Criton – 1963-10-05 – Fait Historique irréversible

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Le Courrier d’Aix – 1963-10-05 – La Vie Internationale

 

Il est curieux, mais non surprenant, que des esprits ouverts comme Walter Lippmann ou des hommes d’Etat comme Dean Rusk, n’admettent pas que le conflit russo-chinois a changé profondément la nature des rapports internationaux, non seulement dans le présent, mais pour l’avenir. Sans doute, reconnaissent-ils que le fait est d’importance ; mais rien ne garantit que la situation ne puisse se retourner et que le Bloc oriental ne se ressoude, pour peu que les hommes au pouvoir changent.

Nous sommes d’avis contraire : le lent processus qui a amené la rupture n’est pas affaire de personnages. Il s’agit d’un fait historique irréversible pour deux raisons majeures – l’un géographique et stratégique : l’impérialisme chinois fort, sous peu, d’un milliard d’hommes presse les fragiles frontières d’un empire russe disparate et vulnérable ; l’autre, plus déterminant encore : la prise de conscience et l’antagonisme foncier des races de couleur contre l’homme blanc qui est devenu universel en Asie, comme en Afrique et dans les deux Amériques. Ajoutons que contrairement à ce que l’on pouvait attendre, la Chine de Pékin, malgré ses erreurs et ses échecs, parait surmonter les obstacles et disposer de ressources imprévues. Elle est active partout et ses échanges extérieurs se développent. Tandis que le Russe demeure, sous tous les régimes, imprévoyant, gaspilleur, inapte à l’organisation, les fourmis chinoises font leur chemin. La survie de l’empire russe dépend en définitive de ses relations avec l’Occident. L’Europe ne commence pas à l’Oural, mais à Vladivostok.

 

Les Chinois au Sin-Kiang

En attendant, la polémique entre les deux géants du communisme nous révèle, si besoin était, la brutalité avec laquelle les Chinois, après les Russes, traitent les minorités qu’ils oppriment. Si Staline a suivi les méthodes d’Yvan le Terrible, Mao adopte celles de Gengis Khan. Les Ouigours et les Musulmans du Turkestan chinois déportés, les villages rasés, les hommes condamnés aux travaux forcés, tout cela nous est raconté par la presse soviétique. On savait déjà ce qu’il en a été au Tibet. Le conflit n’est pas seulement de deux races ou de deux empires, mais de deux barbaries. Si un jour elles entrent en lutte ouverte, quelles horreurs ne verra-t-on pas ?

 

L’Achat de Blé Américain par l’U.R.S.S.

Encore un pas vers la coopération russo-américaine : la conclusion prochaine d’un achat de blé américain par les Soviets. Ceux-ci vendent leur or pour compenser le déficit béant de leur récolte. Le Canada et l’Australie ne peuvent suffire. Pour les Etats-Unis dont le stock de métal précieux fondait, l’occasion est tentante. Les silos vont se vider et le trésor de Fort-Knox se remplir. Beaucoup d’Américains ne voient pas sans inquiétude leur gouvernement apporter à l’ennemi d’hier cet appui. L’affaire de Cuba, l’installation des missiles russes dans l’Île ne date pas d’un an. Les événements vont plus vite que la pensée des masses. Mais il parait que les Soviets ont retiré la majeure partie de leurs troupes de Cuba. Par contre, les Chinois seraient vingt mille dans l’Île. Il n’est guère possible de vérifier. Ce qui est sûr, c’est que Castro n’a pas signé le traité de Moscou sur les expériences nucléaires. Il l’aurait fait s’il dépendait exclusivement des Russes. Sans doute juge-t-il l’appui soviétique précaire et le soutien des Chinois plus efficace pour exporter la révolution dans les Amériques.

 

L’Accord Hispano-Américain

Par ailleurs, la politique américaine ne chôme pas. Après de longues négociations, l’accord avec Franco sur les bases militaires des U.S.A. en Espagne est renouvelé. Non seulement l’aide des Etats-Unis est prorogée et augmentée, mais la défense de l’Espagne est couverte par le traité, ce qui n’était pas le cas jusqu’ici. Cela est une conséquence directe des difficultés franco-américaines. Les Etats-Unis commencent à liquider leurs bases en France et l’Espagne se trouve de facto incorporée à l’O.T.A.N. Il y a longtemps que nous l’avions fait prévoir.

 

L’Antagonisme Franco-Américain

En effet, bien que masqué par des silences et de bonnes paroles, l’antagonisme entre le Gouvernement français et l’Administration Kennedy s’approfondit. Il y a la « guerre du poulet » qui ne concerne pas directement la France seule, mais pratiquement servira de prétexte à de sévères restrictions à nos exportations aux U.S.A. Quelque chose de plus grave se dessine : Ben Bella a dit à mots couverts son intention de nationaliser les pétroles algériens. Les autorités françaises s’y attendent. A preuve que le Bureau de recherches du pétrole vient d’obtenir du Canada un permis d’exploration dans le Grand-Nord. La perte des pétroles algériens serait en effet pour notre balance commerciale une source de déficit grave. C’est grâce à leur apport qu’elle a pu être à peu près équilibrée.

Mais pour que Ben Bella puisse remplacer les Compagnies françaises et trouver d’autres débouchés, le bon vouloir des Américains est indispensable. Celles qui opèrent en France ont été irritées, ainsi que les Anglaises par les restrictions que notre Gouvernement a récemment apportées à leur capacité future de raffinage. Depuis, elles ont obtenu quelques apaisements, précisément parce que leur neutralité dans l’affaire algérienne doit être préservée. Mais en dehors de grosses sociétés, il y en a beaucoup de moindres aux Etats-Unis que le pétrole saharien peut tenter. Et il y a aussi les Italiens qui ont déjà traité avec Ben Bella pour l’édification d’une raffinerie. L’indépendance nationale est un bon thème de discours et d’un sûr effet démagogique, mais elle peut coûter cher.

Ajoutons que les intrigues du Gouvernement français  au Canada, l’appui aux séparatistes du Québec, indispose également les Américains et les Anglais, et malheureusement, ils ont plus d’un moyen de rétorsion. Dans l’ordre militaire, on ne risque plus grand-chose à relâcher l’Alliance Atlantique car le danger d’un conflit s’est bien éloigné ; par contre, dans l’ordre économique, les situations peuvent se renverser en un temps très bref et le créditeur devenir débiteur presque sans s’en apercevoir. C’est ce qui arrive actuellement à l’Italie. Rien ne nous garantit d’un même sort.

 

Soekarno et la Malayasie

L’affaire de la Malayasie continue de s’embrouiller. On ne s’attendait pas, et nous les premiers, à ce que l’opposition de Soekarno aille jusqu’à la menace ouverte de s’attaquer au nouvel Etat. Son audace est sans bornes. Il défie les Anglais, passe outre aux pressions, un peu tardives, des Américains et même conteste à U. Thant le droit de conformer les résultats de l’enquête faite par l’O.N.U. à la demande même du même Soekarno, au cours de laquelle les populations du Nord-Bornéo et du Sarawak ont approuvé à une grande majorité leur appartenance à la Malayasie. Le succès facile que Soekarno a obtenu en annexant la Nouvelle-Guinée hollandaise l’a sans doute convaincu que tous ses opposants étaient des tigres de papier. Les Chinois d’ailleurs le soutiennent sans réserve. Mais l’Australie s’est émue. Elle défendra la Malayasie par les armes s’il le faut ; les Anglais ne l’ont pas dit, mais suivraient sans doute. Gageons que Soekarno ne les provoquera pas. Sa brillante armée et sa flotte achetée aux Russes ne feraient peut-être pas brillante figure.

 

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