Criton – 1963-11-23 – L’Affaire Barghoorn

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Le Courrier d’Aix – 1963-11-23 – La Vie Internationale

 

L’arrestation par les Russes du professeur américain Barghoorn fut une telle erreur psychologique que certains ont prétendu qu’elle fut l’œuvre d’adversaires de Krouchtchev. Elle porte cependant bien sa marque et, toutes proportions gardées, ressemble à celle qu’il commit à Cuba l’an passé et qu’il dût, comme cette fois-ci en relâchant le professeur, corriger précipitamment au risque de perdre la face.

 

L’Arrière-Plan Psychologique de l’affaire Barghoorn

L’affaire est intéressante, non par ses répercussions qui seront brèves, mais précisément parce qu’elle révèle l’abîme psychologique qui sépare les dirigeants russes de l’opinion américaine. Krouchtchev a cru, en faisant arrêter un Américain, s’emparer d’un otage pour l’échanger ensuite contre l’un des espions soviétiques que les Américains venaient de prendre sur le fait – la chose est courante -. Il ne lui est pas venu l’idée qu’un savant respecté, membre d’une université réputée, n’était pas pour les Américains un touriste quelconque mais une personnalité à laquelle on ne pouvait toucher sans offenser toute une nation. Les Soviets eux ont souvent laissé exécuter au Moyen-Orient les chefs du Parti qu’ils patronnent, sans même protester quand leur intérêt politique leur conseillait le silence. Un homme pour eux ne compte que dans la mesure où il sert leurs desseins. Sinon, ils l’abandonnent ou l’échangent s’il peut encore être utilisable.

 

Pénurie d’Alcool en U.R.S.S.

Le moment était mal choisi pour irriter les Etats-Unis. Krouchtchev a préféré relâcher le professeur que de compromettre les négociations en cours. Il y a d’abord le blé dont l’achat aux Américains devient urgent et aussi une autre spécialité russe, l’alcool de bouche. La vodka va manquer et elle est aussi nécessaire que le pain pour ranimer les courages et dissiper les mécontentements. Les Russes négocient l’achat aux Etats-Unis de 170 millions de litres d’alcool, pas loin d’un litre par habitant. C’eut été pourtant l’occasion de réduire l’alcoolisme que les gouvernants se promettent toujours de combattre.

 

L’U.R.S.S. en Somalie

En dépit de ses difficultés alimentaires, l’U.R.S.S. poursuit ses desseins en Afrique, toujours à l’affût d’un moyen de pénétration. Une occasion nouvelle se présente en Somalie. Cette république est composée de la réunion des anciennes colonies italiennes et anglaises. A peine formée, avant même d’avoir pu asseoir son unité, elle revendique plusieurs territoires devant former la Grande Somalie, à savoir : la Côte française avec Djibouti, la Province de l’Ogaden qui appartient à l’Ethiopie et la partie Nord du Kenya qui doit accéder à l’indépendance le 12 décembre. Pour réaliser ces ambitions, les Somaliens, ne peuvent compter sur des négociations, il leur faut une armée. Ils se sont adressés à l’Occident, c’est-à-dire aux Etats-Unis qui leur ont offert de quoi équiper une police forte de six à sept mille hommes. Les Soviets ont aussitôt proposé de former une armée de vingt mille, munie d’armes modernes et naturellement de fournir les techniciens pour en apprendre l’usage aux indigènes, le tout avec le plus parfait désintéressement, comme il convient.

L’affaire n’a pas traîné : les instructeurs russes sont déjà à l’ouvrage. On peut mesurer l’importance de ce point d’appui pour enflammer l’Afrique : créer au Négus, rangé  parmi les réactionnaires depuis qu’il a limité l’aide soviétique, un problème militaire, menacer les colonialistes français et ébranler par surcroît le nouvel Etat du Kenya divisé en parties hostiles, le Kadu et le Kanu, où résident encore de nombreux colons britanniques. De quoi compenser les échecs au Congo ex-belge, en Guinée, et en Angola. Il y a en Somalie un potentiel de conflit de frontières plus aisé à exploiter que le conflit algéro-marocain où les Africains ne peuvent, sans mettre leurs principes en défaut, laisser s’interposer des puissances étrangères au Continent.

 

La Conférence d’Addis-Abeba

La Conférence d’Addis-Abeba est patronnée par le Négus qui joue sur cette affaire l’avenir d’une possible unité africaine. Il s’y emploie avec d’autant plus d’ardeur qu’il lui faut créer un précédent pour éviter un futur conflit avec la Somalie voisine. Sauf l’Egypte, tous les autres pays africains ont intérêt à maintenir leurs actuelles frontières et c’est pour cela que Ben Bella a accepté de signer une trêve à Bamako avec Hassan II, sûr d’obtenir de ses collègues noirs la consécration de l’intangibilité des frontières contre son voisin marocain. Ce qui ne veut pas dire que leur antagonisme sera surmonté. On ira d’Addis-Abeba à Lagos, de conférence en conférence sans obtenir un véritable règlement, mais on prolongera ainsi la trêve des hostilités ce qui, en fait, consolide les positions acquises.

 

Le Néo Néo-Colonialisme

Dans un article pénétrant, le célèbre historien anglais Arnold Toynbee marque de ce titre le farouche attachement des nouveaux Etats Africains aux frontières tracées au hasard de conquêtes par les Grandes Puissances. Le néo-colonialisme, dit-il, est un mot péjoratif par lequel les pays autrefois colonisés suspectent leurs anciens protecteurs et d’autres de perpétuer leur domination sous une forme déguisée par un contrôle financier sous forme d’aide économique. Cette suspicion, dit Toynbee, est normale mais peu fondée car les anciennes puissances coloniales se sont aperçu que leur intérêt était plutôt d’utiliser leurs ressources chez elles que de les gaspiller au-dehors.

Par contre, l’acharnement avec lequel les nouveaux Etats s’attachent à maintenir les frontières tracées par la colonisation est une des surprises majeures de notre temps. On aurait pu s’attendre à ce que leur premier soin eut été de réviser des limites qui ne correspondaient en rien aux données ethniques et aux exigences économiques des entités en formation. Or, on voit ces pays défendre les territoires dont ils ont hérité, comme s’il s’agissait d’un patrimoine national. Quant à ceux qui se sentent lésés par des partages consécutifs à d’anciennes rivalités de puissance, ils s’apprêtent à les recouvrer par la force. Ils ont hérité malheureusement de cette maladie des contestations de frontières qui fut la cause de tant de guerres entre pays évolués, mais pas de cela seulement. L’héritage de la colonisation est aussi le passeport indispensable pour être admis dans le concert des peuples, à savoir le système administratif, la législation et par-dessus tout la langue. Si bien, dit Toynbee, que les institutions contre lesquelles les champions des mouvements de libération avaient combattu sont soigneusement préservées par eux-mêmes dès qu’ils ont pris le pouvoir. Toynbee aurait pu cependant noter quelques exceptions : Ben Bella et Castro. Reste à savoir si la misère et le chômage auront raison de leur collectivisme.

 

                                                                                            CRITON

 

 

Criton – 1963-11-16 – L’Exploitation des Rivalités Commerciales

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Le Courrier d’Aix – 1963-11-16 – La Vie Internationale

 

« La détente aura duré moins que celle de Camp David », lit-on partout : les chicanes successives suscitées par les Russes aux convois américains sur la route de Berlin, l’arrestation à Moscou d’un professeur de Yale et quelques propos menaçants de Krouchtchev ont suffi à consterner ceux qui espéraient qu’un tournant décisif vers la paix était franchi. Ce désespoir est sans raison sérieuse. Répétons, puisque la grande presse ne fait pas la distinction, qu’il n’y a pas de rapport direct entre la politique de base du Kremlin et les gestes, discours et campagnes de presse, qui n’ont jamais changé et ne changeront pas tant que l’équipe actuelle tiendra le pouvoir. La politique de fond est imposée par la supériorité des Etats-Unis en armement, par les difficultés qui affectent l’économie soviétique et plus encore par la coïncidence d’intérêt entre les deux puissances, surtout depuis que la Chine est devenue l’ennemi de l’une et de l’autre. Des incidents comme ceux des convois vers Berlin sont de pure tactique : ils servent à montrer que l’U.R.S.S. ne se sent pas en position de faiblesse en face du Monde libre et, à l’égard des adversaires du camp communiste, qu’on ne pactise pas avec les « impérialistes ». Les critiques qui pleuvent sur Krouchtchev au sein du Parti, les échecs successifs de sa politique agraire lui imposent, pour tenir ses ennemis en respect, cette attitude de matamore. Comme le président Kennedy, nous pensons qu’il n’y a aucune raison d’y attacher plus d’importance.

 

L’Exploitation des Rivalités Commerciales

Cela d’ailleurs n’a pas empêché Krouchtchev de conclure avec les Etats-Unis l’accord sur le blé dont il ne peut se passer, ni de recevoir cordialement une délégation imposante d’hommes d’affaires et de capitalistes des Etats-Unis. Il faut reconnaître que les Russes et leurs semblables, Chine comprise, jouent avec dextérité de la rivalité commerciale des pays occidentaux. Les Américains ont réclamé en vain une coordination de la politique économique du Monde libre à l’égard du Bloc de l’Est. L’esprit mercantile du capitalisme occidental est son talon d’Achille. Pour conclure des affaires, pour s’ouvrir des marchés, il est prêt à tout, même à traiter avec le diable et, qui plus est, les Etats eux-mêmes encouragent leurs industriels dans cette compétition. Anglais, Français, Italiens, Allemands, Japonais, les délégués se succèdent à Moscou et à Pékin et offrent non seulement leurs marchandises mais des crédits et c’est à qui les fera les plus longs.

Des esprits naïfs ou trop intéressés proclament que par le lien des affaires, on rapprochera les peuples. Il en est de ce préjugé comme d’autres. Ce n’est pas parce que les peuples se visitent, qu’ils s’estiment davantage. C’est bien souvent le contraire. Ce n’est pas non plus par l’élévation rapide du niveau de vie qu’on affaiblit le communisme. En Italie, en France, en Espagne maintenant, la prospérité augmente plutôt le nombre des mécontents et stimule l’agitation sociale. Il y a aussi quelques idées toutes faites à réviser après expérience.

 

L’Élection de Luton

Les Anglais viennent d’en faire l’épreuve : dans la circonscription de Luton où se trouvent les usines d’automobiles Vauxhall, région particulièrement prospère où les salaires sont les plus élevés d’Angleterre, les électeurs ont voté Travailliste, contre leur propre intérêt : car le Labour au pouvoir s’intéressera aux régions moins favorisées plutôt qu’à eux et si la prospérité actuelle faisait place à une crise, ils en seraient les premières victimes. En  démocratie, la politique comme l’économie est affaire de psychologie : l’électeur, comme le consommateur a ses caprices, ses engouements et ses désaffections contre lesquels la raison, l’intérêt et le calcul n’ont aucun pouvoir. Il faut ou renoncer ou se soumettre. Quoiqu’il en soit, Sir Alexander Douglas Home, devenu « commoner » aura fort à faire pour remonter le courant défavorable aux Tories.

 

L’Agitation en Espagne

Nous faisions allusion à l’Espagne : C’est sur ce pays que la propagande subversive s’exerce de toutes ses forces depuis la grève des mineurs des Asturies et du Léon. Non seulement les communistes, mais les intellectuels et certains Phalangistes de gauche réclament une libéralisation du régime et le leader démocrate-chrétien Gil Roblès renonce à soutenir la monarchie qui devait en principe succéder à Franco. Cette agitation coïncide avec un relèvement rapide de l’économie espagnole.

L’Espagne devient le premier pays touristique d’Europe, un million de travailleurs espagnols sont employés à l’étranger. Ces deux facteurs apportent au pays des ressources de change considérables et le tourisme exige des efforts pour satisfaire les hôtes, ce qui crée beaucoup d’emplois. L’Espagne a reçu et continue de recevoir une aide importante des Etats-Unis et des crédits français, allemands et autres qui permettent d’accélérer le processus d’industrialisation. Mais la comparaison avec les pays industrialisés voisins demeure, malgré les progrès récents, défavorable à l’Espagne : les travailleurs émigrés, les touristes qui affluent soulignent ce retard. C’est ce qui explique, en principe du moins, l’agitation présente. Dans l’entourage de Franco les partisans d’une libéralisation étendue et les tenants d’un contrôle sévère s’affrontent. Malgré les résistances du Caudillo, une détente s’imposera. Elle sera bienfaisante, à condition que, comme le pays s’y prête, malheureusement, elle n’ouvre pas la voie à l’anarchie.

 

                                                                                            CRITON

 

 

Criton – 1963-11-09 – Le Coup de Force à Saïgon

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Le Courrier d’Aix – 1963-11-09 – La Vie Internationale

 

Le Coup de Force à Saïgon

Au Sud Vietnam, les événements n’ont pas tardé à nous donner tort. Les Américains que l’on croyait hésitants, divisés, à la recherche d’un compromis, ont brutalement mis fin au règne de Diem. Les militaires locaux ont fait la sanglante besogne. Sans doute, le dictateur et son frère, par leur orgueilleuse intransigeance, s’étaient-ils délibérément fermé toute autre issue. Il est cependant regrettable, pour l’honneur des Etats-Unis, que, ce coup de force accompli, on n’ait pas su ménager, un autre sort à ces hommes, à qui les Américains devaient d’être dans la place et qui les avaient, des années durant, loyalement servis. On peut toujours craindre chez les Anglo-Saxons que n’éclate, après bien des faiblesses et des atermoiements, ce que nous pourrions appeler le complexe d’Hiroshima ou de Mers-el-Kebir, un brusque accès d’inutile violence quand ils se sentent tout-à-coup à bout de ressources pour dominer une situation.

 

Le Nouveau Régime

La page est tournée, une autre s’ouvre. D’autres difficultés apparaissent déjà : ce nouveau pouvoir, qu’il soit militaire, ou abrité derrière des civils désignés pour constituer une façade démocratique, aura-t-il la confiance et l’appui d’une population lasse de la guerre et des disciplines qu’elle impose ? Il est à craindre qu’après l’euphorie du changement, les mêmes tensions peu à peu ne reparaissent. Il n’y a pas au Vietnam un homme d’assez de prestige pour incarner l’unité et l’indépendance nationale tout en collaborant avec les Américains pour faire face au communisme. Tout au plus, les Etats-Unis auront-ils gagné du temps pour trouver une solution plus durable.

 

La Campagne Présidentielle aux Etats-Unis

A l’arrière-plan des événements de Saïgon, il y a déjà aux Etats-Unis une compétition électorale pour le scrutin présidentiel de novembre 1964. Kennedy ne peut rien négliger pour assurer sa réélection qui, à cause des troubles raciaux, paraît moins facile qu’on ne le croyait. Le problème noir demeure ; la loi sur les droits civiques aura beaucoup de peine à passer au Congrès sans amendements, malgré les concessions déjà faites aux Démocrates des Etats du Sud. Au surplus, une loi ne peut bouleverser les mœurs et l’accalmie présente n’est qu’une trêve, qu’il s’agit de prolonger le plus possible.

 

La Prépondérance retrouvée

Mais dans la décision américaine, il y a quelque chose de plus profond : le sentiment d’une prépondérance retrouvée après les années difficiles où les Américains s’étaient sentis humiliés par les succès russes dans l’espace. Deux faits dominent l’actuelle situation : l’affaiblissement de l’U.R.S.S. illustré par le schisme d’avec Pékin, l’achat massif de céréales par suite de la désorganisation de l’agriculture, le ralentissement de la course au cosmos qui en est la conséquence. De ce côté, la supériorité retrouvée est pour les Etats-Unis incontestable. Mais il y en a une autre sur laquelle nous attirons particulièrement l’attention car elle nous concerne. C’est la rapide perte de vitesse de l’expansion européenne ; il n’est pas exagéré de dire, le déclin de l’Europe continentale en face des pays anglo-saxons : Etats-Unis, Angleterre, Canada, Australie, qui eux sont pour le moment dans une phase de redressement.

Il n’est que de se reporter à la côte des bourses de valeurs pour s’en convaincre : baisse profonde en Europe continentale ; hausse plus ou moins record au-delà des mers. Toute l’Europe est affectée, pour des raisons diverses d’ailleurs.

Le pays le plus atteint est l’Italie ; la monnaie est en question, le déficit de la balance commerciale de plus de mille milliards de lires ; l’instabilité politique, les risques de la participation des socialistes nenniens au pouvoir, l’essoufflement de la production par suite de la hausse des coûts, etc…

Ensuite, la France avec une balance commerciale qui se détériore rapidement, un pouvoir d’achat de la monnaie qui fond, l’agitation sociale qui s’exaspère, un budget qui s’enfle démesurément en face de ressources qui se développent plus lentement.

En Allemagne aussi pour des raisons toutes différentes, la situation s’obscurcit. L’économie allemande présente un point faible qui l’a toujours été aussi bien sous Guillaume II que sous le III° Reich : l’esprit d’entreprise dépasse les moyens financiers, autrement dit, l’expansion industrielle a des assises financières trop étroites pour ses ambitions et ses capacités. Depuis quelques temps, les faillites commencent : Borgward, un des groupes Hugo Stinnes, et l’on parle des difficultés de trésorerie de Krupp lui-même. A l’aube de l’ère Erhard, le malaise est sensible.

La Hollande aussi, malgré de belles perspectives grâce aux découvertes de gaz de Groningue, est gagnée par l’inflation. Les Hollandais sont gens prudents et ordonnés, ils n’attendent pas, comme nous, que l’inflation galope pour mettre les freins. Mais un coup de frein est toujours douloureux en économie et les Hollandais le ressentent. Les Belges sont assez près d’une situation analogue et éprouvent encore le contrecoup du drame congolais.

Tout se passe comme si, sauf imprévu, les Etats-Unis allaient redresser la position du Dollar et les Anglais celle de la Livre dont les faiblesses avaient si péniblement offensé leur amour-propre. Le moyen de pression que les Européens possédaient par leur position de créditeur ne tardera pas à disparaître. Et il est à craindre, si l’on en juge par les récentes déclarations du sénateur Fulbright, que de sérieux règlements de comptes ne se posent avec la France et son régime. On reparle des dettes de la guerre de 1914 répudiées par feu Herriot.

 

La Question Algérienne

Il ne faut pas se dissimuler qu’il existe aux Etats-Unis et pas seulement dans les sphères gouvernementales, une sérieuse animosité à notre égard. Un récent article de Joseph Alsop dans le « New-York Herald » a fait quelque bruit. La mansuétude du Gouvernement français à l’égard de Ben Bella aurait pour explication qu’une série d’expériences atomiques souterraines auraient eu lieu au Sahara en octobre, au su du Gouvernement algérien qui aurait, pour prix de son silence, procédé aux nationalisations que l’on sait et décrété un contrôle des changes qui risque de condamner les sociétés pétrolières au Sahara algérien à ne plus pouvoir rapatrier les profits de leur exploitation. Le pétrole-franc coûtera cher au moment où de nouvelles sources d’énergie vont se développer en Europe même, en Allemagne et en Hollande.

Le redoutable chantage auquel la France est soumise en Algérie n’est évidemment pas pour déplaire aux Américains qui ont contre notre politique des griefs bien fondés.

 

Guy Mollet à Moscou

De son côté, Krouchtchev, dont les déboires n’ont pas altéré la bonne humeur, cherche une revanche en Europe. Depuis ses démêlés avec Mao, auxquels il a mis depuis peu une sourdine, ses espoirs vont, comme nous l’avions précédemment indiqué, à un rapprochement avec les Sociaux-démocrates occidentaux pour tirer les Partis communistes affaiblis de leur isolement et rendre possible l’avènement futur d’un nouveau front populaire en Italie et en France. Ces Sociaux-démocrates, jadis comme Tito, traitres et renégats, sont entourés de prévenances et de sollicitations. Les longs entretiens que Krouchtchev eut avec Guy Mollet ont-ils comblé ses espoirs ? On en saura peut-être quelque chose. Bien que les oppositions soient sérieuses, on ne peut exclure l’hypothèse d’alliances tout au moins tactiques pour renverser le pouvoir actuel. Les tentatives sont sérieuses. Mais la prudence de l’autre côté n’est pas moins en éveil. Attendons la suite avec curiosité. D’ailleurs, pour faciliter un rapprochement, les pays de l’Est, les uns après les autres, lèvent le rideau de fer. Après la Hongrie, la Tchécoslovaquie a ouvert sa frontière aux touristes autrichiens qui peuvent sans formalité compliquée visiter leurs amis à Bratislava. Les Américains vont aider la Roumanie à construire une aciérie à Galati. Seul le mur de Berlin demeure impénétrable. Il y a pour cela de solides raisons.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1963-11-02 – Le Conflit Algéro-Marocain

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Le Courrier d’Aix – 1963-11-02 – La Vie Internationale

 

Le Conflit Algéro-Marocain

Le conflit algéro-marocain apparait plus sérieux qu’une manœuvre de politique intérieure pour affermir des pouvoirs discutés. Il a pris le caractère désormais classique d’une croisade idéologique couvrant des ambitions territoriales. Le socialisme de Ben Bella sert de machine de guerre pour ébranler le trône marocain et, en cas de succès, la dictature de Bourguiba. Nasser et les Soviets, Castro et les Chinois rivalisent pour pousser l’Algérie à l’hégémonie du Maghreb. Les Américains ne s’y trompent pas. L’Ambassadeur des Etats-Unis à Alger, Porter, au courant des débarquements de matériel de guerre soviétique de retour de Cuba dans le port d’Oran et de l’envoi de bateaux de guerre et de parachutistes égyptiens, a mis Ben Bella en garde contre une extension internationale du conflit auquel les Etats-Unis ne resteraient pas indifférents.

Il est peu probable qu’on en vienne là dans l’immédiat. On discutera beaucoup autour de tables de conférence. On se battra par intermittence. Mais il est non moins probable qu’il s’agit d’un conflit à long terme dont l’évolution dépendra de la situation intérieure des protagonistes. Nasser, comme Krouchtchev, ont trouvé là une occasion trop tentante de prendre une revanche de leurs échecs ; l’Egyptien en Syrie, en Irak, et au Yémen, le Russe à Cuba et en Chine. L’un et l’autre trouveront toujours des fonds pour attiser le feu partout où l’on peut coller sur un gouvernement l’étiquette « fasciste » ou « vendu aux impérialistes ».

 

Le Débordement par l’Afrique du Nord

Le dessein remonte loin. Dès que la guerre d’Algérie eut marqué un tournant décisif, Nasser et les Soviets ont pris position, les Russes avec prudence pour ne pas compromettre les possibilités d’une dislocation de l’Alliance Atlantique par la diplomatie française. Maintenant, il s’agit de tenter de transformer l’Afrique du Nord en tête de pont du communisme pour tourner éventuellement les défenses occidentales. La manœuvre a été préparée de longue date et nous l’avions indiquée ici à plusieurs reprises comme inévitable au cas où l’extrêmisme l’emporterait en Algérie et serait assez fort pour surmonter l’anarchie latente et chronique du pays. Pour le moment, Ben Bella a poussé le collectivisme à l’extrême. En principe, et même en fait, il est plus communiste que ses acolytes puisque non seulement il nationalise les entreprises, mais il leur accorde l’autogestion. Les pétroles étant exclus, du moins provisoirement.

 

Les Miracles du Communisme

Il y a heureusement beaucoup de chances pour que l’entreprise suive le cours de ses congénères. Le communisme fait des miracles : en Russie, après 46 ans de régime, le pays du blé connaît le rationnement du pain. A Cuba, en moins de cinq ans, on rationne le sucre dans le pays qui en vendait au monde entier. A parier que s’il s’entaillait en France on en viendrait à la carte de vin. En Algérie, le comble serait d’y rationner un jour le pétrole si les Compagnies étrangères en étaient chassées. Nous pensions que Ben Bella hésiterait à suivre cette voie insensée ; c’était sous-estimer le fanatisme aveugle et l’astuce irréfléchie, le mépris des obstacles dont certains chefs arabes sont capables quand ils croient tenir à leur merci des adversaires par trop complaisants, pris comme des otages. Les Etats-Unis cependant, s’ils le voulaient, s’ils n’étaient pas aussi irrités par les coups d’épingles qu’on leur lance d’ici, pourraient y mettre bon ordre, car ce sont eux, ne l’oublions pas, qui par leurs fournitures de céréales, nourrissent le peuple algérien dont la situation déjà critique serait intenable sans eux. Et ce ne sont pas les Russes, les Egyptiens ou les Chinois qui pourraient actuellement leur en livrer.

 

Krouchtchev renonce à la Lune

Krouchtchev nous a réservé une surprise : il renonce à conquérir la lune où ses astronautes trop pressés se donnaient récemment rendez-vous. L’opération coûte très cher et il y a, on s’en doutait, plus pressé. Le slogan des journaux russes porte sur le développement de l’industrie chimique : plus de spoutniks, des engrais. Il n’est question que de cela. Dans les plans successifs, on avait oublié la chimie ; non seulement les engrais mais les textiles et caoutchoucs synthétiques et les plastiques. Jusqu’au dernier plan en date, la priorité allait à l’industrie lourde de l’acier pour dépasser l’Amérique. Et puis, comme nos planistes, ils s’aperçoivent que l’âge du fer est dépassé. Heureusement chez nous, comme en Amérique et partout en Europe, l’industrie chimique s’est développée à pas de géant. Les Soviets vont tenter de combler le retard, ce qui implique d’énormes investissements. La conquête de l’espace devra être ralentie, sinon abandonnée. Cela avait été pourtant un bien bel instrument de propagande, tel qu’on n’en trouvera jamais de pareil. La chimie n’éblouit personne.

 

Les Chinois et l’Occident

Depuis que les Chinois sont en querelle avec Moscou, tout l’Occident fait sa cour à Mao. Les Anglais, les Allemands de Bonn, les Italiens y vont placer des commandes que les Russes n’acceptent plus. Par ailleurs, les commandes russes à l’Occident sont actuellement suspendues parce que les réserves soviétiques d’or et de devises sont entièrement absorbées par les contrats de blé au Canada, à l’Australie, à l’Argentine et en tous pays où l’on en peut trouver. La Chine, si elle était solvable, serait un marché grandiose. La France n’est pas en reste, mais là, il ne s’agit plus seulement de la course aux débouchés, mais de politique. Il y a eu d’abord la mission George Picot qui avait des allures plutôt commerciales que diplomatiques ; depuis, ce fut le voyage d’Edgar Faure qui a joué le rôle d’ambassadeur in partibus de l’Elysée. On parle d’une reconnaissance officielle de la Chine communiste par la France. Les Anglais, dit-on, l’ont bien fait. Aux Etats-Unis, ces démarches sont considérées comme un mauvais procédé de plus. L’affaire venant après les intrigues françaises à Hanoï, le gouvernement Kennedy y voit l’ébauche d’un complot et l’on s’inquiète.

 

La Situation au Vietnam

Car la situation au Vietnam ne s’éclaircit guère. Comme toujours – ce mot revient irrésistiblement sous notre plume – les militaires et les civils ne sont pas d’accord aux Etats-Unis sur la conduite à suivre. Et qui pis est, les services secrets, le C.I.A. se trouvent au milieu, vilipendés par les deux Partis. Les militaires croient tenir en main la victoire sur les Viêt-Cong, c’est leur rôle. Ils considèrent Diem et les Nhu indispensables au succès, et réclament de l’argent, des canons et des munitions. Les civils et en particulier l’ambassadeur Cabot Lodge, veulent couper les crédits à Diem et peut-être, si l’on ne peut renverser Diem, trouver une autre solution à la guerre sans savoir au juste laquelle. C’est exactement ce qui s’est passé en Corée entre 1950 et 1953. Truman avait démissionné Mac Arthur qui voulait qu’on lui concède les grands moyens pour aboutir, Eisenhower qui publie en ce moment ses mémoires avait à son tour hésité, louvoyé. La guerre de Corée fut bel et bien perdue … sans que Syngman Rhee, lui abdiquât. L’histoire se répète.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1963-10-26 – Le Nouveau Cabinet Britannique

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Le Courrier d’Aix – 1963-10-26 – La Vie Internationale

 

Le Nouveau Cabinet Britannique

Les tractations au sein du Parti Conservateur britannique qui ont abouti à la désignation de Lord Home ont mis au jour, et les dissensions internes, et l’anxiété des Parlementaires devant le prochain verdict populaire. Pour la seconde fois, M. Butler a été écarté à la suite d’oppositions personnelles irréductibles et par l’autorité de MacMillan qui reste populaire au sein du Parti même. Le choix assez inattendu du Ministre des Affaires étrangères n’en soulève pas moins des réserves et un membre influent – Mac Leod – a refusé de faire partie de son équipe qui – à part lui – ne diffère pas sensiblement de celle du précédent Cabinet. La présence d’un Lord à la tête du gouvernement, constitue pour ses adversaires une cible de choix. Harold Wilson, le Leader travailliste, n’a pas manqué d’acrimonie à son égard : un aristocrate éduqué à la mode du XIX° siècle, peut-il être valablement désigné pour comprendre et orienter l’Angleterre d’aujourd’hui, les besoins et les aspirations des masses ? Lord Home a relevé le défi. Le renouveau incontestable de l’économie britannique qui doit se préciser dans les mois qui viennent représente un facteur essentiel pour le jugement populaire. La crainte de remettre en cause ce retour de prospérité peut rendre aux Conservateurs l’audience perdue par les récents scandales. Cependant, la pente à remonter est dure après douze ans de pouvoir ininterrompu et pas mal d’échecs.

 

L’Ere Erhard

En Allemagne, l’ère Erhard est ouverte. Au contraire de son collègue britannique, il ne s’est heurté à aucune opposition ostensible. Sa déclaration ministérielle tenant le juste milieu sur tous les problèmes intérieurs et extérieurs a reçu l’approbation de l’opposition socialiste elle-même. Erhard paraît vouloir préparer l’Allemagne fédérale, après les élections de 1965, à une coalition des trois Partis, à une union nationale qui, sans exclure des tendances diverses, ferait bloc sur les questions essentielles. Il ne paraît pas, pour le moment du moins, qu’il y ait place pour d’âpres controverses. Le maintien de prospérité, la ferme adhésion à l’Alliance Atlantique, l’élargissement des échanges avec l’ensemble du monde, l’Est compris, une collaboration prudente avec la France, autant de perspectives qui ne rencontrent pas d’adversaires, sauf quelques partisans irréductibles d’Adenauer.

 

Les Prochains Débats de Bruxelles

C’est à Bruxelles qu’Erhard va affronter ses premières difficultés extérieures. Les thèses allemandes et françaises sont déjà opposées, tant sur le problème agricole que sur celui du « Round Kennedy » et les échéances sont proches. Le Gouvernement français a fixé au 31 décembre la date ultime pour un accord sur les prélèvements agricoles, et les représentants allemands ont demandé qu’elle soit reculée. Ni en matière agricole, ni industrielle, Erhard ne veut d’un Marché Commun constituant une entité fermée. Il l’a dit avant d’être Chancelier, et répété depuis. L’Allemagne fédérale a besoin de vastes débouchés pour son industrie. Elle est assez armée contre la concurrence pour se placer sur tous les marchés du monde et pour que les échanges s’équilibrent, elle entend s’approvisionner en denrées agricoles là où elle peut placer en retour son outillage. Par contre, elle entend protéger son agriculture et maintenir des prix assez élevés à l’intérieur pour assurer aux agriculteurs un revenu comparable aux revenus industriels.

Cette double exigence est incompatible avec le fonctionnement du Marché Commun tel que le Gouvernement français l’entend. Il y a là une opposition de conception et d’intérêts irréductibles susceptible de déterminer un éclatement de l’association des Six. Une solution de compromis n’est même pas concevable et comme de part et d’autre on ne voudrait pas aboutir à une rupture officielle qui soulèverait l’indignation de tous ceux qui ont cru au Marché Commun, la seule solution est d’ajourner les questions litigieuses et de s’en tenir au peu qui est acquis : l’abaissement des tarifs industriels. C’est ce qu’Erhard souhaite et que ses autres partenaires, italiens, hollandais et belges accepteraient avec soulagement. Mais après les prises de positions catégoriques de Paris, cette absence de solution peut-elle se prolonger ? On en doute.

 

Les Russes contre la C.E.E.

Les Russes comptent beaucoup sur une dislocation de la C.E.E. L’unité de l’Europe les gêne. Dans les transactions commerciales, ils craignent d’avoir à faire à un bloc homogène et voudraient traiter avec chacun des pays à part, et si possible, les opposer entre eux et les mettre en concurrence. L’offensive soviétique contre le Marché Commun est le mot d’ordre confié à ses partisans dans la Communauté : On vient de voir en France les mineurs du Nord s’en prendre à la C.E.C.A. comme responsable de la crise charbonnière.

 

Le Rôle de la C.E.C.A.

La C.E.C.A. n’y est pour rien. Fondée en 1950, on ne pouvait prévoir ce qui lui adviendrait. Le charbon et l’acier étaient considérés comme les fondements de toute l’activité industrielle. En établissant une Communauté européenne de ces produits-clefs circulant sans droits intérieurs, on pensait entraîner toute l’économie des Six dans une seule unité. C’était l’aimant de l’association. L’évolution est allée exactement en sens inverse. Charbon et acier, le premier en 1958, le second dès 1960, se sont révélés sur le déclin. Un déclin brutal, peut-être exagéré, mais certain.

Nous avons ici, à l’époque, souligné les ambitions extravagantes des sidérurgistes pour le quatrième plan. Force leur est maintenant de reconnaître que leurs espoirs étaient aberrants. Comme toujours, lorsqu’une matière première perd du terrain, la concurrence entre producteurs s’exaspère. On en est à demander à la C.E.C.A. un relèvement des tarifs douaniers pour l’acier, sinon la France défendra seule ses intérêts. Avec l’acier, le minerai lorrain est condamné. Il est trop pauvre pour affronter une concurrence de minerais riches dans un marché saturé où l’on se dispute les débouchés. Nos charbonnages rééquipés à coup de milliards dans le cadre du plan Monnet ne sont pas plus rentables, et le pétrole saharien est plutôt menacé.

Voilà des problèmes qui débordent le cadre internationale qui est le nôtre que nous soulignons parce que peu de Français en mesurent exactement l’ampleur, les technocrates moins encore que d’autres. Dans les années qui viennent et pour autant qu’on puisse prévoir, l’économie française va se trouver plus dépendante de l’étranger qu’elle ne l’a jamais été au cours de son histoire. Le moment nous semble d’autant plus mal choisi pour célébrer son indépendance. Si une certaine autarcie était encore concevable, il y a trente ans, elle ne l’est plus et bien plus qu’alors, politique et économie se conditionnent mutuellement. Les Russes sont en train d’en faire l’épreuve.

 

Le Conflit Algéro-Marocain

Le conflit algéro-marocain a pris un caractère démentiel. Ne voit-on pas Alger accuser Hassan II d’avoir fait capturer Ben Bella en 1956 et d’avoir été l’instigateur du meurtre de Lumumba au Congo ? Nasser a prêté son haut-parleur à son confrère en socialisme ; il lui a prêté des officiers que les Marocains ont capturés aussitôt : la guerre ne leur réussit pas.

Ce conflit qui prend le caractère d’une lutte idéologique est, à notre sens, un très mauvais calcul. Il est désastreux pour le Monde arabe, assez divisé sans cela ; il ne peut aboutir à aucun des résultats que Ben Bella et Nasser en attendent, et il nuit à la cause de l’Afrique dans son ensemble, que les troubles des deux Congos, les meurtres et les complots, commençaient déjà à discréditer dans l’opinion internationale. Le malheureux Congo ex-belge, en pleine banqueroute, rongé par la misère en est à recourir à la loi martiale et Adoula est obligé de demander le maintien des troupes de l’O.N.U., qui n’ont pourtant pas fait un bien beau travail là-bas. Les jeunes Etats africains avaient jusqu’ici bénéficié d’un crédit universel presque exorbitant. Ils sont en train de le perdre : les preuves ne tarderont pas.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1963-10-19 – Nature de la Détente

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Le Courrier d’Aix – 1963-10-19 – La Vie Internationale

 

Au moment où la détente s’affirmait, où le président Kennedy décidait de vendre à la Russie tout le blé qu’elle demande, un convoi américain était arrêté aux portes de Berlin pendant deux jours. Et les sceptiques y voient la preuve que rien n’a changé et que la troisième détente ne durera pas plus que les autres. Cependant, la Maison Blanche n’a pas pris l’incident très au sérieux. On a même feint d’y voir l’excès de zèle d’un sous-ordre. En réalité, si elle ne remet pas en question les relations russo-américaines, l’affaire a son sens. Humilié, comme son récent discours le trahit, d’avoir à quémander son pain aux capitalistes, Krouchtchev tient à affirmer qu’il ne capitule pas pour autant et que le problème allemand et la question de Berlin demeurent au point qu’il a lui-même fixé et qu’ils ne se résoudront qu’à ses propres conditions. Il fallait au surplus un geste de ce genre pour désarmer les critiques qui, dans tous les partis frères, suivent la ligne chinoise. Dans les deux camps, les durs ne désarment pas.

 

Nature de la Détente

Tout compte fait, il n’y a en apparence rien de changé : la détente, ou plutôt les points d’accord russo-américains se sont précisés en secret pour des raisons profondes que nous avons discutées ici. Ils sont venus au grand jour après maintes tractations, parce que les Américains ont exigé qu’ils prennent un caractère concret et officiel et que les Russes y avaient intérêt, mais la surface demeure de guerre froide. Il suffit de lire les « Izvestia » : les calomnies habituelles, les faits désagréables aux Américains, les caricatures outrageantes, ne manquent pas un seul jour. S’il n’est doué de sens politique et d’un discernement subtil, le citoyen soviétique ne s’aperçoit pas du changement des relations avec les « impérialistes ». On peut être certain qu’il en sera de même à l’avenir.

 

La Succession de MacMillan

A l’heure où nous écrivons, la succession de MacMillan est en suspens. Le Parti cherche son sauveur, mais ne sait sur qui porter son choix. On ne peut qu’admirer l’adresse avec laquelle le Premier britannique dont la majorité des députés conservateurs ne voulaient pas pour porter leur drapeau aux élections, a trouvé le prétexte, bien légitime, d’une opération chirurgicale, pour s’effacer sans paraître céder à des impératifs politiques, juste au moment où s’ouvrait le Congrès de Blackpool.

 

Le Discours de M. Butler

Butler, vice-premier ministre et successeur normal a, dans le discours de clôture que MacMillan aurait dû prononcer, soulevé quelques problèmes intéressants : Est-il indispensable, a-t-il dit, comme beaucoup semblent le croire pour que la démocratie ait un sens et fonctionne normalement, que le pouvoir change de titulaire à intervalles plus ou moins longs et qu’un parti succède à l’autre, même si celui qu’on expulse a bien mérité de la nation ? Et pour M. Butler les Conservateurs au pouvoir depuis douze ans, ont lieu d’être fiers de leur œuvre, en particulier de la décolonisation effectuée sans précipitation, avec prudence, en résolvant l’un après l’autre chaque cas, en particulier et aboutissant à transformer l’empire en un Commonwealth solidaire.

Le tableau que fait Butler est certes plus flatteur que la réalité : un fait cependant demeure : l’Angleterre bien que son rôle et son influence dans le monde se soient considérablement réduits, demeure une grande puissance. Elle conserve des intérêts dans le monde qu’elle peut être amenée à défendre, au besoin par la force. Ainsi, Aden contre les Yémeno-égyptiens, ou la Malaysia contre Soekarno, comme elle a été sur le point de le faire pour Koweit contre Kassem. Elle peut aussi aider l’Inde militairement à résister aux Chinois. En Afrique noire, elle joue un rôle d’arbitre au Kenya où s’affrontent des partis rivaux. Elle commande encore dans une certaine mesure en Rhodésie du Sud et ses liens avec les grands Dominions blancs, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, ne sont point brisés, pas même avec l’Afrique du Sud.

Evidemment, ce résultat doit autant aux circonstances qu’à l’habileté des politiques. Nous ne saurions malheureusement en dire autant pour nous : notre empire était plus vulnérable que l’Anglais, sans aucun doute ; il a été liquidé avec une désinvolture effrayante et sans aucune contre-partie, ne fut-ce que financière. M. Butler a quelque raison de trouver la comparaison favorable à l’Angleterre.

 

L’Interview de Chou en Laï

Les Chinois s’aperçoivent-ils qu’ils ont été un peu loin dans leur polémique avec l’U.R.S.S. ? On serait tenté de le croire en lisant l’interview de Chou en Laï. Il a bien précisé que le différend qui l’oppose à l’U.R.S.S. ne concernait que des problèmes idéologiques débattus entre les deux partis et que les relations entre Etats n’en étaient pas affectées. Il a pris soin de rappeler que le traité d’assistance mutuelle qui lie la Chine à la Russie, au cas d’attaque contre l’une ou l’autre, demeurait en vigueur. Chou a fait des déclarations apaisantes à l’égard de l’Inde, offert même de se rendre auprès de Nehru pour discuter des questions de frontières ; bref, il s’est déclaré l’ami du monde entier à l’exception des U.S.A.

A Pékin aussi on voit que, en surface, les relations internationales des pays communistes ne varient pas. Même si l’on est à couteaux tirés avec les amis et qu’on négocie avec les ennemis dans les meilleurs termes, les conventions sur l’opposition entre les camps et les slogans destinés aux masses ne subissent aucune variation. Le mensonge officiel, quoi qu’il arrive, demeure un dogme intangible.

 

La Guerre Algéro-Marocaine

Il en est de même en pays arabe. Même quand ils s’entretuent, ils restent frères. Il serait facile d’ironiser sur leurs principes de fraternité, sur le Grand Maghreb, sur l’unité arabe, quand la discorde est partout entre eux. Y seraient-ils sensibles eux-mêmes ? Nasser s’indigne de voir le sang arabe versé entre frères algériens et marocains, alors qu’il le fait verser lui-même chaque jour au Yémen par ses propres troupes en lutte contre les fidèles arabes de l’émir El Badr. Le principe de contradiction n’a de sens et de valeur – et encore – que dans les langages occidentaux. Par ailleurs, les combats algériens et marocains peuvent difficilement se justifier par le seul enjeu des douars frontaliers que les deux nations se disputent. Le pouvoir de Ben Bella est précaire ; la révolte kabyle le prouve. Celui d’Hassan II pour des motifs différents n’est pas plus assuré. Les potentats dans ce cas sont tentés de refaire l’union autour d’eux en excitant les passions du patriotisme et en appelant leurs sujets au combat. Le moyen est vieux comme le monde. Nous voyons qu’il n’a rien perdu de son efficacité.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1963-10-12 – Les Deux Politiques Extérieures Américaines

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Le Courrier d’Aix – 1963-10-12 – La Vie Internationale

 

Dans tous les pays, il existe à l’intérieur des partis des traditions en politique extérieure comme en politique intérieure. Les hommes changent, leurs discours s’adaptent aux circonstances, mais ils héritent d’une mentalité qui ne change pas et à laquelle ils sont liés. On en dirait autant des hommes seuls parvenus à l’omnipotence et dont les idées arrêtées à leur maturité se retrouvent immuables quels que soient les événements, en dépit des échecs et des déconvenues. C’est le cas de Krouchtchev aujourd’hui pour ne citer que lui. Il est nécessaire de rappeler cette constatation car c’est précisément le fil directeur qui nous permet, dans la confusion présente des commentaires sur les relations Est-Ouest, d’en bien saisir le sens.

 

Les Deux Politiques Extérieures Américaines

Il y a en effet, aux Etats-Unis, deux doctrines en politique étrangère : celle des Républicains que représentait de 1952 à 1959 Foster Dulles et reprise aujourd’hui par Richard Nixon et le sénateur Goldwater candidat probable aux élections de l’an prochain, et celle des Démocrates qui s’exprima par Roosevelt et par Kennedy à présent.

Pour les premiers, l’U.R.S.S. c’est le communisme, c’est-à-dire le mal avec lequel aucun compromis n’est possible, avec lequel tout accord est un marché de dupes, toute détente un leurre. La seule politique possible est de le combattre sans trêve, soit pour le refouler et lui arracher les peuples qu’il asservit, si l’on peut, sinon le contenir pour l’empêcher de s’étendre.

Pour les Démocrates, au contraire, l’U.R.S.S. c’est la Russie de toujours avec laquelle les Etats-Unis ont des intérêts communs qu’il convient d’utiliser pour maintenir la paix du monde et préserver le statu quo. C’est l’esprit de Yalta, c’est celui du récent Pacte de Moscou : l’expansion du communisme n’est pas à craindre ; ses échecs de plus en plus évidents le contraindront à perdre de l’influence et peut-être à n’être qu’une façade verbale. La Russie, elle demeure. L’Europe d’aujourd’hui n’est certes pas satisfaisante, mais elle présente l’immense avantage de ne plus être un foyer d’incendie. Avec la Russie qui en contrôle la plus grande partie, avec l’Allemagne divisée et la France réduite à son hexagone, on ne risque plus un conflit qui pour la troisième fois entraînerait les Etats-Unis contre leur volonté dans une guerre. La Russie et les Etats-Unis ont donc tout intérêt à éviter tout bouleversement dans la carte de l’Europe.

 

Les Effets de la Politique de Kennedy

L’énoncé de cette politique suffit à expliquer, et l’agitation qui règne en Allemagne autour des dissensions entre Adenauer et Erhard, et l’isolement méthodique de la France qui avec sa force de frappe et ses rêves de grandeur pourrait, ou du moins aurait les moyens, de remettre le feu aux poudres.

Cette politique que ses adversaires taxent d’immobilisme a plus de partisans qu’on ne pense. En Allemagne même, il serait erroné de croire que la réunification est partout désirée. En Angleterre, les Travaillistes la soutiennent et nombre de Conservateurs s’en accommodent fort bien. Au surplus, tout ce qui prend allure d’une détente satisfait tous les égoïsmes nationaux des peuples prospères. Enfin et surtout, avec le conflit russo-chinois, la réapparition du péril jaune fait souhaiter une Russie forte pour protéger les pays occidentaux.

 

La Situation en U.R.S.S.

Les événements actuels donnent raison à cette politique rooseveltienne. Après 46 ans de régime, l’U.R.S.S., grenier du monde sous les tsars, envisage d’établir la carte de pain, malgré les achats massifs de farine française, de blé canadien, australien et sans doute américain. Les satellites sont dans le même cas, et négocient avec les Etats-Unis pour se nourrir. L’effondrement de l’économie cubaine que le récent cyclone va précipiter, montre suffisamment où mène le collectivisme agraire. Quel pays songerait à l’imiter ? Pas même l’Algérie qui semblait devoir le suivre. En tant que doctrine économique, le communisme est mort. Même, comme on le voit présentement en Espagne, sa capacité révolutionnaire est fort affaiblie.

 

Où va la Chine ?

Reste la Chine. Où en est-elle ? Un ami du paradoxe disait : Si vous voulez connaître un pays, surtout n’y allez pas. Bien des gens vont en Chine et les observations qu’ils en rapportent sont si radicalement contraires qu’il est impossible d’en tenir compte. On ne peut être affirmatif que sur deux points : la situation alimentaire s’est améliorée. De la quasi-famine on est revenu à une disette tolérable, c’est-à-dire que le minimum pour subsister est assuré. Second point, l’industrie est en déclin et les usines ne travaillent qu’à 30 ou 40% de leur capacité, faute de pièces de rechange et de matières premières. Enfin, le chiffre de population généralement admis est fort exagéré. La mortalité au cours des dernières années a été énorme. En conclusion, les craintes de voir la Chine communiste devenir une grande puissance industrielle sont, pour quelques années au moins, sans fondement. Elle peut harceler ses voisins, non les combattre faute d’armement moderne. Tout comme pour l’U.R.S.S., les esprits inquiets sont victimes d’un bluff dont les Chinois ont pris exemple sur leurs anciens amis.

 

Le Congrès Travailliste Anglais

Revenons aux traditions dont nous parlions au début. S’il est un Parti où elles sont solides, c’est le Parti Travailliste anglais qui vient de tenir ses assises sous la direction nouvelle d’Harold Wilson. A la veille des élections et d’un succès bien escompté, le Parti se devait de faire peau neuve pour attirer les suffrages indécis. Comment renouveler l’aspect de ce vieux socialisme qu’on peut qualifier de national-pacifisme car les deux mots s’accordent bien pour le décrire.

De socialisme à odeur collectiviste, il n’a pas été question au Congrès. Pas de nationalisations, pas davantage de nivellement des revenus, ce qui prouve à quel point le communisme soviétique fait effet de repoussoir. Même silence sur la politique extérieure. Aucun engagement sur le désarmement unilatéral, l’abandon de la force atomique, chers à l’aile gauche du Parti. Prudence même sur les relations avec l’Europe continentale aussi bien qu’avec les U.S.A.

Il fallait bien quelque chose de positif à offrir : ce fut un programme de développement scientifique intensifié qui ne peut qu’être approuvé et une application étendue de la planification économique que les Conservateurs se sont contentés d’esquisser sans s’engager. On planifiera donc. On réalisera une politique des revenus, invention française, qui consisterait, si les syndicats consentent à réduire leurs exigences de salaires, à contrôler et à taxer les profits de toute nature, dividendes des sociétés, revenus des personnes privées, etc… Les Conservateurs auront beau jeu à prétendre que cela conduit le peuple anglais tout droit à la multiplication de la bureaucratie, à la suppression des stimulants dans l’économie, au ralentissement de l’expansion que l’Angleterre depuis quelques mois commençait enfin à percevoir.

Malgré la confiance des Travaillistes dans leur succès prochain, la partie n’est pas jouée. Dans l’opinion, les Conservateurs sont assez déconsidérés, les Libéraux malgré leur retour en forme n’offrent pas de garantie suffisante, ni de personnalités d’envergure. De même, les Travaillistes n’ont pas gagné en popularité jusqu’ici sur la masse flottante plus que jamais indécise. Ce sont, comme toujours en démocratie, les gens sans opinion qui décident du succès final. Il faut peu de chose pour la porter d’un bord à l’autre et le verdict est encore loin. Mai ou Octobre prochain ? D’ici là…

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1963-10-05 – Fait Historique irréversible

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Le Courrier d’Aix – 1963-10-05 – La Vie Internationale

 

Il est curieux, mais non surprenant, que des esprits ouverts comme Walter Lippmann ou des hommes d’Etat comme Dean Rusk, n’admettent pas que le conflit russo-chinois a changé profondément la nature des rapports internationaux, non seulement dans le présent, mais pour l’avenir. Sans doute, reconnaissent-ils que le fait est d’importance ; mais rien ne garantit que la situation ne puisse se retourner et que le Bloc oriental ne se ressoude, pour peu que les hommes au pouvoir changent.

Nous sommes d’avis contraire : le lent processus qui a amené la rupture n’est pas affaire de personnages. Il s’agit d’un fait historique irréversible pour deux raisons majeures – l’un géographique et stratégique : l’impérialisme chinois fort, sous peu, d’un milliard d’hommes presse les fragiles frontières d’un empire russe disparate et vulnérable ; l’autre, plus déterminant encore : la prise de conscience et l’antagonisme foncier des races de couleur contre l’homme blanc qui est devenu universel en Asie, comme en Afrique et dans les deux Amériques. Ajoutons que contrairement à ce que l’on pouvait attendre, la Chine de Pékin, malgré ses erreurs et ses échecs, parait surmonter les obstacles et disposer de ressources imprévues. Elle est active partout et ses échanges extérieurs se développent. Tandis que le Russe demeure, sous tous les régimes, imprévoyant, gaspilleur, inapte à l’organisation, les fourmis chinoises font leur chemin. La survie de l’empire russe dépend en définitive de ses relations avec l’Occident. L’Europe ne commence pas à l’Oural, mais à Vladivostok.

 

Les Chinois au Sin-Kiang

En attendant, la polémique entre les deux géants du communisme nous révèle, si besoin était, la brutalité avec laquelle les Chinois, après les Russes, traitent les minorités qu’ils oppriment. Si Staline a suivi les méthodes d’Yvan le Terrible, Mao adopte celles de Gengis Khan. Les Ouigours et les Musulmans du Turkestan chinois déportés, les villages rasés, les hommes condamnés aux travaux forcés, tout cela nous est raconté par la presse soviétique. On savait déjà ce qu’il en a été au Tibet. Le conflit n’est pas seulement de deux races ou de deux empires, mais de deux barbaries. Si un jour elles entrent en lutte ouverte, quelles horreurs ne verra-t-on pas ?

 

L’Achat de Blé Américain par l’U.R.S.S.

Encore un pas vers la coopération russo-américaine : la conclusion prochaine d’un achat de blé américain par les Soviets. Ceux-ci vendent leur or pour compenser le déficit béant de leur récolte. Le Canada et l’Australie ne peuvent suffire. Pour les Etats-Unis dont le stock de métal précieux fondait, l’occasion est tentante. Les silos vont se vider et le trésor de Fort-Knox se remplir. Beaucoup d’Américains ne voient pas sans inquiétude leur gouvernement apporter à l’ennemi d’hier cet appui. L’affaire de Cuba, l’installation des missiles russes dans l’Île ne date pas d’un an. Les événements vont plus vite que la pensée des masses. Mais il parait que les Soviets ont retiré la majeure partie de leurs troupes de Cuba. Par contre, les Chinois seraient vingt mille dans l’Île. Il n’est guère possible de vérifier. Ce qui est sûr, c’est que Castro n’a pas signé le traité de Moscou sur les expériences nucléaires. Il l’aurait fait s’il dépendait exclusivement des Russes. Sans doute juge-t-il l’appui soviétique précaire et le soutien des Chinois plus efficace pour exporter la révolution dans les Amériques.

 

L’Accord Hispano-Américain

Par ailleurs, la politique américaine ne chôme pas. Après de longues négociations, l’accord avec Franco sur les bases militaires des U.S.A. en Espagne est renouvelé. Non seulement l’aide des Etats-Unis est prorogée et augmentée, mais la défense de l’Espagne est couverte par le traité, ce qui n’était pas le cas jusqu’ici. Cela est une conséquence directe des difficultés franco-américaines. Les Etats-Unis commencent à liquider leurs bases en France et l’Espagne se trouve de facto incorporée à l’O.T.A.N. Il y a longtemps que nous l’avions fait prévoir.

 

L’Antagonisme Franco-Américain

En effet, bien que masqué par des silences et de bonnes paroles, l’antagonisme entre le Gouvernement français et l’Administration Kennedy s’approfondit. Il y a la « guerre du poulet » qui ne concerne pas directement la France seule, mais pratiquement servira de prétexte à de sévères restrictions à nos exportations aux U.S.A. Quelque chose de plus grave se dessine : Ben Bella a dit à mots couverts son intention de nationaliser les pétroles algériens. Les autorités françaises s’y attendent. A preuve que le Bureau de recherches du pétrole vient d’obtenir du Canada un permis d’exploration dans le Grand-Nord. La perte des pétroles algériens serait en effet pour notre balance commerciale une source de déficit grave. C’est grâce à leur apport qu’elle a pu être à peu près équilibrée.

Mais pour que Ben Bella puisse remplacer les Compagnies françaises et trouver d’autres débouchés, le bon vouloir des Américains est indispensable. Celles qui opèrent en France ont été irritées, ainsi que les Anglaises par les restrictions que notre Gouvernement a récemment apportées à leur capacité future de raffinage. Depuis, elles ont obtenu quelques apaisements, précisément parce que leur neutralité dans l’affaire algérienne doit être préservée. Mais en dehors de grosses sociétés, il y en a beaucoup de moindres aux Etats-Unis que le pétrole saharien peut tenter. Et il y a aussi les Italiens qui ont déjà traité avec Ben Bella pour l’édification d’une raffinerie. L’indépendance nationale est un bon thème de discours et d’un sûr effet démagogique, mais elle peut coûter cher.

Ajoutons que les intrigues du Gouvernement français  au Canada, l’appui aux séparatistes du Québec, indispose également les Américains et les Anglais, et malheureusement, ils ont plus d’un moyen de rétorsion. Dans l’ordre militaire, on ne risque plus grand-chose à relâcher l’Alliance Atlantique car le danger d’un conflit s’est bien éloigné ; par contre, dans l’ordre économique, les situations peuvent se renverser en un temps très bref et le créditeur devenir débiteur presque sans s’en apercevoir. C’est ce qui arrive actuellement à l’Italie. Rien ne nous garantit d’un même sort.

 

Soekarno et la Malayasie

L’affaire de la Malayasie continue de s’embrouiller. On ne s’attendait pas, et nous les premiers, à ce que l’opposition de Soekarno aille jusqu’à la menace ouverte de s’attaquer au nouvel Etat. Son audace est sans bornes. Il défie les Anglais, passe outre aux pressions, un peu tardives, des Américains et même conteste à U. Thant le droit de conformer les résultats de l’enquête faite par l’O.N.U. à la demande même du même Soekarno, au cours de laquelle les populations du Nord-Bornéo et du Sarawak ont approuvé à une grande majorité leur appartenance à la Malayasie. Le succès facile que Soekarno a obtenu en annexant la Nouvelle-Guinée hollandaise l’a sans doute convaincu que tous ses opposants étaient des tigres de papier. Les Chinois d’ailleurs le soutiennent sans réserve. Mais l’Australie s’est émue. Elle défendra la Malayasie par les armes s’il le faut ; les Anglais ne l’ont pas dit, mais suivraient sans doute. Gageons que Soekarno ne les provoquera pas. Sa brillante armée et sa flotte achetée aux Russes ne feraient peut-être pas brillante figure.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1963-09-28 – Le Conflit Frontalier Sino-Russe

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Le Courrier d’Aix – 1963-09-28 – La Vie Internationale

 

Le Conflit Frontalier Sino-Russe

La dernière épitre adressée à la Chine par le Kremlin confirme les indications que nous donnions samedi, sur le conflit aux frontières. Depuis un an, d’après Moscou, cinq mille harcèlements ont eu lieu pour s’emparer de secteurs déterminés du territoire soviétique. 60.000 réfugiés se sont enfuis du Sin-Kiang, en Mandchourie des engagements se sont produits entre gardes fluviaux sur le cours de l’Amour et de l’Oussouri et la note russe se termine par la menace de recourir à la force si ces accrochages devaient se poursuivre. Quelques-uns de ces incidents étaient connus mais leur ampleur, que la note russe révèle, montre que les Chinois cherchent délibérément à tenir en état d’alerte les forces russes le long des immenses confins encore mal délimités qui séparent la Chine de l’U.R.S.S. Il va donc falloir envoyer là-bas des forces considérables, et la politique de détente du Kremlin à l’égard de l’Occident n’a pas besoin d’autre explication.

 

L’Objectif Chinois

Les Chinois contraignent Krouchtchev à une «révision déchirante » de sa politique internationale et de sa stratégie militaire. L’objectif est clair : compromettre l’U.R.S.S. en l’accusant de complicité avec les « impérialistes », et la rendre suspecte aux yeux du Tiers-Monde, l’obliger à dégarnir les pays satellites européens de ses forces d’occupation et donner par-là même plus de liberté et d’audace aux courants « révisionnistes » et nationalistes dans ces Etats, bref, affaiblir la Russie dans l’ordre politique, idéologique et militaire à un moment déjà difficile pour elle.

 

La Pénurie de Pain à Moscou

Le Kremlin a réagi à cette provocation chinoise de façon diverse qu’il convient d’étudier attentivement. Il y a d’abord l’affaire du pain. Comment expliquer cette pénurie soudaine au moment où la soudure est faite avec la récolte qui vient d’être rentrée. Si le pain manque à Moscou, c’est parce qu’il est bon marché. Après les relèvements récents du prix de la viande et des produits laitiers qui ont soulevé le mécontentement des populations, Krouchtchev n’a pas osé le faire pour cet aliment de base des Russes. Il s’est trouvé que le pain est moins cher que le fourrage et kolkhoziens et ouvriers qui ont un peu de bétail en propre en ont profité pour le nourrir de pain. D’où les abus et gaspillages scandaleux qui ont contraint le gouvernement à restreindre les livraisons ; le marché noir s’est développé à mesure que la population prenait peur. Impuissants à le contrôler, les Soviets ont décidé des achats massifs au Canada et en Australie. Les contrats sont encore plus considérables que nous l’avions dit. Ils portent sur plus de 500 millions de dollars. Il se pourrait aussi que les Russes aient voulu par-là accaparer les disponibilités mondiales, tout de même limitées pour empêcher les Chinois qui en ont grand besoin, de les acquérir et aggraver du même coup la pénurie alimentaire en Chine. C’est de bonne guerre.

 

Les Intrigues avec Formose

Autre moyen de pression, les intrigues russo-américaines à Formose révélées par les voyages à Moscou et à Washington du fils de Tchang Kaï Chek, le général Chiang-Ching-Kuo. Une partie des forces militaires chinoises va devoir se porter dans les régions où opèrent les guérillas nationalistes, ce qui les détournera des frontières sibériennes et du Turkestan et aussi des frontières de l’Inde et même du Laos et du Vietnam.

Là encore, Russes et Américains agissent de concert, leurs intérêts coïncidant : empêcher les Chinois de s’emparer des richesses de l’Asie du Sud et du Sud-Est. Les Américains qui ont déjà le Vietnam sur les bras, craignent d’être obligés de défendre les frontières de l’Inde en cas d’attaque chinoise massive, et les Russes d’avoir à prendre parti pour Nehru contre Pékin.

 

La Défense Idéologique

Dans l’ordre idéologique, les Russes sont sur la défensive et leurs arguments sont faibles. Le communisme est d’essence révolutionnaire et toute entente avec les capitalistes, si limitée qu’elle soit, fait figure de trahison. Et puis il y a l’argument racial : les Blancs, qu’ils soient russes ou américains s’entendent contre les peuples de couleur, les riches contre les pauvres, les opprimés contre les oppresseurs. Aucune dialectique ne peut prévaloir contre cela.

 

La Défense du Communisme en Europe Centrale

Mais l’essentiel est d’ordre politique : il s’agit pour Moscou d’empêcher les satellites européens de profiter du conflit avec la Chine pour se débarrasser du communisme. Si Krouchtchev s’est réconcilié avec Tito, c’est pour limiter les dégâts et offrir aux Satellites une voie moyenne, l’exemple d’un communisme plus libéral que le modèle russe, mais qui demeure dans la ligne du marxisme-léninisme. Car le « révisionnisme » relève la tête comme ils disent, particulièrement en Hongrie, en Roumanie et en Pologne, et cela pourrait mener loin.

Le journal officiel hongrois signale en particulier que des orateurs dans un débat public ont critiqué les idées de Lénine et se sont prononcés pour le « dépassement du marxisme ». On aurait même parlé de la supériorité de l’idéologie bourgeoise. Kadar en effet s’est efforcé de créer une sorte d’union nationale pour tenter d’associer les éléments non-communistes au relèvement du pays et de mettre fin à l’isolement du Parti en le réconciliant avec les masses. Mais la tentative n’a que trop réussi et l’esprit de compromis et une certaine tolérance risquent de dégénérer en opposition ouverte.

 

La Crise Tchécoslovaque

D’autre part, la crise qui couvait depuis longtemps en Tchécoslovaquie vient d’éclater. Shiroki, le Premier Ministre est démis de ses fonctions avec six autres. C’est un slovaque, Lenart qui le remplace. En fait, Shiroki était déjà le bouc émissaire désigné, mais en réalité c’est Novotny qui est visé. Il se débarrasse des hommes les plus impopulaires pour tenter de sauver son pouvoir, mais la crise est si profonde que là aussi, on ne sait où cela mènera le Parti.

La meilleure chance pour se tirer d’embarras, pour les Russes, c’est une entente avec les sociaux-démocrates européens d’au-delà le rideau de fer. On a invité Harold Wilson, le futur Premier anglais à Moscou, Guy Mollet à son tour va s’y rendre en visite officielle. Krouchtchev espère voir bientôt ces personnages prendre le pouvoir. Nous ne serions pas étonnés si, après eux, Willy Brandt pour l’Allemagne et Saragat pour l’Italie, l’un et l’autre candidat à la Présidence du Conseil de leur pays, étaient invités à Moscou. Avec la Social-Démocratie au pouvoir en Europe libre, on pourrait sans crise grave orienter les pays satellites vers une forme d’union nationale socialiste plus ou moins analogue au régime titiste, avec lequel les Sociaux-démocrates pourraient s’entendre. Une débâcle pourrait alors être évitée malgré le départ d’une grande partie des forces d’occupation, et les Russes tenir dans leur orbite l’Europe Centrale à l’abri d’un rideau de fer plus perméable. Tout cela n’est pas pour demain, mais Krouchtchev voit loin.

 

La Formation de la Malaysia

La formation de la Malaysia a été laborieuse. Ne pouvant s’y opposer, Soekarno s’en est pris à l’Angleterre : l’ambassade britannique à Djakarta a été saccagée, les propriétés anglaises saisies, les ressortissants évacués. Ce coup d’audace n’aurait pu se produire sans une certaine passivité des Etats-Unis. La vieille rivalité entre Anglo-Saxons demeure latente, surtout quand le pétrole est en jeu, ce qui est le cas à Sumatra. Les Anglais ont dû se fâcher, car les Américains viennent de menacer Soekarno de réviser leur programme d’aide à l’Indonésie, si les incidents ne sont pas réprimés et les propriétés restituées. Mais les Anglais ne sont pas au bout de leurs peines dans cette région au croisement d’intérêts multiples et de convoitises aigues.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1963-09-21 – La Fin de l’Après-guerre

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Le Courrier d’Aix – 1963-09-21 – La Vie Internationale

 

La Fin de l’Après-Guerre

Au seuil de cet automne 63, on peut, sans risque d’erreur, clore un chapitre d’histoire, celui de l’après-guerre symbolisé par la guerre froide. La coopération russo-américaine a pris un caractère officiel depuis le Traité de Moscou sur les expériences nucléaires. La rupture sino-soviétique est aujourd’hui consacrée par l’attaque personnelle des Chinois contre Krouchtchev. Rien sans doute n’est définitif, dans le Monde communiste surtout. Mais il est certain que ce nouveau dispositif de l’échiquier mondial durera assez longtemps. D’abord, comme nous l’avons vu, parce qu’il est l’aboutissement d’une lente évolution avec sa succession d’avances et de reculs. Ensuite parce qu’il était inscrit dans l’ordre des choses et qu’on ne pouvait se tromper en l’annonçant. Comme toujours, le moment seul ne pouvait être prédit. Il est venu.

 

La Coopération Russo-Américaine et l’Esprit de Yalta

Rappelons d’abord que la coopération avec les Russes est demeurée l’objectif du Parti démocrate américain de Roosevelt à Kennedy. On a écrit sur la Conférence de Yalta de Février 1945 beaucoup d’appréciations fausses. Roosevelt alors voyait en plein lucidité dans la Russie, même déguisée en U.R.S.S., l’allié naturel avec lequel les Etats-Unis n’avaient jamais été en conflit. Par contre, l’amitié avec l’Angleterre s’accompagnait d’une méfiance vigilante ; l’impérialisme colonial britannique était à la fois dangereux pour la paix et en conflit permanent avec les intérêts américains, en particulier en Orient. La France : la première expérience gaulliste inspirait à Roosevelt une aversion que la seconde ne pourra dépasser dans l’esprit de Kennedy. Quant à l’Allemagne, on était alors sous le coup des atrocités nazies et rien de ce qui pouvait la rendre impuissante à l’avenir n’était trop sévère. Les traditions politiques sont solides. En 1963, l’attitude du démocrate Kennedy n’est pas éloignée de celle du Roosevelt de Yalta.

 

Les Craintes Allemandes

Adenauer ne s’y est pas trompé qui craint que l’entente russo-américaine ne se fasse aux dépens de l’Allemagne. On se doute bien que les Allemands comme tout le monde se moquent des plans de pacte de non-agression entre les deux Blocs ou d’inspection réciproque pour éviter les attaques surprises dont les diplomates recherchent les formules. La paix n’est pas menacée en Europe et ne risque pas de l’être de longtemps. Par contre, les Etats-Unis n’ont aucune objection au maintien du statu-quo en Europe, pourvu que les relations entre les deux camps s’humanisent, que le rideau de fer cesse d’être une porte de prison et soit seulement une frontière politique perméable aux échanges de tous ordres. Ils ne souhaitent nullement une réunification de l’Allemagne. Tout comme avec Roosevelt, ils s’accommodent de ce que les pays d’Europe centrale demeurent dans l’orbite russe pourvu qu’ils jouissent d’une certaine liberté dans les domaines culturels, religieux et économiques. Ils s’accommodent d’une Russie forte devenue par la force des choses, le rempart de l’Occident contre le péril jaune.

Malgré l’effacement de l’Empire britannique, les intérêts des Anglais dans leurs anciennes possessions subsistent, même là où ils n’ont plus aucun lien formel avec elles, comme en Afrique du Sud, le vieux préjugé anticolonial des Américains joue encore. On l’a vu au Congo ex-belge et hier encore pour la Rhodésie : la méfiance à l’égard des cousins britanniques n’a pas disparu. Pour ce qui est de la France, il n’est pas besoin d’insister. Seule la Russie ne gêne pas. Sans doute faut-il, comme autrefois, jouer serré avec elle et conserver l’arme au pied, pour se défendre de ses traîtrises, mais rien ne s’oppose plus à ce que les deux Grands garantissent conjointement la paix du monde.

 

Les Conséquences : Paix et Désarmement

Faut-il rappeler que ce nouvel état des relations internationales comporte des conséquences immenses que les hommes d’Etat n’ont pas encore mesurées. Le désarmement d’abord. Il demeure comme hier un mythe, sinon une farce. Voit-on la Russie désarmée qui a maintenant de 7 à 8.000 kilomètres de frontières à garder entre elle et la Chine ? Sans doute, il ne peut y avoir de conflit armé entre la Chine et l’U.R.S.S. mais des incidents aux frontières se produisent déjà chaque jour. Il faut que des confins de l’Altaï à ceux de la Corée du Nord – voyez la carte – des forces suffisantes puissent maîtriser un coup de force local. L’effort pour les Russes est énorme et s’ils parlent désarmement, c’est seulement pour réduire les garnisons en Pays satellites d’Europe et libérer en partie les trente ou quarante divisions stationnées en Allemagne de l’Est.

C’est là-dessus que vont porter les conversations Gromyko-Kennedy. Les Américains demanderont des contreparties et des garanties. Il semble que les Russes leur en ont déjà promis quelques-unes, si l’on en juge par la liberté de mouvement qu’ont les officiels américains en pays satellites : le plus difficile est d’obtenir un compromis pour l’Allemagne fédérale et Berlin, sans se mettre Bonn à dos. Ce sera peut-être long et difficile. On y viendra quand même.

 

Encore une mauvaise Récolte en U.R.S.S.

Les Russes d’ailleurs n’ont jamais été en posture aussi difficile, aussi bien diplomatique qu’économique. La faillite du collectivisme soviétique dépasse toujours nos prévisions qu’on taxait volontiers de pessimistes : la récolte de 1963 que de magnifiques photos dans les journaux présentaient si favorablement sera plus mauvaise que la précédente. Quoi qu’ils en disent maintenant, les conditions atmosphériques n’y sont pas pour grand-chose. Le pain manque à Moscou, même le pain noir, et l’on apprend que les Soviets vont acheter au Canada la bagatelle de onze millions de quintaux de blé. Le Gouvernement français va lui acheter comptant et un bon prix le blé vendu à crédit et à perte à la Hongrie et à la Chine. Le Canada ne suffira pas et les Etats-Unis lui passeront sous le manteau les céréales que les communistes ne peuvent décemment solliciter d’eux. Sans les excédents capitalistes, les collectivistes auraient quelque peu faim.

 

La Compétition en Algérie

Les Algériens, aussi, que les surplus américains et les subsides français nourrissent. Là encore, nous nous trouvons devant l’implacable enchaînement des faits. Au lendemain de l’abandon, on hésitait entre l’anarchie et la dictature. Pour l’heure, c’est la dictature qui l’emporte, et comme toujours et partout, son premier soin est de liquider le passé. Conséquence inéluctable : l’infiltration communiste comme en Egypte et à Cuba. Les Russes ne tenaient guère à entrer en jeu. Ils ont déjà Cuba sur les épaules et voudraient bien s’en délivrer si, comme ils les y invitent, Castro et Kennedy consentaient à s’entendre. Mais à Alger, les Chinois les ont devancés. Une abondante mission, une exposition chinoise à Alger et des promesses de toutes sortes. Krouchtchev n’a pu demeurer en reste et y va d’un prêt assez coquet : on parle d’une centaine de millions de dollars.

Le but de Ben Bella est clair : lorsque les subsides français cesseront, nationaliser les pétroles sahariens et se débarrasser définitivement de notre présence. Il faut pour cela que la quête soit fructueuse et il n’est pas trop d’y associer les U.S.A., l’U.R.S.S. et la Chine, en jouant de leurs rivalités comme l’ami Nasser, encore que malgré son astuce, celui-ci ne soit pas en brillante posture. Au Sud-Vietnam, comme prévu, Diem et les Nhu tiennent bon. Les Américains aussi. Et pourtant on leur offrait une brillante perspective : les Accords d’Evian, naturellement.

 

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