Criton – 1956-02-04 – L’Homme Malade

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Le Courrier d’Aix – 1956-02-04 – La Vie Internationale.

 

L’Homme Malade

 

Deux ordres de faits retiennent l’attention : ceux qui occupent le devant de la scène, l’échange de lettres Eisenhower-Boulganine et les entretiens anglo-américains à Washington, qui n’ont pas grande portée ; et ceux qui en ont beaucoup et dont on parle moins, la crise financière anglaise et le développement de l’offensive économique soviétique. Les gros titres dissimulent souvent les vrais problèmes.

 

La Crise Financière Anglaise

La gravité du déficit du commerce extérieur anglais a été soulignée d’une façon particulière – fait exceptionnel – dans le message même sur l’État de l’Union du président Eisenhower. Il s’en déclare préoccupé ; il y a de quoi. En 1955, le déficit a atteint 864 millions de livres alors que les réserves sont tombées à 2.120 millions de dollars en baisse de 540 millions si l’on tient compte du niveau des prix ce pourcentage est le plus bas connu. Si les choses allaient de ce train pendant trois ans, l’Angleterre ferait banqueroute. Si d’autre part on calcule que la devise anglaise sert au financement de près de la moitié du commerce mondial, on conçoit qu’avec un gage aussi faible une fuite devant la Livre demeure à chaque instant possible, ce qui précipiterait la catastrophe.

 

La Malaisie

Il y a plus : le sort de la solvabilité anglaise est entre les mains de deux personnages qui n’occupent guère de place sur la scène mondiale : le prince Abdul Raman, Président du Conseil de Malaisie et le Sheik de Kuwait. Expliquons-nous.

En proclamant en 1943 leur volonté d’accéder aux aspirations à l’indépendance des pays de l’Empire, les Anglais ne pensaient pas que la Malaisie était si près de la revendiquer. Le prince Abdul Rahman est actuellement « l’interlocuteur valable », et si pour diverses raisons il ne se montre pas agressif, il n’en cherche pas moins à relâcher les liens qui unissent la Malaisie à l’Angleterre. Il n’est pas question pour le moment que ce pays se sépare du Commonwealth, mais grâce à ses richesses, le caoutchouc et l’étain, il contribue, à raison de 15 pour cent à alimenter en dollars la zone Sterling. La Malaisie aurait dans les échanges mondiaux une situation particulièrement forte si elle disposait pour son développement et à son seul profit, des quelques quatre cent millions de dollars que ses exportations représentent. On voit ce qu’une telle perte représenterait pour Londres dans l’état actuel.

 

Kuwait

On sait, d’autre part, qu’après la crise fameuse des pétroles d’Iran, l’Angleterre faillit perdre avec la raffinerie d’Abadan son approvisionnement en pétrole et les 500 millions de livres investis là-bas. Par chance, cette perte fut atténuée par la chute de Mossadegh et des accords intervenus par la suite avec la Perse, mais elle fut surtout rapidement compensée par le développement inespéré des richesses pétrolières du petit état désertique de l’autre côté du Golfe Persique, Kuwait, et dans une moindre mesure par les progrès de la production en Irak.

L’Angleterre s’est trouvée de ce fait débarrassée d’une menace grave, mais à une condition, c’est que les redevances énormes payées au Sheik du Kuwait soient conservées par celui-ci en livres et réinvesties à Londres. Il s’agit de quelques 250 millions de livres par an. La nécessité d’avoir là comme à Bagdad un gouvernement ami et fidèle est un problème capital pour l’Angleterre. C’est ce qui explique les efforts de Sir Anthony Eden pour barrer la route aux Soviets dans cette partie du monde et l’appui qu’il est allé chercher à Washington pour associer les Etats-Unis à la défense du Pacte de Bagdad.

 

Après la France, l’Angleterre

Nous disions récemment qu’après avoir pendant près de deux ans concentré ses efforts sur la France pour amener notre pays de déception en déception – Indochine, Afrique du Nord, Sarre – à se détacher de l’Alliance Atlantique et suivre le chemin du neutralisme, les Soviets déplacent leurs batteries vers Londres, l’autre point faible du Monde libre. Ils n’ont aucune chance de séparer vraiment les pays anglo-saxons, mais ils pensent arriver à mettre l’Angleterre en position de vassal en face des Etats-Unis, la réduire à solliciter de façon permanente le secours financier et le secours politique de Washington.

En sommes-nous déjà là ? On n’oserait ni l’affirmer, ni le nier. Malgré les efforts de Churchill pour maintenir le prestige britannique, le monde n’a confiance dans la monnaie anglaise que parce qu’il est convaincu que les Américains ne la laisseront pas tomber. Effectivement, si Eisenhower sollicite sa réélection et l’obtient, une nouvelle injection de dollars sera nécessaire pour sauver une situation qui ne peut être redressée sans cela.

 

Civisme et Revendications

Le paradoxe le plus curieux et le plus inquiétant de la situation de l’Angleterre est celui-ci : ce peuple si justement vanté pour son civisme, pour sa ponctualité à s’acquitter des plus lourds impôts du monde  – 90.000 francs par tête d’habitant – pour supporter avec sang-froid et patience les plus rudes épreuves, se montre aujourd’hui incapable de discipline dans de mesquines questions de salaires. Pour l’année 1955, malgré le déficit extérieur, malgré le péril aveuglant que peut faire courir aux exportations anglaises l’élévation des prix de revient industriel, les travailleurs ont exigé à coups de grèves et obtenu 400 millions de rémunérations supplémentaires. Les revendications pour 1956 se montent à plus de 500 millions. Malgré les conseils de modération des grands syndicats, les petits comités ne veulent rien entendre. Il leur faut conserver et même améliorer leur niveau de vie déjà trop élevé par rapport au revenu national. Si l’on ajoute à cela que la prospérité des affaires – autre paradoxe de la situation – et le développement de la production ont créé une situation de suremploi, (il y a deux offres d’emploi pour une demande), les travailleurs ont beau jeu pour appuyer leurs revendications. Seule la réapparition du chômage déjà signalée dans l’industrie automobile pourra améliorer la situation, phénomène regrettable à tous égards et gros de menace pour l’équilibre social et politique.

 

L’Offensive Économique des Soviets

Il ne nous reste guère de place pour suivre l’offensive économique des Soviets. Chaque jour apporte un fait nouveau, marque une nouvelle initiative sur un point du globe où Moscou n’avait pas encore présenté d’offre d’aide.

Hier au Mexique, les Russes proposaient du papier d’imprimerie ; on dit que pour le barrage d’Assouan ils fourniraient à l’Égypte, outre les techniciens, 300 millions de dollars remboursables en cinquante ans. Enfin – et surtout – l’ami Tito a reçu pour ses excellents services un cadeau supplémentaire : le matériel, et bien entendu les techniciens, pour doter la Yougoslavie d’une industrie nucléaire si Tito veut s’offrir une bombe atomique. Nous n’avons jamais compris la confiance et la crédulité des plus célèbres hommes d’État occidentaux, à l’égard de ce personnage qui les a tous – même les Russes – exploités et bernés avec une maîtrise qui n’a d’égale que la médiocrité de ses interlocuteurs.

Nous n’avons cessé de montrer ici, depuis des années, les ficelles d’un jeu habile mais qu’un peu de pénétration pouvait aisément déjouer. Aux maux dont souffre la démocratie, il convient d’en ajouter un dont elle n’est pas responsable et dont elle a hérité intégralement : les petits calculs et le goût des combinaisons savantes des diplomates professionnels qui se croient toujours au Congrès de Vienne.

 

                                                                                            CRITON

 

 

Criton – 1956-01-28 – Les Profits du Neutralisme

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Le Courrier d’Aix – 1956-01-28 – La Vie Internationale.

 

Les Profits du Neutralisme

 

Depuis 1945, on n’avait jamais enregistré un changement aussi rapide et aussi profond dans l’état d’esprit du Monde occidental. L’été dernier, c’était l’euphorie de la détente, le sommet de la popularité d’Eisenhower, le record de la prospérité économique. Les démocraties conscientes de leur progrès vers l’élévation de leur niveau de vie, avaient repris confiance en elles-mêmes. Le visage de la politique soviétique, l’humiliant voyage à Belgrade des dirigeants, les mauvais résultats de leur politique agricole avaient en apparence enlevé aux Russes l’initiative conservée depuis dix ans ; le prestige du communisme était au plus bas. La libération de l’Autriche avait marqué le commencement du reflux. La guerre froide était, croyait-on, terminée.

 

La Nouvelle Phase de la Guerre Froide

L’illusion fut courte ; les meilleurs observateurs ne la partageaient d’ailleurs pas. L’esprit de Genève dura juste le temps, pour les Soviets, de retrouver un crédit et une audience que dix ans d’obstruction leur avaient fait perdre. Sitôt reconnus comme des partenaires susceptibles d’être écoutés, avec lesquels on pouvait espérer s’entendre, Boulganine et Krouchtchev lançaient leur grande offensive économique ; touchés dans ce qu’ils croyaient être leur monopole, les Occidentaux se mirent à chercher les moyens de faire face. L’on s’aperçut que le communisme, loin de reculer devant la prospérité, s’infiltrait plus aisément à l’abri de ce masque débonnaire.

En même temps, apparaissent en Occident les premiers signes d’un ralentissement du boom économique dont la rapidité avait été excessive. Simultanément, les producteurs anglais et américains d’automobiles ralentissaient la production. Les pronostics optimistes des économistes se faisaient plus prudents. Eisenhower dans son message d’hier déclare que l’inflation dont on venait de combattre la menace n’était plus à craindre et l’on est prêt à remettre en exercice les méthodes propres à enrayer une dépression.

Entre temps, sur le plan international et intérieur, les difficultés se multiplient. Crise aigüe en Proche et Moyen-Orient, aggravation du drame de l’Afrique du Nord, aggravation aussi de la balance anglaise des paiements et perte profonde de prestige du gouvernement Eden ; là-dessus, les élections françaises qui ont provoqué dans le Monde libre un cruel examen de conscience.

 

Le Problème de la Démocratie

Aujourd’hui, comme par contagion, la discussion que nous avions esquissée le 7 janvier, sur l’aptitude de la démocratie à affronter les graves problèmes du monde moderne, est reprise de tous les côtés. On met en question les possibilités de cette forme difficile de gouvernement de résister à la pression du collectivisme totalitaire et cela même en Angleterre, berceau du système. Eden dans son dernier discours a parlé en termes à peine voilés de la menace que fait courir au régime de liberté, l’indiscipline et l’incompréhension des masses. En Amérique, on juge sévèrement les empiètements du Législatif sur l’Exécutif et plus encore les attaques des politiciens et des militaires contre les desseins des responsables. Partout, on sent que l’heure est venue de restaurer l’autorité sinon, le chemin de Prague est ouvert aux uns, la route de Varsovie aux autres, c’est-à-dire la capitulation par la persuasion ou la défaite.

 

Les Profits du Maréchal Tito

Il est assez curieux qu’un fait, en apparence secondaire mais d’une portée exemplaire, ait complètement échappé aux commentateurs, par distractions ou ignorance, ou peut-être à dessein, nous l’ignorons. La chose n’en est pas moins étrange. A trois jours d’intervalle, le maréchal Tito signait deux accords de nature économique, l’un avec les U.S.A., l’autre avec l’U.R.S.S.

De part et d’autre, il s’agit d’un prêt de l’ordre de 100 millions de dollars, ce qui est peu pour l’Amérique, considérable pour la Russie. Les Etats-Unis cèdent à Tito des denrées agricoles et du coton de leurs surplus, payables en monnaie locale. Parmi les denrées figurent 40.000 tonnes de lard ; quand on songe que la Yougoslavie tirait autrefois le plus clair de ses ressources d’exportation de la vente aux Anglais du bacon pour leur breakfast, cela en dit long sur les résultats de l’agriculture collectiviste.

Mais l’intérêt n’est pas là. Les Russes eux font jeu égal : ils prêtent à Tito, leur ennemi d’hier, 65 millions de dollars au taux réduit de 2 pour cent sur dix ans pour construire, avec l’aide de techniciens soviétiques, des usines d’électricité et de produits chimiques, et le solde – ce qui est sans exemple de leur part – en devises fortes dont ils sont si peu munis eux-mêmes. De quel prix Tito a-t-il payé ce bienfait substantiel ?

En discours et manœuvres diplomatiques. On se souvient que Kardelj, son Ministre avait été à Londres avant le voyage du Maréchal en Éthiopie et en Égypte. Les Anglais comptaient sur Tito pour persuader Nasser de se prêter à une détente avec Israël et renoncer à rechercher l’appui des Soviets. Or, les Anglais qui paraissaient avoir reçu de bonnes paroles ont été cruellement déçus. A la suite d’un discours particulièrement violent de Tito contre le Pacte de Bagdad, Londres a protesté officiellement à Belgrade, mais en vain. Un discours vaut bien les cent millions de dollars des Russes.

 

L’Objectif des Soviets

Mais n’allons pas croire que Moscou a fait un marché de dupes ; leur but est double : montrer aux pays tentés par le neutralisme que cette politique paye. Soyez neutres et l’on vous courtisera ; vous toucherez des deux côtés et vous aurez beau jeu à faire monter les enchères. Voyez Tito : cent millions à gauche, cent à droite. Quelle aubaine et quel gain de prestige par surcroit !

 

 

 

Le Neutralisme en Grèce

Mais ce n’est pas tout : la nation que visent les Soviets, c’est la Grèce. C’est à elle que s’adresse cet exemple alléchant. Les Grecs vont voter le 19 février ; irrités par la sanglante affaire de Chypre et les conflits sanglants aussi avec les Turcs à Istanbul et à Smyrne, les Grecs vont avoir à se prononcer entre la neutralité et l’Alliance Atlantique. Les incidents de Chypre et les querelles gréco-turques ont été d’ailleurs attisées et soutenues par les communistes locaux. Qui mieux est, Tito a pris l’initiative de convoquer en mars, c’est-à-dire après les élections grecques, une conférence du Pacte balkanique que l’on croyait mort – pacte qui, comme on sait, réunit Yougoslavie, Grèce et Turquie – la participation de cette dernière est bien problématique. L’occasion serait alors offerte à Tito de nouer un pacte à deux qui mettrait Grèce et Yougoslavie dans le camp des Neutres.

La position des Anglo-Saxons dans la Méditerranée orientale serait alors menacée et précaire. Moscou marquerait un point d’importance stratégique capitale ; Londres et Washington ont vu le danger. Ce sera un des principaux sujets de discussion lors de la prochaine rencontre Eden-Eisenhower. Les Ministres grecs actuellement au pouvoir voudraient maintenir leur pays dans l’Alliance occidentale. Les Etats-Unis ont fourni les garanties nécessaires. Ils voudraient gagner la partie en réussissant à obtenir, à la veille des élections, la promesse du rattachement de Chypre à la Grèce. Les Anglais sont-ils décidés à faire ce sacrifice malgré les dangers qui se précisent en Jordanie ? C’est ce que nous ne tarderons pas à savoir. Et ce sacrifice suffira-t-il à gagner la partie électorale à Athènes ? Du mystère des urnes sortent souvent de rudes déceptions.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1956-01-21 – Hier et Aujourd’hui

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Le Courrier d’Aix – 1956-01-21 – La Vie Internationale.

 

Hier et Aujourd’hui

 

L’Interview du « Life »

L’interview de M. Foster Dulles au magazine américain « Life » a fourni le grand sujet de commentaires et de controverses de la semaine. En substance, le Secrétaire d’État assure que la menace d’exercer sur la Chine des représailles atomiques au cas où son intervention dépasserait certaines limites, avait sauvé la paix à trois reprises : au moment où les pourparlers d’armistice en Corée risquaient d’être rompus et la guerre de reprendre ; au moment du désastre de Dien-Bien-Phu et enfin quand on craignait une attaque chinoise sur Quemoy et Matsu dans le détroit de Formose. Aussi mauvais historien que maladroit diplomate, a-t-on dit.

Il est certain que ce n’est pas la première fois que les dirigeants de la politique américaine manquent une occasion de se taire. Cependant, il serait impropre de croire que ces déclarations n’avaient pour objet que la propagande électorale, c’est-à-dire de montrer que la diplomatie des Etats-Unis avait su préserver la paix en se montrant ferme. Il n’est pas prouvé d’ailleurs que les Chinois aient été gênés en quoi que ce soit par les menaces de M. Dulles. Ils ont exécuté leur plan et n’avaient vraisemblablement pas l’intention d’aller au-delà ; le succès pour l’heure fut suffisant.

Les déclarations du Secrétaire d’État avaient un double objet : rassurer une fraction de l’opinion qui trouve la politique d’Eisenhower un peu molle et qui se solde en définitive par une série de reculs et aucun avantage concret. Alerter, du même coup, une autre fraction plus large à qui l’euphorie de la prospérité fait oublier les périls de l’heure. La détente de l’été 1955 avait suffi à endormir tous ceux qui ne demandaient qu’à oublier leurs craintes et à conduire leurs affaires en faisant confiance au Président et au bon sens des dirigeants soviétiques. Force leur est de se rendre compte que la situation demeure au fond ce qu’elle n’a cessé d’être depuis dix ans et que le développement de la puissance soviétique rend progressivement plus menaçante ; que cette situation enfin n’est pas susceptible de changer dans l’avenir prévisible.

 

Polémique autour de Dien-Bien-Phu

Ce sont les Anglais qui se sont montrés irrités des propos de Dulles sur les rôles de Churchill-Eden au moment de Dien-Bien-Phu. Il n’y a que la vérité qui blesse. Il se peut que lorsque les Britanniques refusèrent, le 24 avril 1954, de s’associer aux Etats-Unis et à la France pour sauver l’héroïque garnison  – à la suite du dramatique appel de M. Bidault – les diplomates américains aient été soulagés par ce refus et qu’ils l’escomptaient pour éviter eux-mêmes d’intervenir. Les militaires avaient alors mieux compris la valeur de l’enjeu. La chute de Dien-Bien-Phu aura, sans doute, dans l’histoire la même importance que l’occupation militaire de la Rhénanie par Hitler en 1935. Elle a sonné le glas de l’Empire français et peut-être celui de la civilisation occidentale. Ce fut une humiliation et une défaite pour le Monde libre, et ce n’est pas la France qui en porte la responsabilité. Erreur stratégique peut-être, mais qui aurait pu être tenue pour telle en n’importe quel autre point. Ce qu’il fallait éviter, c’était la capitulation d’une armée de l’Occident devant la ruée asiatique. Si M. Dulles croit de bonne foi avoir sauvé la paix à cette heure-là, l’avenir pourrait bien le détromper. Il suffit de lire dans « Le Monde » le récit de Robert Guillain, sur son récent voyage en Chine pour se poser la question.

 

Le Plan Quinquennal Soviétique

Quand nous parlons d’ « hypnotisme » exercé par la propagande soviétique sur l’esprit occidental, il suffit de lire l’exposé d’un économiste anglais, Peter Wiles, sur la récente publication du Plan quinquennal 1956-1960 par le Kremlin. Lui aussi comme naguère un de nos éminents statisticiens, voit dans le progrès de l’économie soviétique, la promesse d’un prochain succès sur l’économie du Monde libre. Pour la première fois, les Russes publient en chiffres et non plus en pourcentages, les normes de production qu’ils se proposent d’atteindre. Il n’est pas niable que les objectifs de 1960 sont impressionnants, si tant est qu’ils soient atteints, 65% en 5 ans pour l’industrie lourde, c’est-à-dire 13% par an. Cependant, dans cet immense pays, 68 millions de tonnes d’acier sont encore loin de suffire, surtout si l’armement en absorbe une large part. N’importe quel pays libre pourrait suivre le même rythme d’accroissement si besoin était. Mais au point d’équipement où ils sont parvenus, ce serait pur gaspillage. Par contre, dans ce même plan, on notera que la production de véhicules automobiles n’atteindra, s’il est rempli, que 650.000 unités en 1960. A titre de comparaison, la France en a produit 720.000 en 1955, et les Etats-Unis plus de huit millions, et l’U.R.S.S. aura en 1960 227 millions d’habitants !

Or, le niveau d’un peuple se mesure, plus qu’à tout autre indice, au nombre de voitures en circulation. C’est assez dire que le citoyen soviétique ne sera pas encore en mesure de faire dans sa voiture, en 1960, une promenade dominicale. En fait, l’économie soviétique n’est pas au service du peuple qui travaille à l’édifier. C’est une économie de guerre d’une part et une économie de prestige, une économie au service de la politique. Et c’est en cela que les chiffres publiés par Moscou paraissent redoutables. Un immense labeur, sans contre-partie de jouissance, au service d’une machine à dominer l’univers.

 

La France de 1956

Il est curieux de mettre en parallèle une très pénétrante étude allemande sur la France d’aujourd’hui. A en croire les arguments des partis politiques et des porte-paroles des travailleurs, on devrait s’attendre, en venant en France, à ne rencontrer que misère et injustice. On trouve au contraire un pays à un haut degré de prospérité où il n’y a pas de chômage, où l’industrie et même l’agriculture, sauf en quelques secteurs, travaille à plein. Les Français, dit-il, sont affligés de l’ « Elend complex », le complexe de misère, dirions-nous (Qu’ils fassent un tour à Prague où 99 pour cent de citoyens vont à pied). Les Français croient-ils réellement que leur sort soit aussi pitoyable ? On le penserait à les entendre, leurs porte-paroles du moins. Si cela était – mais l’auteur est sceptique – on ne pourrait plus parler de leur légendaire bon sens.

Il est certain que notre état d’esprit est une énigme pour un observateur de l’extérieur, et cela ne laisse pas d’être inquiétant. Si surprenant que cela puisse nous sembler, les plus perspicaces de nos visiteurs, qui rendent par ailleurs un hommage sincère à nos qualités, s’accordent à constater que le peuple le plus intelligent du monde a l’esprit le plus mal adapté à l’évolution de son temps. Il garde la nostalgie d’un passé qu’il croit possible de faire revivre et qu’il accuse ses dirigeants de l’empêcher de retrouver. Or, les erreurs qui ont été commises depuis dix ans, l’ont été beaucoup plus par la pression de l’opinion que par l’aveuglement des responsables. Un mouvement formidable pousse les peuples de couleur vers l’indépendance. Les Anglais qui, dans leur expansion outre-mer ont été des commerçants plutôt que des colonisateurs, ont cédé à cette pression, faute de moyens pour la contenir ; la contagion de leur exemple n’a pas manqué de nous atteindre.

Il n’y a pas là de raison pour accuser des fautes ou des erreurs politiques, mais de rechercher avec sang-froid dans la concorde, à trouver les moyens d’une adaptation difficile. Il est absurde de dire que c’est là une question de vie ou de mort. S’il en est une, elle n’est pas là. La Hollande a perdu son Empire colonial dans les pires conditions. Nous n’en sommes pas à cet état et n’en serons jamais là, à beaucoup près. Or, les Hollandais ont retrouvé un niveau de vie et de prospérité fort enviable ; leurs finances en particulier sont infiniment meilleures que les nôtres, et leur prestige n’a pas souffert. Ces propos ne sont pas un argument pour s’abandonner, mais pour ne pas désespérer.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1956-01-14 – Crise Morale

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Le Courrier d’Aix – 1956-01-14 – La Vie Internationale.

 

Crise Morale

 

Le sentiment d’inquiétude laissé par les élections françaises n’est pas près de se dissiper, disions-nous la semaine passée ; c’est la forme même du gouvernement démocratique qui est en question. Walter Lippmann reprenant la question écrivait hier : « En regardant autour de nous dans le monde, nous voyons que la démocratie est une forme difficile de gouvernement et que son avenir n’est pas encore assuré ». En effet, aux Etats-Unis même où cependant l’exécutif est élu directement par le peuple (il est vrai qu’il n’a le choix qu’entre deux candidats qui lui sont imposés par les partis), le Congrès est amené à usurper la fonction exécutive dès que le Président n’est pas en mesure d’imposer son autorité. On l’a constaté à plusieurs reprises à la fin du mandat Truman et aux débuts d’Eisenhower quand sévît le Maccarthisme.

 

Eisenhower et l’O.T.C.

Un nouvel exemple pourrait bien surgir avant peu, toujours aux Etats-Unis, en cette année d’élections. Le Président propose en effet l’adhésion des Etats-Unis à l’O.T.C., c’est-à-dire à l’organisation de coopération économique qui doit remplacer le G.A.T.T. qui a le même objet. En participant aux travaux et aux accords établis par cet organisme international, le Gouvernement américain se trouvera amené à abaisser les tarifs douaniers, à élargir ou supprimer les contingentements, ce qui va dresser contre lui tous les parlementaires protectionnistes. Or, rien ne serait plus urgent pour les Etats-Unis qui sont en théorie les protagonistes de la liberté commerciale que de se montrer disposés à l’appliquer eux-mêmes. Il y va de leur prestige.

De même, d’âpres critiques largement fondées se sont élevées contre l’arbitraire dans la taxation et la complexité bureaucratique de la douane américaine ; le Président propose une simplification des formalités et une évaluation des droits fondée, non sur le prix auquel les marchandises étrangères sont vendues dans leur pays d’origine, mais sur celui où ils sont offerts aux Etats-Unis. Le Bloc protectionniste, puissant au Congrès, fera obstacle à ces propositions. En année d’élections, le Président sera désarmé et sans doute cèdera.

 

Difficultés Anglaises

La démocratie anglaise est aux prises, elle aussi, avec des difficultés toutes différentes, mais qui rejoignent les précédentes. La situation du Royaume-Uni dans l’ordre économique demeure fondamentalement mauvaise : sans une discipline de tous ses membres, une communauté de plus de 50 millions qui n’en peut nourrir que 25 ne peut espérer maintenir un niveau de vie particulièrement élevé. Les Travaillistes avaient courageusement imposé l’austérité. Malheureusement, leurs méthodes socialisantes avaient non seulement annulé les effets favorables de cette politique mais en avaient rendu inévitable la faillite. Ils ont été renversés par les électeurs. Mais les Conservateurs au pouvoir ne peuvent plus revenir aux méthodes qu’ils ont combattues et qui ont échoué ; ils ont desserré l’étreinte et les réserves d’or et de devises de la Banque d’Angleterre ont à nouveau fondu. Elles sont au plus bas ; la Livre est menacée malgré deux dévaluations. L’économie anglaise subit des contradictions absurdes.

Assis sur un bloc de charbon quasi inépuisable, ils en importent des Etats-Unis et le prix payé en dollars égalant le bénéfice qu’ils retirent de leurs exportations d’automobiles, cela à cause de l’obstination des mineurs à refuser l’aide des travailleurs étrangers. En outre, la course des salaires et des prix se poursuit. Le coût de la vie monte et rattrape le niveau des rémunérations. Malgré les appels au civisme, les organisations ouvrières multiplient les revendications qui mettent en péril l’équilibre économique et la monnaie. Les grèves éclatent ou menacent. Par ailleurs, pour des raisons politiques, le Gouvernement a imposé des restrictions de crédit uniformes, au lieu de favoriser les emprunts productifs et de supprimer les autres.

Si l’on ajoute à cela les échecs de la politique anglaise en Moyen-Orient, après le malencontreux Pacte de Bagdad, on comprend que la position d’Eden soit devenue fragile, au point que sa démission a été demandée et même annoncée. Le Premier ministre va essayer de faire face aux critiques. Son successeur éventuel, Butler ou MacMillan, ne se tirerait pas mieux d’affaire, pas plus que le Travailliste Gaitskell s’il revenait au pouvoir. L’incompréhension des masses les ferait buter sur les mêmes obstacles.

 

Les Prédictions de Kennan

Le célèbre spécialiste américain George Kennan disait l’année dernière que les Soviets avaient trois moyens de s’assurer la domination mondiale ;

1° par la puissance de persuasion ; 2° par la force des armées ; 3° par une sorte d’hypnotisme de nature à faire perdre aux Occidentaux confiance en eux-mêmes.

De la première, l’incapacité des Russes à élever le niveau de vie des masses à l’échelon occidental a fait justice. La seconde est hors de question, pour le moment du moins. La troisième, au contraire, pourrait être en passe de faire son œuvre ; l’impuissance des démocraties à s’imposer une discipline. Hitler déjà, malgré les aspects abjects de sa propagande et ses méfaits, avait exercé en France et ailleurs cette sorte d’hypnotisme.

 

Le Remède

Le remède existe : il serait simple. La fonction exécutive, le Gouvernement devrait être confié à des hommes étrangers à la politique qui auraient fait leurs preuves comme administrateurs publics ou privés ; le Parlement n’aurait qu’un droit de contrôle et de conseil en fonction des intérêts qu’il représente et qui ne s’imposerait à l’exécutif que s’il était appuyé par une large majorité. Il y a un peu de cela dans l’organisation américaine mais trop peu. Sinon, les démocraties iront vers un nouveau 1939 d’un autre genre, moins sanglant peut-être, mais plus décisif.

 

L’Émancipation Africaine

Il ne faut pas se dissimuler que le péril grandit avec une rapidité effrayante ; après l’Asie, c’est l’Afrique qui va échapper au contrôle du Monde libre ; pas seulement l’Afrique arabe dont l’émancipation ne peut plus être limitée, mais l’Afrique noire. Toute l’Afrique occidentale, spécialement le Cameroun, le Togo, le Dahomey, a les yeux fixés sur le Dr. NKrumah, chef du Gouvernement autonome de la Côte d’Or anglaise qui va accéder au statut de dominion en attendant une indépendance complète. Les Anglais ont cédé là avant nous, et l’exemple est contagieux. Ils en sont eux-mêmes les victimes. Hier, ils ont abandonné le Soudan ; le Kenya, malgré la répression sanglante du terrorisme. Mao Mao, échappe au contrôle anglais. Voici en dernière heure que le Nyassaland, malgré les combinaisons du Colonial Office, donne des signes de rébellion. Le communisme n’est pas seul en cause, mais tout désordre lui profite.

 

Les Soviets en Afrique

Voici enfin que les Soviets envoient un ambassadeur de classe, Germanov, en Lybie, que les Anglo-Saxons ont enlevé à l’Italie pour en faire leur base à l’abri d’une indépendance nominale. Mieux encore, les Russes s’introduisent dans le seul pays dit libre de l’Afrique occidentale, le Libéria qui est en fait un fief des Etats-Unis. Ils proposent une aide économique, s’offrent à construire des usines et des barrages défiant les Américains dans leur propre sphère. Ni le Pacte de Bagdad, ni le Plan Marshall n’arrêteront des processus qui ont des mobiles passionnels et raciaux. 1956 est une année lourde de menaces. La balance est en équilibre instable. Qui peut assurer où elle penchera ?

 

                                                                                            CRITON

 

 

Criton – 1956-01-07 – Crépuscule de quelques Mythes

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Le Courrier d’Aix – 1956-01-07 – La Vie Internationale.

 

Crépuscule de quelques Mythes

 

Les élections françaises ont été suivies avec attention et inquiétude à l’extérieur, et leur résultat n’est pas de nature à alléger les difficultés de notre pays. Les répercussions du verdict électoral ne se feront pas sentir immédiatement, mais la solidarité du Monde libre est, par la force des choses plutôt que par la volonté des hommes, si étroite et si pressante que l’affaiblissement du facteur français est une cause de dépression générale.

 

Changements et Stabilité

Ce qui impressionne les observateurs les plus sagaces, ce ne sont pas les changements spectaculaires dans la composition de notre Assemblée qui tiennent  aux incidences de l’arithmétique électorale, c’est, tout au contraire, la stabilité de l’opinion. En fait, les grands Partis remarque-t-on ont conservé presque exactement le pourcentage de leurs adhérents et si un des extrêmes a changé d’étiquette, il n’a fait que recueillir la succession d’un autre. Quels que soient les problèmes, la clientèle ne change guère ses habitudes ; sa mentalité le porte vers les mêmes couleurs et les nouvelles générations s’alignent sur les précédentes. La mode en politique change les costumes, non les opinions.

 

Le Débat sur l’Aide à l’Étranger aux Etats-Unis

Ces constatations auront une certaine influence sur le débat qui va s’ouvrir au Congrès américain sur l’aide à l’étranger. Le Président voudrait non seulement l’augmenter mais en établir le programme financier global pour dix ans. Il est peu probable qu’il obtienne satisfaction. Beaucoup de « Congressmen » se demandent en effet, si cette aide est efficace et est de nature à changer quelque chose dans les dispositions des bénéficiaires. En particulier, le mythe dont nous parlions précédemment du recul du communisme par l’augmentation du niveau de vie, qui est à la base de l’assistance américaine est sérieusement ébranlé. Non seulement, dit-on à Washington, les trois milliards de dollars que nous avons fournis, mais encore la hausse considérable du pouvoir d’achat constaté en France depuis cinq ans, n’ont pas enlevé beaucoup de voix au Parti communiste. A quoi bon continuer ? Nous faisons la même expérience en Italie. Elle se répètera ailleurs. On peut même se demander si l’on ne se trouvera pas devant un résultat exactement inverse de l’objet qu’on se propose : l’élévation du niveau de vie éveille des appétits et fait monter les revendications ; les peuples vraiment misérables demeurent dans leur passivité, ceux qui commencent à s’éveiller au bien-être envient les mieux partagés. C’est ce que savait bien Staline qui avait maintenu les hommes soumis à sa domination à un minimum très bas, et avait évité de mettre sous leurs yeux des biens désirables. C’est ce qui inquiète aujourd’hui ses successeurs qui, obligés de desserrer l’étreinte, voient se développer un désir violent de mieux-être qui pourrait dégénérer en malaise sinon en révolte. Car les revendications ne sont pas un monopole du monde capitaliste.

 

Le Mythe de l’Impasse Atomique

Un second mythe a été mis en question par le camarade Boulganine dans son dernier discours. Sans doute, le développement des engins de guerre nucléaire agit comme frein aux tentations d’agression. S’ils n’empêchent pas des conflits localisés, ils sont de nature à faire réfléchir ceux qui, en recourant à la force, risqueraient de proche en proche d’allumer un incendie planétaire.

Mais cela ne vaut que si la pression des antagonismes n’est pas excessive. Effectivement, dans le conflit actuel arabo-israélien, des considérations de ce genre sont opérantes. En d’autres temps, la guerre aurait eu lieu déjà. Mais si des problèmes vitaux se posaient entre deux puissances dominantes, rien ne peut garantir qu’on ne recourrait pas aux grands moyens. Et il n’y en a aucun pour les en empêcher. Toutes les formules de désarmement proposées n’ont été jusqu’ici que des moyens de propagande. Un conflit d’ordre économique serait plus redoutable que les rivalités d’influence ou d’idéologie. Le mécanisme de l’économie libre est efficace, mais fragile ; le jour où les Soviets auront les moyens de le briser, on ne peut répondre de rien.

 

Le Mythe de la Démocratie

A l’occasion des élections françaises, on s’est attaché à éprouver un autre mythe, un mythe ancien, un peu tabou mais qui est périodiquement mis en question par des esprits sans préjugés : celui de la démocratie.

Chaque fois que l’on opère des sondages dans l’opinion, aussi bien en France qu’en Amérique, on mesure avec effroi l’abîme d’ignorance où se trouve plongé l’immense majorité de ceux qui ont à se prononcer souverainement sur la voie où doit s’engager la politique nationale. On a pu croire à bon droit que le développement de l’instruction aurait donné aux peuples les moyens d’éclairer leur opinion.

Il n’en est malheureusement rien ; le progrès du savoir a, d’une part poussé les esprits à une spécialisation qui a accaparé tous leurs moyens et pour ce qui est de la chose publique, les a rendus plus perméables aux propagandes, au détriment du bon sens et de l’instinct. Mais surtout, la complexité des problèmes posés par la politique et l’économie des Etats modernes, s’est accrue infiniment plus que le discernement des esprits. Combien d’hommes sur mille sont capables de maîtriser cette complexité ? S’il y en avait un, ce serait déjà beaucoup. Même parmi les responsables – nous en parlons d’expérience – il n’en est guère qui ne présentent de si grandes lacunes qu’il est difficile d’engager avec eux une discussion étendue et solide. L’esprit humain, ses capacités physiques plus encore qu’intellectuelles, sont submergées par ce qu’il serait indispensable de connaître. Si l’on ajoute à cela tous les mensonges que l’intérêt et la passion répandent, on conclura que c’est une pure fiction que de s’en remettre au grand nombre de décider de son avenir.

Ces considérations ne nous sont pas personnelles. Elles éclatent dès que l’on opère des sondages précis et que l’on en tire des statistiques. Ce n’est pas certes un plaidoyer en faveur du césarisme, mais cela explique assez combien les dictatures ont la partie facile en face des démocraties. Toute l’histoire de ces dernières années en est l’illustration et l’on peut être sûr malheureusement que l’avenir proche ne fera qu’accentuer ces faiblesses.

 

Le Problème Marocain

Si l’actualité proprement dite n’est pas très riche d’événements importants, l’attention se porte néanmoins vers un nouveau problème international, celui du Maroc. Des conversations vont s’engager entre le Sultan et ses Ministres avec la France. Les questions à débattre sont nombreuses, complexes et difficiles. Mais on peut espérer, dans l’atmosphère présente, que l’on y trouvera des solutions à partir du point où les choses en sont venues, bien entendu. Mais lorsqu’il s’agira d’harmoniser ces décisions éventuelles avec les traités internationaux qui régissent l’ancien statut marocain, les difficultés seront d’un autre ordre de grandeur. Il y a l’Espagne ; il y a Tanger et son statut propre, et les intérêts des douze signataires de l’Acte d’Algesiras. Plusieurs de ceux-ci ont disparu de la carte du monde. D’autres les ont remplacés. Il y a la question des bases militaires des Etats-Unis – qui ne sont pas signataires de l’Acte de 1905 – et qui ont reçu de la France l’autorisation de les installer. Enfin également, il y a le régime des capitulations que les Etats-Unis ont conservé. Les diplomates ont du pain sur la planche. Nous n’en reparlerons que trop.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1955-12-31 – L’Opinion et la Technique

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Le Courrier d’Aix – 1955-12-31 – La Vie Internationale.

 

L’opinion et la Technique

 

De tous les problèmes en suspens, c’est le résultat des prochaines élections françaises qui préoccupe le plus l’opinion internationale. D’abord parce que la stabilité de notre politique est un facteur essentiel de celle du Monde libre. A cet égard, l’étranger se montre plutôt optimiste. Les difficultés françaises sont telles qu’elles appellent nécessairement un compromis entre les multiples tendances de la représentation authentiquement nationale ; on se demande, par contre, non sans inquiétude, si l’électorat se retournera du communisme, et dans quelle mesure.

 

Communisme et Niveau de Vie

En effet, l’axiome de la politique du Monde libre est que le communisme ne peut reculer que si l’on réussit à relever le niveau de vie des peuples qui sont portés vers cette doctrine par la misère. Or depuis cinq ans, le pouvoir d’achat des travailleurs français s’est accru dans une proportion qui est sans exemple dans notre histoire : cinq pour cent en moyenne par année, alors que l’on comptait auparavant une décade pour atteindre le même résultat. Cette progression est d’autre part garantie pour l’avenir par les contrats récemment signés du type « Accord Renault ». Rien cependant n’indique jusqu’ici, que ce développement exceptionnel ait eu une répercussion sensible sur l’opinion de ceux qui en bénéficient. La théorie anglo-saxonne sur laquelle nous avons fréquemment fait des réserves se trouverait donc contredite par les faits. Attendons le verdict du 2 janvier.

D’autres facteurs, de plus, devraient jouer en France en faveur des partis du Centre ; la crise de l’Afrique du Nord qui a réveillé douloureusement la conscience nationale ; le retour à la guerre froide et les déceptions récentes qui ont ruiné les espoirs de détente qu’avait fait naître la première Conférence de Genève ; la stabilité monétaire qui provoque ordinairement un réflexe conservateur. Enfin, les risques évidents que feraient courir à la monnaie la moindre défiance de l’épargne dans un pays où  elle est aussi importante que sensible aux entrainements collectifs. C’est en quelque sorte un test de la philosophie démocratique que représente la prochaine consultation.

 

Les Voyages de Tito

Dans le reste du monde, la fin de l’année constitue comme à l’ordinaire un entracte dans les débats. Les Anglo-Saxons préparent la rencontre Eden-Eisenhower qui ont l’un et l’autre besoin de réviser leur attitude commune, surtout en Moyen-Orient. Seul Tito poursuit ses pèlerinages. Il a rendu visite au Négus, ce qui ne mettait pas en jeu de grands problèmes, mais il est revenu au Caire où il espère jouer un rôle plus sérieux. Il se peut que le Maréchal Tito ait été encouragé par Foster Dulles quand les deux hommes se sont rencontrés en novembre. Il s’agit de résoudre le conflit israélo-égyptien en amorçant une négociation directe entre les parties, ce dont les Anglo-Saxons semblent incapables.

 

La Situation en Égypte

La popularité de Nasser n’est pas très forte, surtout depuis que le Soudan a proclamé son indépendance et que le slogan de l’unité de la Vallée du Nil est retiré de l’affiche : on regrette Naguib qui, grâce à son origine soudanaise aurait peut-être réussi à maintenir l’union des deux régions en dépit des manœuvres anglaises ; comme tout dictateur, Nasser a besoin de conserver des ennemis et Israël est à portée. Il aurait dû céder à la pression anglo-américaine si l’U.R.S.S. ne l’avait aidé, faisant contre-poids.

L’Égypte n’a pas intérêt à conclure un accord avec Israël, si l’on est persuadé au Caire que les Juifs ne feront pas une guerre préventive. La balance des forces ne peut que jouer progressivement en faveur de l’Alliance arabe que l’attitude récente de la Jordanie a renforcée. La permanence du conflit est aussi fort utile au gouvernement Syrien très menacé de l’intérieur. Les Anglo-Saxons de leur côté avaient un atout : la construction du barrage d’Assouan, impossible sans leur concours. Ils l’ont abandonné devant la menace des Soviétiques de se substituer à eux. Tito aura quelque peine, s’il y songe réellement, à ramener la paix dans la vallée du Jourdain.

 

La Question de Chypre

La stabilité en Proche-Orient, au moment où les troupes britanniques se préparent à évacuer Suez, permettrait aux Anglais de résoudre le problème le plus gênant de l’heure : la révolte des Chypriotes contre leur domination. Des négociations avec Athènes continuent. Elles n’ont pas encore abouti et le terrorisme redouble dans l’Île. Le gouvernement Grec qui pense aux élections prochaines voudrait obtenir un succès diplomatique d’importance nationale à la veille du scrutin. Il n’est donc pas pressé. Il voudrait également obtenir des Turcs une capitulation morale pour les incidents de Smyrne et d’Istanbul d’octobre. C’est une guerre d’usure qui se poursuit dans le secret des chancelleries.

 

Le Budget Soviétique

La présentation du budget soviétique et la réunion du Soviet Suprême ne nous apprennent pas grand-chose. Les chiffres produits sont à peu près stables ; la part de l’industrie lourde toujours prioritaire et celle faite aux besoins de la population toujours aussi faible. Le chiffre global du budget est stationnaire, ce qui implique la permanence de la valeur du Rouble.

Si nous maintenons notre évaluation d’environ vingt francs pour un rouble – ce qui est le prix du marché noir – on chiffrerait à onze mille milliards environ de nos francs les possibilités de prélèvement de l’État soviétique, sur le revenu national, ce qui correspond en gros au volume économique de l’U.R.S.S., deux fois et demi le nôtre, ou un peu plus pour une population quintuple, ce qui donne par ce biais une idée approximative du niveau de vie de la population, 50 à 60% du niveau français, correspondant également à l’évaluation moyenne des salaires de l’ordre de 15.000 frs par mois ; encore ces chiffres sont-ils plutôt optimistes, les impôts indirects étant proportionnellement beaucoup plus élevés en U.R.S.S. qu’en Occident, même en France où ils le sont particulièrement.

 

La Formation des Techniciens

Ce qui a retenu l’attention des observateurs étrangers, c’est la part croissante faite par les Russes à la préparation des techniciens. Les Etats-Unis s’en inquiètent qui n’arrivent pas à « produire » autant d’ingénieurs et de contremaîtres que les Soviets. Le même problème se pose en France avec une acuité plus grande encore. L’industrie moderne a un besoin de cadres tel que leur insuffisance est le principal obstacle à son expansion. L’effort soviétique dans ce domaine est certainement la plus remarquable de leurs réalisations. Il donne matière à beaucoup de réflexions sur l’avenir. Les techniciens américains qui ont parcouru l’U.R.S.S. s’accordent à reconnaître que si dans son ensemble le pays est resté arriéré et contraste violemment avec les îlots d’industrie moderne qu’on leur montre, ceux-ci par contre, rivalisent le plus souvent avec les plus perfectionnés de l’Occident, même américains ; la capacité de concurrence du Monde totalitaire pourrait donc, avec des cadres multipliés, devenir un jour dangereuse pour l’économie à laquelle elle s’oppose. Le choc serait redoutable ; mais n’anticipons pas ; du train où vont les choses, il y a encore un long chemin.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1955-12-24 – Premier Inventaire

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Le Courrier d’Aix – 1955-12-24 – La Vie Internationale.

 

Premier Inventaire

 

Si le bilan économique de cette année 1955 est particulièrement brillant pour la plupart des Puissances occidentales, le bilan politique l’est infiniment moins. A aucun moment, sauf pendant la courte période de l’été où s’est déroulée la première Conférence de Genève, le Monde libre n’a réussi à arracher aux Soviets l’initiative diplomatique. Le malaise est surtout sensible aux Etats-Unis. Le président Eisenhower dont le prestige a été à son sommet en juillet, l’a vu décliner depuis. Sa retraite probable ne soulève plus d’inquiétude. On pense que tout autre que lui peut remplir l’office présidentiel, et peut-être mieux. Il a dû, malgré les conseils de médecins, quitter sa ferme pour rentrer à Washington, afin de préparer la rencontre avec Eden.

 

La Crise Politique chez les Conservateurs Anglais

En Angleterre même, la politique du Premier subit de vives critiques. Il a dû se défaire de son Ministre des Affaires étrangères MacMillan et le remplacer par Selwin Lloyd, sans doute pour mieux contrôler lui-même le Foreign-Office.

C’est en effet contre l’Angleterre que la politique soviétique dirige ses batteries. Pendant un an, elle s’est surtout occupée de la France, en Indochine puis en Afrique du Nord, en Sarre et à l’O.N.U. où il s’agissait d’isoler et d’affaiblir l’adversaire le plus vulnérable. Il faut avoir le courage de reconnaître que le succès a été complet ; aux prises avec de terribles problèmes, notre pays a subi une série de revers qu’il sera bien difficile de surmonter. Espérer faire la part du feu serait même beaucoup demander.

L’Angleterre n’est pas en posture bien meilleure. Il y a d’abord les difficultés financières, le gouffre du déficit des échanges extérieurs que M. Butler, le Chancelier de l’Echiquier aujourd’hui démissionné, n’a pas réussi à réduire, au contraire, les prix anglais ne cessent de monter ; les exportations déclinent ; l’hémorragie d’or et de devises s’accélère. M. MacMillan fera-t-il mieux ? Dans ce domaine, il n’y a pas de miracles. Les Conservateurs sont aux prises avec le dilemme : ou réduire le train de vie de la population, ou amputer de nouveau la Livre, ce qui ne serait qu’un remède temporaire. Les Soviets ont cherché en Inde et en Birmanie à saper le prestige anglais et à réduire les débouchés de l’industrie britannique. Du même coup, ils ont visé le Japon pour lequel les marchés de l’Asie du Sud ont une importance primordiale. En empêchant très habilement ce pays d’accéder à l’O.N.U., ils visent à l’obliger à se rapprocher de la Chine et à se détacher des Etats-Unis.

 

En Moyen-Orient

En Moyen-Orient, la position britannique est incertaine. Comme nous le faisions remarquer, le Pacte de Bagdad comporte autant de difficultés que d’avantages. On vient d’en avoir la preuve lorsque les Anglais ont tenté d’y adjoindre la Jordanie. Ils ont eu beau dépêcher leur chef d’Etat-Major et faire intervenir la Légion arabe, une véritable révolution a éclaté dans ce pays dont on n’attendait pas une réaction aussi brutale. Et le poison du conflit avec Israël rend tout effort de stabilisation impossible dans ces régions.

 

L’Aide à l’Étranger aux Etats-Unis

Les Américains ont réagi au défi soviétique en augmentant l’aide à l’étranger, augmentation d’ailleurs plus comptable que concrète, mais spectaculaire par le chiffre : près de deux mille de nos milliards, tant pour l’aide militaire qu’économique.

Le calcul du « brain trust » est le suivant. Puisqu’il n’est pas possible d’arrêter la guerre froide et d’obtenir une détente bien garantie, laissons l’U.R.S.S. s’épuiser dans la double course, celle des armements qui de jour en jour sera plus coûteuse (le prix des engins de guerre monte sans interruption et ils se démodent de plus en plus vite). La course à l’aide économique aux pays sous-développé, si elle est moins coûteuse se poursuivra au détriment de l’équipement de la Russie ; ou bien cette aide sera dérisoire et les bénéficiaires s’en rendront compte, ou bien elle sera substantielle et drainera les ressources limitées d’un pas qui a sur les bras un monde qui s’étend du voisinage du Rhin au milieu de la Corée et du Vietnam.

Dans quelle mesure ce calcul est-il exact ? La Russie vit en économie de guerre et cela peut continuer, peut-être pas indéfiniment. En effet, les peuples ne sont pas toujours taillables et corvéables à merci. Cependant, l’expansion économique de l’U.R.S.S. est certaine. Ils peuvent faire front tant bien que mal.

 

Les Soviets et la Prochaine Conférence Afro-Asiatique

Les visées des Soviets, nous le répétons ici depuis des années, sont orientées vers l’Orient et vers l’Afrique bien plus que vers l’Europe. A leur retour de la tournée en Inde, en Birmanie et en Afghanistan, Boulganine et Krouchtchev ont organisé une réception monstre à Tachkent, et rassemblé sur ordre pour les acclamer les chefs de leurs trois grandes colonies musulmanes : l’Ouzbékistan, le Kazakhstan, le Turkménistan. Ils ont voulu prouver au monde asiatique l’attachement de ces populations à l’U.R.S.S., et préparer leur propre accès à la prochaine Conférence Afro-Asiatique dont ils s’étaient exclus à Bandung par prudence. L’objectif essentiel de cette tournée spectaculaire en Asie libre est de devenir les leaders d’une coalition des peuples de couleur contre la domination capitaliste. Il est fort possible qu’ils y réussissent, malgré certaines oppositions et beaucoup de méfiance.

 

Le Voyage des Soviétiques à Londres

Reste le voyage à Londres de Krouchtchev et Boulganine. Ils semblent faire tout leur possible pour obliger Eden à le décommander, car l’accueil sera plutôt frais, la grossièreté peu appréciée et les slogans de propagande hors de propos. Eden au contraire tient beaucoup à mettre les Russes sur la sellette, montrant ainsi à la fois son désir d’une détente internationale et sa courtoisie inaltérable sous les injures dignes en tous points d’un « civilized » gentleman.

 

Le Vote en Sarre

Les Sarrois ont voté pour la seconde fois ; on s’attendait à les voir courir tous au secours de la victoire et laisser le pauvre Hoffmann sans partisans. Ils ont au contraire confirmé leur attitude d’octobre ; la minorité pro-européenne demeure d’environ 30 pour cent. Ce résultat doit en principe faciliter le règlement du problème entre Bonn et Paris.

Personne ne conteste plus aujourd’hui le droit des Sarrois de rejoindre l’Allemagne fédérale. On ne conteste guère non plus le droit pour la France de conserver provisoirement quelques avantages économiques ; un brusque déplacement de la frontière douanière nuirait plus à l’industrie sarroise qu’à l’économie française. Néanmoins, à plus ou moins longue échéance la Sarre, pour laquelle nous avons dépensé tant de milliards, ne fera plus partie de notre orbite. On voit à quoi ont servi les discussions théâtrales de M. Mendès-France avec Adenauer en 1954. On voit aussi ce que valent les affirmations solennelles telles que « le rejet du statut européen signifierait le retour au statu-quo ».

Ce qui a le plus nui à la diplomatie française dans le monde, ce sont les proclamations urbi et orbi de nos ministres dont le lendemain les faits se chargeaient de montrer la vanité, sinon la sottise « Nous ne laisserons pas Strasbourg sous les canons allemands », disait Sarraut, un mois avant le putsch d’Hitler en Rhénanie. Si le ridicule ne tue pas – en France on peut même penser qu’il conserve – il nous discrédite au dehors, ce qui est pire.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1955-12-17 – Ceci est la Question

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Le Courrier d’Aix – 1955-12-17 – La Vie Internationale.

 

Ceci est la Question

 

La presse indienne et le communiqué final des entretiens entre Boulganine-Krouchtchev et Nehru soulignent l’embarras où les Russes ont mis l’Inde en épousant trop bruyamment leur cause. Les craintes suscitées par l’impérialisme soviétique en Asie ont été plutôt accrues que dissipées par cette visite spectaculaire. L’Inde fait encore partie du Commonwealth britannique, et ce qui constitue l’opinion en Inde, toute nationaliste qu’elle soit, est de formation anglaise. On sent que cette élite a été choquée, sinon dans ses sentiments du moins dans ses tendances politiques ; le bouillant Krouchtchev ne brille pas par la psychologie.

 

Goa et le Cachemire

Le jeu russe a consisté à enflammer tous les sujets de discorde : au Cachemire, à ranimer le conflit Indo-pakistanais au sujet de cette province ; sur Goa pour rendre plus aigu le conflit avec le Portugal. Là-dessus d’ailleurs, M. Foster Dulles a jugé opportun de se prononcer contre la thèse indienne ; Goa a-t-il dit, est une province portugaise en Asie, non une Colonie, ce qui est en gros exact, mais a déplu aux Hindous. On s’est demandé aux Etats-Unis le motif de cette prise de position peu opportune. Evidemment pour complaire aux Portugais avec lesquels Dulles négocie le renouvellement de l’accord sur les bases américaines des Açores, peut-être aussi pour faire entendre à Nehru que le neutralisme ne consiste pas à exercer un chantage toujours payant.

Il n’en reste pas moins que l’opinion américaine est assez troublée par les termes de l’accord économique russo-indien. Les Etats-Unis sont sensibles à ce qu’ils considèrent comme la perte de leur monopole dans l’assistance aux pays sous-développés. Après la puissance de l’atome, c’est celle du Dollar qui est « challengée » par les Soviets. Et ceux-ci ont un atout d’importance. Ils échangeront contre outillage et armes la totalité du riz birman exportable, le tiers du coton égyptien et ce que l’Inde pourra distraire de cotonnades de son marché intérieur, marchandises invendables en dehors du Bloc soviéto-chinois. Les conclusions des accords Russo-Indiens peuvent se résumer en ceci : tout ce que vous voudrez en matière commerciale a notre avantage mutuel ; en politique, nous vous remercions de votre attitude mais nous réservons la nôtre.

 

La France et le Pacte de Bagdad

Le bruit court avec persistance à Londres et à Washington, que la France jusqu’ici réservée sur les combinaisons anglo-saxonnes en Orient, se joindrait au Pacte de Bagdad. Rien ne peut se faire avant que les électeurs français se soient prononcés. On ne voyait pas jusqu’ici l’intérêt que la France peut avoir à marquer en Orient une solidarité officielle avec la politique anglo-américaine. Elle semblait au contraire tenue à ménager les adversaires du Pacte de Bagdad, la Syrie où ses intérêts et son influence demeurent importants, et l’Égypte dont la neutralité nous serait fort utile en Afrique du Nord. C’est ce qui avait disposé M. Pinay à montrer aux Anglais le danger qu’il y a à diviser le Monde arabe pour la conclusion d’un pacte au demeurant sans grande valeur militaire. Il se pourrait malheureusement que les Anglo-Saxons qui veulent couper le chemin du Moyen-Orient aux entreprises économiques des Russes aient demandé un concours français explicite.

 

Le Lien avec la Question Sarroise

Car, il y a la question sarroise dont personne ne parle mais à laquelle tout le monde pense. Anglais et Américains ont pris des engagements pour appuyer les intérêts économiques de la France dans le territoire. Il leur serait possible de se retrancher derrière les principes de la démocratie pour s’abstenir de la défendre, du moins de façon active. Peut-être voit-on se dessiner un marchandage qui est la règle des accords internationaux ? M. Mendès-France pourrait profiter de la campagne électorale pour nous éclairer là-dessus puisqu’il a si brillamment négocié le statu européen de la Sarre avec Hoffmann et Adenauer. Avait-il obtenu l’an dernier de Sir Anthony Eden, partenaire de l’U.E.O. quelque promesse au cas invraisemblable où les Sarrois auraient rejeté le statut ?

 

Les Élections et le Rattachement à l’Allemagne

Car on commence à mesurer les conséquences inquiétantes du rejet de la C.E.D. en août 1954 par le Parlement français. Les élections en Sarre vont avoir lieu demain et il est à craindre que la majorité des trois quarts soit obtenue pour demander le rattachement du territoire à l’Allemagne.

Malgré l’évidente bonne volonté de M. Von Brentano, on ne voit pas comment s’opposer à une manifestation populaire aussi nette. Tout au plus pourra-t-on envisager un sursis plus ou moins long qui n’aurait d’intérêt que si l’Europe entre temps devait s’unir. Malgré les efforts déployés en faveur de la « relance européenne » et les bonnes intentions examinées à la conférence de Messine, on a plutôt l’impression d’un recul que d’un progrès. Qu’adviendra-t-il, en ce qui concerne la Sarre, si les Américains dont nous devrons solliciter l’appui nous répondent : « Nous vous avions prévenus en 1954, vous avez passé outre, nous n’y pouvons rien ». Rappelons-nous l’ « agonizing reappraisal », la reconsidération tragique de la politique américaine en cas de rejet de la C.E.D. Mais ceci n’est qu’un aspect d’un problème plus vaste et plus grave.

 

La Politique de l’Atome

Les Allemands de l’Ouest grisés par leurs fantastiques progrès économiques se sont détournés des projets d’unification européenne qu’ils avaient, lorsqu’ils étaient encore faibles, réellement pris très à cœur. L’Europe était pour eux un objectif et aussi une réhabilitation morale. Ils se sentent assez forts et assez libres aujourd’hui pour n’y plus penser. On cherche depuis quelque temps à mettre sur pied une institution du type du Pool charbon-acier qui s’appellerait « Euratom » et qui aurait pour objet de mettre en commun les ressources et le savoir-faire des Nations européennes en matière de recherche atomique et d’application de l’énergie nouvelle à des fins industrielles et pacifiques ; les résistances les plus sérieuses à ce plan viennent du côté allemand. Les savants allemands ne se sont pas désintéressés de l’atome bien qu’ils n’aient pas eu les moyens d’en exploiter les ressources. Il ne faut pas être prophète pour deviner que l’attention qu’ils portent au problème n’est pas sans arrière-pensée, et que s’ils veulent s’y consacrer sans s’associer à d’autres, c’est qu’ils comptent sur leur savoir et leur habileté pour modifier un jour leur destin grâce aux prodigieuses ressources de cette menaçante découverte. Comme par ailleurs les Anglais ont décliné toute participation aux projets de pool atomique européen, comment la seule association franco-belge pourrait-elle contrôler les réalisations européennes et les maintenir dans les limites de l’utilisation pacifique ? Demain, les ressources atomiques seront à la portée de tous ; où cela mènera-t-il si aucun contrôle n’y met ordre ?

Au moment où les Français vont voter, c’est à ce genre de questions qu’ils devraient réfléchir plutôt qu’aux problèmes secondaires périmés et parfois sordides qui forment le fonds commun des passions politiques. L’avenir de la jeunesse n’est pas dans les seuls avantages dont peut bénéficier leur développement, mais dans la sécurité nationale qui n’est concevable que dans la coopération et le contrôle mutuel des ressources des pays européens qui nous entourent.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1955-12-10 – La Politique dans l’Himalaya

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Le Courrier d’Aix – 1955-12-10 – La Vie Internationale.

 

La Politique dans l’Himalaya

 

Les propos de M. Krouchtchev au cours de son voyage en Inde et en Birmanie et les nouvelles difficultés prévues à Berlin ont suffi à convaincre les plus optimistes que la guerre froide avait repris. Cependant, ses effets sur le moral occidental sont beaucoup moins sensibles qu’avant la courte détente de l’été passé ; dans l’intervalle, l’opinion s’est bien convaincue que l’on était arrivé à l’impasse atomique et qu’une guerre générale n’était plus possible. Elle ne l’était pas davantage avant les dernières explosions en U.R.S.S. et aux Etats-Unis. Mais les hommes, peu à peu, se sont pénétrés de cette idée, ce qui pour le progrès de l’économie est excellent. L’esprit d’entreprise se trouve délivré d’une sombre hantise.

 

Les Excès de M. Krouchtchev

  1. Krouchtchev est un étrange personnage ; Staline nous avait habitué à une duplicité froide, parfois cynique ou joviale, sans excès de langage ou improvisations déplacées. Les autres, Molotov, Malenkov, ou Boulganine se bornent à moudre les grains de la propagande. Entre eux, la radio, « La Pravda», ou les nombreuses revues spécialisées, le concert est toujours accordé. C’est d’ailleurs, pour qui les suit, l’impression d’une énorme et écrasante machine qui paralyse à la fois d’ennui et de vertige. Tout est si bien ajusté qu’on a conscience de l’effet qu’elle cherche. Elle tend à réduire les volontés à l’impuissance, et les esprits à l’abandon.

 

Les Résultats du Voyage en Inde et en Birmanie

Cependant, malgré l’accueil en apparence triomphal que les Soviétiques ont trouvé dans l’Asie du Sud, le succès de leur mission n’est pas garanti. Les dirigeants de l’Asie libre ont peur des Soviets ; ils savent que si le colonialisme (venu de l’Occident) est pour eux un passé irrévocable, un autre plus redoutable les menace du Nord. Ils savent ce qui s’est passé en Chine, en Mongolie, au Tibet. Avec les Occidentaux, ils se permettent d’étaler leur indépendance, de jouer les égaux, de menacer au besoin. Ils savent qu’ils n’ont rien à craindre des démocraties qui cèdent toujours.

Avec les Russes et les Chinois, ils se font aimables pour tâcher de les neutraliser. Mais l’impression qu’ont laissée Krouchtchev et  Boulganine est loin d’être favorable. Les journaux hindous ont fait de sérieuses réserves sur les propos des Soviétiques, et Nehru a renouvelé son neutralisme en assurant discrètement ses amis d’Occident que l’Inde ne les trahissait pas. Il a rappelé à plusieurs reprises ses hôtes au respect des cinq points énoncés par lui-même pour la coexistence pacifique et insista sur la non-ingérence politique et économique comme condition de bon voisinage.

 

La Guerre Froide au Népal

Par ailleurs, Nehru n’est pas sans inquiétude sur les événements qui se déroulent, lentement mais obstinément, dans les petits pays frontières entre les deux Mondes. Les exploits de l’alpinisme ont révélé aux Français l’existence de ces royaumes de l’Himalaya où se déploie la guerre froide, le Népal en particulier, et aussi le Bhoutan et le Sikkim moins connus.

Après s’être emparés du Tibet, les communistes se sont infiltrés au Népal : un maire communiste s’est installé à Katmandou, la capitale. Un agitateur influent du nom de Singh a créé là-bas une « armée de libération ». Son quartier général se situe à Biratnagar, une petite ville industrielle à la frontière du Bengale occidental où les ouvriers sont acquis au communisme. Ce mouvement a pour objectif d’empêcher les Anglais de recruter dans le pays les fameux Gurkhas, soldats excellents, que Londres rassemblait en Inde à Lahra pour les faire servir en Malaisie contre les Rouges. Nehru a dû supprimer ce dépôt britannique.

Entre temps, l’armée indienne a renforcé la frontière et fait de Siliguri, terminus du chemin de fer de l’Assam, une forteresse moderne. A partir de là, l’invasion de l’Inde serait possible, et Nehru n’est pas sans inquiétude pour un avenir encore lointain mais prévisible. La même histoire pourrait être décrite aux frontières de la Birmanie et de la Chine dans les provinces que Krouchtchev et Boulganine ont survolées, zones montagneuses où les guérillas communistes se battent contre l’armée birmane.

Sans vouloir infliger un cours de géographie dont les Français auraient d’ailleurs grand besoin, nous devons signaler que ce monde lointain est le théâtre d’une lutte permanente qui va de l’Afghanistan au Golfe du Tonkin presque sans discontinuité. Cela pour montrer que les politesses orientales cachent de sérieux soucis. Si Krouchtchev avait pour but de flatter ses hôtes, il n’a réussi qu’à accroître une méfiance dissimulée par la peur.

 

Iront-ils à Londres ?

On ne comprend pas bien à quel mobile a obéi Krouchtchev en couvrant l’Angleterre, où il est invité à se rendre en Avril, d’injures et d’accusations grossières, par exemple celle d’avoir incité Hitler à envahir la Russie, comme si Hitler avait eu alors besoin des conseils de Churchill pour le faire. Les Anglais sont-ils si mécontents de cet accès d’humeur ? Le public s’indigne ; la diplomatie se tait.

Pour la première fois depuis la fin de la guerre, les nombreux points de friction entre les Chancelleries anglo-saxonnes tendent à disparaître.

 

Le Voyage d’Eden à Washington

Le prochain voyage d’Eden à Washington sera, non plus celui de l’alliance qui cache tant de divergences mais celui d’une véritable concorde ; si la France conserve le mois prochain la même sage direction de sa politique extérieure, on pourra peut-être parler d’un front commun des démocraties au printemps. Krouchtchev ne sera pas étranger à ce miracle.

Pour préciser, les Anglo-Saxons font la paix entre eux en Proche-Orient. Les Etats-Unis ont donné leur approbation au Pacte de Bagdad, pas encore leurs dollars sans lesquels le Pacte est sans substance ; sur le papier du moins, ce Pacte couronne à peu près la politique anglaise suivie depuis dix ans dans cette partie du monde. Les Anglais sont incapables de fournir les sommes considérables que requièrent l’Irak et le Pakistan en particulier. Les Américains ne se décideront qu’après leurs élections.

Dans les deux graves conflits de la Méditerranée orientale, Israël et Chypre, les Américains ont prodigué leurs bons offices. Un accord anglo-gréco-turc est annoncé sur le statut des Chypriotes, ce qui serait un gros succès. Entre Israël et l’Égypte, la solution n’est pas encore au point. Eden demande aux Israélites des sacrifices territoriaux envisagés dans les résolutions de 1947 de l’O.N.U., ce que les Juifs ne peuvent consentir, et les Egyptiens n’ont aucune hâte de reconnaître comme définitive l’existence d’un État juif en Palestine débouchant sur la Mer Rouge.

Mais les Etats-Unis parlent beaucoup de leurs excédents de coton en ce moment et de l’urgence qu’ils éprouvent à s’en défaire. Il y aurait là de quoi rendre Abd el Nasser plus compréhensif. Et puis il y a le Soudan où les Anglais ont réussi à faire prévaloir un plébiscite qui très probablement consacrera la séparation de ce pays d’avec l’Égypte. Les Soviets auront beau envoyer des instructeurs à Suez pour entraîner les aviateurs égyptiens au maniement des « Migs », cela ne résoudra pas la crise sociale et économique qui existe en Égypte, comme au temps de Farouk. Le pain et la liberté ne viennent pas toujours dans la même corbeille, surtout en Orient.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1955-12-03 – Compétition Économique

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Le Courrier d’Aix – 1955-12-03 – La Vie Internationale

 

Compétition Économique

 

  1. Lester Pearson, le Ministre canadien des Affaires étrangères, a eu récemment à Moscou de longs entretiens avec les dirigeants soviétiques ; il vient de révéler ses impressions : deux points sont à retenir de ses propos : « l’ignorance colossale, presque pathétique et sûrement dangereuse où sont les Russes de l’Occident », en second lieu, la conviction où sont les dirigeants soviétiques que « la liberté est pour un peuple la voie assurée vers la décadence ; la paresse et la recherche du bien-être doivent amener la perte des Nations libres dans la compétition entre les deux Mondes ». A n’en pas douter, Molotov et Krouchtchev partagent cet état d’esprit avec les vieux bolcheviks.

Il n’est pas sûr que les jeunes générations pensent de même. On a de nombreux témoignages en sens contraire. C’est pourquoi la politique de patiente vigilance que recommande M. Pearson, d’accord en cela avec le président Eisenhower, peut éviter un conflit brutal et laisser agir le temps. La liberté aussi est une force.

 

La Compétition Active

Pour l’heure, la compétition active entre dans une phase nouvelle. Elle continue sur le plan militaire. Le refus de Krouchtchev, dans son dernier discours à Calcutta, d’accepter la proposition américaine de contrôle aérien, marque bien que la course aux armements va se poursuivre ; la compétition économique jusqu’ici très limitée s’étend et se précise.

L’U.R.S.S. y participe avec les offres nouvelles à l’Inde, mais aussi les Satellites : la Tchécoslovaquie propose des armes, la Pologne du charbon et des machines, la Roumanie du pétrole. Sur le plan des échanges, les pays communistes ont un avantage ; leurs besoins sont illimités et ils peuvent pratiquer le troc avec les pays agricoles, acheter du coton à l’Egypte et à la Syrie, du jute et des textiles à l’Inde, etc. Ce que les Etats-Unis qui ont en cette matière d’énormes surplus sur les bras ne peuvent faire.

Cependant, l’ampleur de ce troc est limitée et ne peut remplacer les crédits ; or les pays de l’Est manquent de devises fortes ; ils cherchent à s’en procurer – l’Allemagne orientale par exemple – en vendant à l’Occident les machines dont ils ont eux-mêmes un urgent besoin. S’ils fournissent de l’équipement à crédit, ils ne peuvent le faire qu’en se privant de ce qu’ils livrent en dehors.

 

Difficultés pour l’U.R.S.S. d’accorder des Crédits

Si l’on tient compte du coût énorme et croissant de leur équipement militaire et des besoins de l’industrie lourde, les possibilités de l’U.R.S.S. sont très réduites. Quand Boulganine offre à l’Inde un crédit de 300 millions de dollars, il bluffe et Nehru le sait fort bien. Les pays neutres remercient avec chaleur les Russes de leurs propositions, mais ils acceptent sans attendre celles plus sûres que leur font les pays libres. L’Inde passe pour ses aciéries des contrats avec les Anglais, et l’Egypte pour son barrage d’Assouan vient de s’entendre avec la B.I.R.D. et le Consortium international qui comprend des Américains, des Français et des Allemands de l’Ouest.

Les Etats-Unis ne semblent d’ailleurs pas décidés à faire de la surenchère, ce qui ferait l’affaire des Neutres. Ils entendent réserver l’essentiel de leurs faveurs aux pays qui se sont prononcés pour leur cause. S’ils craignent l’infiltration économique et politique des Soviets dans les pays d’Orient, ils peuvent mettre ceux-ci devant le choix entre l’aide soviétique et la leur avec de grandes chances de l’emporter à un prix raisonnable. Ils ont à la rigueur d’autres moyens de pression. Les surplus agricoles aux Etats-Unis sont une lourde charge mais aussi une arme. Ils peuvent écraser les marchés ; le prix du coton, par exemple, comme des céréales est à leur discrétion. Abdel Nasser ne l’ignore pas.

 

Le Pacte de Bagdad

On a beaucoup commenté le Pacte de Bagdad que l’Angleterre vient de signer avec la Turquie, l’Irak, l’Iran et le Pakistan. Les Etats-Unis se tiennent derrière en observateurs favorables et silencieux. Ces pays ont un besoin urgent de crédits pour s’équiper, et les ressources britanniques n’y peuvent suffire. La valeur militaire du Pacte est, par ailleurs, illusoire. Les pays du Moyen-Orient ne pourraient résister par les armes à l’U.R.S.S., même avec l’appui des Anglais. Le Pacte signifie simplement – et cela est important – qu’une action des Soviets dans ces régions serait le signal d’une guerre générale, et dans le domaine économique le Pacte de Bagdad lie les quatre signataires à l’Occident. Les Soviets n’y pourront pas faire ce qu’ils proposent à l’Inde et à l’Égypte.

 

La Réduction du Nombre de Neutres

Le Pacte a encore une autre portée. En diminuant le nombre des Neutres en puissance, il réduit sensiblement l’importance de ceux qui veulent le rester. Trois dans ce camp paraissent encore solides : la Yougoslavie, en Europe ; l’Inde en Asie ; l’Égypte en Afrique.

Cependant, la cause occidentale est en train de gagner du terrain en Indonésie où les élections de novembre ont maintenu les positions du Bloc musulman pro-occidental, malgré l’importance numérique des nationalistes communisants et des communistes eux-mêmes ; le Sud-Vietnam de Ngo Dim Dien ne peut survivre qu’avec l’appui et la présence américaine ; de même, le Laos, le Cambodge et le Siam ; la Birmanie s’efforce de régler son attitude sur celle de l’Inde, mais il n’est pas sûr qu’elle le puisse indéfiniment ; la Syrie est instable ; le Liban hésitant. Les autres ne comptent guère ; le « bloc » des Neutres est trop dispersé et n’a guère de chances de recruter de nouveaux adeptes, mais plutôt d’en perdre.

Si les Anglo-Saxons réussissent à faire accepter un compromis durable dans le conflit qui oppose les Pays arabes à Israël, ils peuvent espérer refouler l’avance que les Soviets viennent de marquer dans ces régions. La diplomatie et la finance auront à s’employer à fond pour y parvenir, mais les deux vieux alliés ont passablement d’expérience dans ce genre d’affaires, en Orient surtout, et les Soviets ne sont pas à leur taille.

 

La bombe H

Les Russes ont fait exploser leur bombe H au moment où Boulganine et Krouchtchev se faisaient acclamer par les Hindous en lâchant des colombes. Ceux-ci n’ont pas beaucoup goûté la coïncidence. Si les Soviets l’on fait, c’est pour se poser en champion de l’interdiction des armes nucléaires. En même temps qu’ils expérimentent leurs engins, ils offrent de supprimer les expériences si les Américains en font autant. Les Etats-Unis y consentent, à condition que l’on accepte l’organisation d’un contrôle réciproque et efficace, et comme pour le désarmement en général, la question tournera indéfiniment en rond.

Les Américains n’ont d’ailleurs aucun intérêt à ralentir leur effort militaire. Ils le supportent aisément et les Russes y épuisent les ressources qu’ils pourraient consacrer à la lutte économique, bien plus redoutée des Etats-Unis. L’ami Krouchtchev toujours bavard, n’a pu s’empêcher de le reconnaître ; le désarmement d’ailleurs n’a de sens que s’il repose sur une certaine confiance ; le moins qu’on puisse dire, c’est que ces dernières semaines ne l’ont point renforcée.

 

                                                                                            CRITON