Criton – 1955-10-01 – Le Grain de Sable

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Le Courrier d’Aix – 1955-10-01 – La Vie Internationale.

 

Le Grain de Sable

 

La maladie du président Eisenhower a jeté un trouble imprévu dans la situation internationale. La figure du Général avait revêtu depuis Genève un caractère moral dont les Russes eux-mêmes ont reconnu le prestige. S’il disparaissait de la scène politique, la cause de l’Occident perdrait des appuis dans l’opinion mondiale profondément influencée par son esprit de conciliation et la sincérité de son désir de maintenir la paix. La confiance en Eisenhower représentait une large part de  l’optimisme qui règne dans le Monde libre et qui a puissamment contribué à la brillante reprise économique qui s’est développée depuis plus d’un an.

 

Eisenhower et les Soviets

Il ne faudrait pas croire cependant que l’action d’Eisenhower a changé la face du monde et qu’il faille lui attribuer le « new-look » de la politique soviétique. Les Russes se sont décidés à changer de tactique pour des raisons d’ordre intérieur et parce qu’ils jugeaient que le sourire servirait mieux leurs desseins que la menace. Ils poursuivront leur méthode quels que soient les hommes qui seront en face d’eux. On peut même dire qu’en se montrant aussi bien disposé à Genève, Eisenhower a aidé Krouchtchev et Boulganine à se rendre plus aimables, voire populaires dans l’opinion.

Il ne faudrait pas exagérer les conséquences d’un changement de personne à la Maison Blanche. La politique à la fois conciliante et vigilante d’Ike sera poursuivie. Il n’y a actuellement aucune divergence fondamentale de vues entre Démocrates et Républicains sur la politique à suivre. Il n’y en a pas davantage entre les personnalités qui pourraient accéder à la présidence en 1955. Ayant moins de prestige, des hommes comme Stevenson ou Nixon n’en seraient que plus tenus à se montrer fermes. On en eut l’exemple avec Truman. Mais la politique américaine, même inchangée, serait moins favorablement accueillie à l’extérieur ; c’est ce qui inquiète l’opinion aux Etats-Unis qui ont besoin de l’approbation des autres peuples.

La prospérité sans précédent des Etats-Unis à l’heure présente ne peut guère être affectée par la maladie d’Eisenhower. Cependant, l’importance des facteurs psychologiques dans la conjoncture ne doit pas être sous-estimée. A tort ou à raison, le monde actuellement croit à une paix durable ; l’esprit d’entreprise s’est réveillé ; les capitaux se sont découverts et la production en a été vivifiée. En faisant croire à une détente, les Soviets ont marqué des avantages mais ils ont aussi contribué à stimuler l’économie de leurs adversaires que la peur stalinienne avait porté à se replier sur elle-même. Sans le vouloir, ils ont achevé de mettre le marxisme en défaut. Une crise dans le monde capitaliste paraît moins probable que jamais.

 

La Guerre Froide Continue

Cependant, il ne faudrait pas, à la veille des nouvelles rencontres diplomatiques de l’automne se représenter la situation internationale sous un jour prometteur. La lutte que se livrent les deux Mondes est plus âpre, et par endroit plus tragique que jamais. Il y a d’abord le problème allemand auquel vont se heurter à la fin du mois les quatre Ministres des affaires étrangères ; les résultats du voyage d’Adenauer à Moscou ne laissent aucune illusion à ce sujet. Il n’y aura ni réunification, ni compromis provisoire. Or cette question commande toutes les autres. Aucun progrès sérieux vers une détente effective n’est concevable sans un changement dans les relations entre les deux Allemagnes. Mais il y a plus : les Soviets, après avoir assuré leur domination sur l’Europe jusqu’au voisinage du Rhin, ont étendu leur influence en Asie ; ils se sont assurés une solide emprise sur la Chine, qui a absorbé la moitié de la Corée et la moitié du Viet-Nam ; une pause de ce côté s’est révélée nécessaire, les risques d’un conflit ouvert étaient trop grands ; les communistes attendent de meilleures circonstances, tout en travaillant en profondeur.

La troisième phase de leur action s’est portée sur l’Afrique, sur l’Afrique française surtout qui s’est trouvée le point faible. M. July, notre ministre, disait ces jours-ci que le plan d’action du terrorisme nord-africain, qu’il se manifeste au Caire, à Damas ou à Budapest, était orchestré par une même main. Il n’avait pas besoin de dire laquelle.

 

Les Fournitures d’Armes Tchèques à l’Égypte

On apprend que l’Égypte va recevoir d’un satellite de l’U.R.S.S. des armes qu’elle n’avait pu obtenir sans assurances spécifiques des puissances occidentales. Or, le colonel Nasser attend d’être prêt pour se venger de sa défaite contre Israël. Si les livraisons prennent de l’importance, c’est une course aux armements qui va s’étendre au Moyen-Orient ; on sait qu’une étincelle dans ces régions suffit à répandre l’incendie. Il ne serait pas trop de l’effort conjoint des grandes puissances pour assurer la paix entre Israël et les Pays Arabes. Qu’adviendra-t-il si l’U.R.S.S. y mêle son jeu ?  Partout où un risque de conflit existe (on l’a vu entre Grecs et Turcs à propos de Chypre), une main mystérieuse cherche à le faire éclater ; ce qui n’empêchera point les cordiales poignées de mai à Genève et ailleurs.

La gravité de l’enjeu africain ne peut échapper à personne ; Eden et Dulles ne l’ignorent pas. Si l’Occident après avoir perdu les trois quarts de l’Europe et la presque totalité de l’Asie lâchait pied en Afrique son sort serait bien précaire. Aussi, malgré les réserves apparentes et parfois nécessaires des diplomaties étrangères, les soucis de la France sont aussi les leurs. Franco lui-même qui flattait hier les nationalistes musulmans semble avoir pris conscience du péril.

 

L’Avenir de la Technocratie

Signalons à nos lecteurs qui s’intéressent à l’avenir économique et social du monde, le récent ouvrage d’un spécialiste allemand Alfred Frisch. Il a trait au développement de cette nouvelle internationale qui s’appelle la technocratie. Son influence grandit au détriment des gouvernements et des groupes d’intérêts entre lesquels la société s’équilibrait jusqu’ici. Elle a ceci de particulier, que non seulement elle déborde les frontières, mais même (c’est nous qui marquons le fait et non l’auteur) paraît en voie de s’étendre des deux côtés du rideau de fer. Cette confrérie secrète des technocrates a des sympathisants à Moscou même. La raison de ce pouvoir tient évidemment au développement de la technique, mais aussi au double échec des deux idéologies qui se combattent dans le monde : D’une part le Marxisme-Léninisme qui n’a réussi, ni à créer une société sans classe, ni à s’assurer la prospérité, ni à réaliser cet effacement de l’État qui est devenu, au contraire des promesses du dogme, partout dictatorial. D’autre part, à la décadence du capitalisme qui a perdu en grande partie son moteur fondamental : l’esprit et le goût du risque ; la peur des crises économiques conduit l’ancien système à une sorte de sclérose particulièrement apparente en France et surtout en Angleterre où les groupes d’intérêts ont pratiquement fait disparaître la concurrence. Il s’oriente peu à peu vers une économie de rente au détriment de la collectivité. Les tensions nécessaires au dynamisme économique commencent à s’affaiblir ; les Etats-Unis subissent sous des formes moins apparentes la contagion de cette évolution. Les technocrates réussiront-ils, par-delà la politique et l’autorité des Etats et en opposition avec les groupes d’intérêts, à rétablir les tensions nécessaires ? Jouent-ils déjà un rôle suffisant pour renforcer la paix internationale ? Seront-ils demain une nouvelle classe et même une nouvelle caste ? Autant de problèmes auxquels il est bon de s’ouvrir.

 

                                                                                                       CRITON