leur politique du sourire et l’on a de nouveau l’impression que Molotov, bien qu’il ait emboîté le pas, est très discuté à Moscou pour la poursuivre.

Donner et retenir ne vaut, dit-on ; une politique de détente ne s’obtient que si elle se prouve par quelques sacrifices et les Soviets n’en veulent faire que de symboliques. Pour que Genève ne soit pas un échec, il faut que les Russes mettent une offrande matérielle dans la corbeille de l’amitié ; ils savent que leur comportement à la prochaine onférence doit être un test de leur bonne volonté. S’ils déçoivent, on reviendra à la guerre froide ouverte. Il n’est pas sûr qu’ils le désirent.

 

Les Deux Courants à Moscou

En fait, on perçoit à Moscou deux courants. Molotov estime qu’il est absolument inutile de sacrifier quoi que ce soit des atouts de l’U.R.S.S., et que sa politique a fort bien réussi sans cela. De plus, l’atmosphère de détente a été un facteur important dans l’euphorie économique des pays libres, et leur progrès a renforcé leur puissance au détriment des pays du Bloc oriental dont elle a souligné les échecs. La guerre froide avait l’avantage de retenir les initiatives et de paralyser, dans une certaine mesure, le développement des affaires.

D’un autre côté, un homme comme Krouchtchev connaît les difficultés économiques du pays immense qu’il gère. Il y a présentement en U.R.S.S., en Chine et chez les satellites une pénurie de matières premières qui, autant que l’insuffisance agricole, fait obstacle à la réalisation des plans quinquennaux ; le cuivre et surtout l’aluminium manquent ; la production du pétrole ne suit pas les besoins.

Un climat de détente est nécessaire pour intensifier les échanges commerciaux avec l’extérieur et obtenir ce que l’U.R.S.S. ne produit pas suffisamment. Il y a certainement conflit entre l’homme qui ne voit que son échiquier diplomatique et celui qui tient les rênes de la production.

 

Les Congrès Politiques en Angleterre

Les deux grands Partis anglais, Conservateur et Travailliste, ont tenu leur congrès annuel ; on ne peut pas dire que l’euphorie régnait dans ces deux assemblées ; les leaders n’ont pas été acclamés. On avait l’impression que tous ces politiciens professionnels réunis, à court d’idées et de programme, sentaient leur impuissance à redresser la situation dont ils se sentaient également responsables. L’austérité a échoué ; elle n’a ni rempli les caisses d’or et de devises, ni réjoui les électeurs. Ceux-ci ont rendu la barre aux Conservateurs qui ont lâché la bride aux appétits, ce qui a eu pour résultat de développer la consommation intérieure au détriment de l’exportation, de pousser aux revendications de salaires pour satisfaire des besoins refoulés dont la satisfaction apparaissait à portée. La réserve de change s’est vidée par cette voie. Quel que soit le Parti au pouvoir, il faut revenir aux restrictions ; élever le taux d’escompte, resserrer le crédit, s’opposer aux augmentations de salaires, réglementer les achats à tempérament, réduire les dépenses budgétaires et rogner les subventions. Comme plate-forme électorale, ce programme n’est guère rentable.

En fin de compte, les deux partis ne trouvent pas de slogans pour discréditer leur adversaire, convaincus qu’ils sont qu’ils seront obligés de proposer les mêmes remèdes sans être sûrs qu’ils agiront. Les Travaillistes qui ont fait preuve dans leur congrès d’une extrême modération ont même renoncé à leur programme doctrinal, à l’extension des nationalisations en particulier ; l’empirisme anglais a repris le dessus. On agira selon les circonstances, sans idée préconçue.

Si nous nous étendons sur ces Congrès, par ailleurs si ternes, c’est qu’on y voit dans un pays où le bon sens ne manque pas, s’il est lent à s’exprimer, la condamnation par les politiciens eux-mêmes de la politique théorique et doctrinaire ; les signes de cette prise de conscience sont même perceptibles chez nous, en France, terre d’élection des doctrines partisanes et de l’abstraction politique.

 

L’Iran se joint au Pacte Turco-Pakistanais

L’Occident a marqué un point – un gros – en Orient. La Perse se rallie au Pacte Turco-Pakistanais de défense mutuelle auquel s’était déjà joint l’Irak qu’épaule la Grande-Bretagne et que patronnent les Etats-Unis. Cette décision iranienne ne va pas sans risque, car l’U.R.S.S. conserve par traité des droits d’intervention au cas où la Perse se lierait trop étroitement aux puissances occidentales. On comprend que l’aide à l’Egypte et à l’Arabie Saoudite soit de la part des Russes une contre-attaque anticipée.

Ce jeu d’échecs est plein de dangers ; car les grands malheurs viennent des petits pays ; le résultat ou plutôt la condition la plus appréciable d’une détente aurait été, à notre avis, la renonciation préalable à ce genre d’intrigues de part et d’autre ; la diplomatie aurait perdu beaucoup d’excitants, mais la paix y aurait gagné. Le jeu des influences a caractérisé la politique des grandes puissances aux XIX° et XX° siècles ; on sait où cela a mené.

Pour organiser la paix, plutôt que de palabrer sur un désarmement que chacun ne veut que pour autrui et qui ne peut se faire de bonne foi, on pourrait essayer de tracer sur la carte des zones en blanc dont les diplomates et les militaires des deux camps s’interdiraient l’accès ; les conflits dès lors ne viendraient plus de là. Il est curieux qu’une idée aussi simple et aussi banale ne soit jamais exprimée ; curieux mais malheureusement que trop explicable.

 

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