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Le Courrier d’Aix – 1955-09-24 – La Vie Internationale.
Les Profits du Sourire
On attendait, pour juger la politique du sourire inaugurée par les soviets, les résultats du voyage d’Adenauer à Moscou. La détente internationale allait-elle progressivement s’orienter, à pas lents, vers le règlement défini par les cinq points du vice-président Nixon ? Le Chancelier allemand nous apporte la réponse : l’actuelle ligne du Kremlin n’est qu’un mode nouveau de la guerre froide ; nous n’en avions, pour notre part, jamais douté. Krouchtchev a avoué avec quelque cynisme, qu’il ne lâcherait jamais l’Allemagne de Pankow.
Molotov et la Nouvelle Politique du Kremlin
Il s’est cependant passé quelque chose à Moscou au printemps que l’histoire peut-être éclaircira. Avant le voyage de Krouchtchev et Boulganine à Belgrade, la position de Molotov était menacée ; il n’était pas du voyage ; à Genève même, il avait accompagné les deux chefs, sans jouer un rôle important dans la Conférence ; il avait toutefois démenti les bruits de sa prochaine retraite. Les maîtres du Kremlin ont sans doute jugé que le vieux diplomate qui avait conduit avec habileté la politique stalinienne, était indispensable pour présider à la phase nouvelle ; peut-être les médiocres résultats du voyage en Yougoslavie avaient-ils convaincu Krouchtchev de sa propre insuffisance ? Quoi qu’il en soit, Molotov dirigera la délégation russe à la prochaine rencontre de Genève. Il est présentement à New-York à la session des Nations-Unies.
Molotov est le symbole de la guerre froide, on peut attendre de lui qu’il change de manière, non d’objectif. C’est ce dont les grandes capitales sont aujourd’hui convaincues Molotov rallié à la politique du sourire – et il ne manque pas de le montrer aux photographes – en fera l’instrument de l’impérialisme rouge.
Les Résultats de la « Détente »
Cette politique un peu confuse au départ et menée par Krouchtchev avec quelque maladresse a depuis donné aux Soviets des satisfactions concrètes. Le plus difficile était de détacher Tito de l’Occident. Deux ans de pourparlers secrets n’avaient pas eu tout à fait raison de la ruse du Maréchal. Le voyage à Belgrade avait été plutôt humiliant pour les Russes. Le succès n’est que partiel mais il est. Tito a dû relâcher ses liens avec l’Occident pour se rapprocher de Moscou. Les Américains, enfin convaincus qu’ils avaient été trompés, ont joué serré à Belgrade ; l’ajournement sine-die du voyage de Tito à Paris prouve à l’évidence que ses relations avec l’Occident sont plutôt rafraîchies.
On dit que pour l’enlever à l’Alliance Atlantique à laquelle Tito, à la veille de la rencontre de Belgrade avait fait mine de vouloir s’agréger, les Russes auraient fait miroiter à ses yeux l’espoir d’une fédération de l’Europe centrale dont le Maréchal yougoslave serait devenu l’animateur – ce qui est son ambition ultime et secrète – cela est possible. Tito est trop averti des ruses de ses anciens coreligionnaires pour avoir pris ces suggestions pour argent comptant. Mais il n’en demeure pas moins qu’il s’est rapproché de Moscou suffisamment pour que l’Occident ne puisse plus compter sur lui pour arrêter l’expansion du communisme soviétique ; l’autre objectif du Kremlin était de rompre l’alliance de Bled – Yougoslavie- Grèce – Turquie, d’isoler la Turquie, et si possible de détacher la Grèce de l’O.T.A.N. C’est ici que la maladresse d’Eden a miraculeusement servi les desseins de la Russie.
Le conflit Gréco-Turc
En convoquant à Londres les Grecs et les Turcs pour discuter la question de Chypre, Eden avait pour but de montrer aux Hellènes et aux agitateurs Chypriotes que devant les résistances turques, il fallait accepter un compromis qui laisserait l’Angleterre maîtresse de l’Île. Compromis soigneusement élaboré et qui aurait pu, si les antagonismes n’avaient pas été si brutaux, constituer une solution de sagesse ; provisoirement, les choses seraient restées en l’état et l’avenir n’était pas fermé aux espérances des Grecs et de l’Enosis ; mais les communistes veillaient ; on ne sait trop comment ils ont réussi à enflammer les Turcs d’Istanbul et de Smyrne ; les émeutes en ces deux villes ont pris de court les autorités turques, mais l’ampleur des incidents, les destructions et les meurtres ont compromis peut-être définitivement les relations gréco-turques sans que la question Chypriote ait été réglée, tout au contraire ; le voyage des Souverains Grecs à Belgrade est une menace voilée de rallier le pays à la politique neutraliste. Malgré les efforts de Papagos, l’opposition peut amener l’opinion grecque à exiger un changement de politique, ce qui serait pour Moscou une revanche éclatante de la défaite de Markos en 1948.
Les Etats-Unis se sont émus ; Dulles a essayé d’apaiser le conflit. On peut douter qu’il ait réussi. Les Américains sont enfermés dans le dilemme ; ou payer très cher l’alliance grecque sans être plus sûrs de réussir qu’avec Tito, ou lui retirer leur appui et l’abandonner à l’influence de Moscou.
Par ailleurs, on ne comprend pas bien l’obstination britannique à maintenir à Chypre à grand frais une souveraineté inutile. En tout état de cause, le maintien des bases de l’O.T.A.N. dans l’Île n’était pas en question ; la minorité turque pouvait, avant les troubles, recevoir un statut qui la protège. Si les Anglais doivent finalement perdre la partie dans cette malheureuse affaire, ils auraient mieux fait de céder au début ; le conflit de Suez aurait dû leur servir d’avertissement ; s’ils étaient partis plus tôt, leur position en Egypte serait aujourd’hui bien meilleure.
La Fin de Perón
Perón est parti pour de bon, ce qui n’a rien pour surprendre ; ce qui était moins attendu c’est la passivité des masses qu’il avait tant flattées au jour de sa démission et de sa fuite. Comme les peuples sont faibles devant la force ! Avec quelle facilité ils applaudissent celui qu’ils croient devoir l’emporter ; l’histoire est aussi vieille que quotidienne. Elle n’en est pas moins triste ; Perón ne valait pas cher, mais eût-il été un héros authentique, que le résultat n’aurait pas été différent.
L’Affaire Burgess-Mac Lean
Un tout autre épisode secoue l’opinion du monde britannique : l’affaire Burgess-Mac Lean. Ces deux hauts fonctionnaires du Foreign-Office (le second surtout occupait une position clé) ont fui l’Angleterre en 1951 pour gagner la Russie ; l’affaire fit grand bruit, et Londres n’avait jamais mis d’empressement à l’éclaircir. Il a fallu les révélations d’un transfuge de l’autre camp, l’espion russe Petrov passé aux Australiens, pour obliger la diplomatie anglaise à donner les clefs du mystère ; on attend là-dessus un livre blanc qui ne dira pas tout. Car les deux hommes, soupçonnés depuis des années, par l’ « Intelligence Service » jouissaient de protections qu’ils devaient sans doute à des mœurs très particulières. Le Foreign-Office en subira une atteinte profonde, car c’était une institution dont la loyauté ne se discutait pas. Ce scandale révèle que l’Angleterre est atteinte dans toute ses œuvres vives de maux dont la gravité commence à inquiéter tous les milieux, politique ou non. Peut-être en résultera-t-il une réaction profonde et salutaire ?
CRITON