Criton – 1963-10-12 – Les Deux Politiques Extérieures Américaines

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Le Courrier d’Aix – 1963-10-12 – La Vie Internationale

 

Dans tous les pays, il existe à l’intérieur des partis des traditions en politique extérieure comme en politique intérieure. Les hommes changent, leurs discours s’adaptent aux circonstances, mais ils héritent d’une mentalité qui ne change pas et à laquelle ils sont liés. On en dirait autant des hommes seuls parvenus à l’omnipotence et dont les idées arrêtées à leur maturité se retrouvent immuables quels que soient les événements, en dépit des échecs et des déconvenues. C’est le cas de Krouchtchev aujourd’hui pour ne citer que lui. Il est nécessaire de rappeler cette constatation car c’est précisément le fil directeur qui nous permet, dans la confusion présente des commentaires sur les relations Est-Ouest, d’en bien saisir le sens.

 

Les Deux Politiques Extérieures Américaines

Il y a en effet, aux Etats-Unis, deux doctrines en politique étrangère : celle des Républicains que représentait de 1952 à 1959 Foster Dulles et reprise aujourd’hui par Richard Nixon et le sénateur Goldwater candidat probable aux élections de l’an prochain, et celle des Démocrates qui s’exprima par Roosevelt et par Kennedy à présent.

Pour les premiers, l’U.R.S.S. c’est le communisme, c’est-à-dire le mal avec lequel aucun compromis n’est possible, avec lequel tout accord est un marché de dupes, toute détente un leurre. La seule politique possible est de le combattre sans trêve, soit pour le refouler et lui arracher les peuples qu’il asservit, si l’on peut, sinon le contenir pour l’empêcher de s’étendre.

Pour les Démocrates, au contraire, l’U.R.S.S. c’est la Russie de toujours avec laquelle les Etats-Unis ont des intérêts communs qu’il convient d’utiliser pour maintenir la paix du monde et préserver le statu quo. C’est l’esprit de Yalta, c’est celui du récent Pacte de Moscou : l’expansion du communisme n’est pas à craindre ; ses échecs de plus en plus évidents le contraindront à perdre de l’influence et peut-être à n’être qu’une façade verbale. La Russie, elle demeure. L’Europe d’aujourd’hui n’est certes pas satisfaisante, mais elle présente l’immense avantage de ne plus être un foyer d’incendie. Avec la Russie qui en contrôle la plus grande partie, avec l’Allemagne divisée et la France réduite à son hexagone, on ne risque plus un conflit qui pour la troisième fois entraînerait les Etats-Unis contre leur volonté dans une guerre. La Russie et les Etats-Unis ont donc tout intérêt à éviter tout bouleversement dans la carte de l’Europe.

 

Les Effets de la Politique de Kennedy

L’énoncé de cette politique suffit à expliquer, et l’agitation qui règne en Allemagne autour des dissensions entre Adenauer et Erhard, et l’isolement méthodique de la France qui avec sa force de frappe et ses rêves de grandeur pourrait, ou du moins aurait les moyens, de remettre le feu aux poudres.

Cette politique que ses adversaires taxent d’immobilisme a plus de partisans qu’on ne pense. En Allemagne même, il serait erroné de croire que la réunification est partout désirée. En Angleterre, les Travaillistes la soutiennent et nombre de Conservateurs s’en accommodent fort bien. Au surplus, tout ce qui prend allure d’une détente satisfait tous les égoïsmes nationaux des peuples prospères. Enfin et surtout, avec le conflit russo-chinois, la réapparition du péril jaune fait souhaiter une Russie forte pour protéger les pays occidentaux.

 

La Situation en U.R.S.S.

Les événements actuels donnent raison à cette politique rooseveltienne. Après 46 ans de régime, l’U.R.S.S., grenier du monde sous les tsars, envisage d’établir la carte de pain, malgré les achats massifs de farine française, de blé canadien, australien et sans doute américain. Les satellites sont dans le même cas, et négocient avec les Etats-Unis pour se nourrir. L’effondrement de l’économie cubaine que le récent cyclone va précipiter, montre suffisamment où mène le collectivisme agraire. Quel pays songerait à l’imiter ? Pas même l’Algérie qui semblait devoir le suivre. En tant que doctrine économique, le communisme est mort. Même, comme on le voit présentement en Espagne, sa capacité révolutionnaire est fort affaiblie.

 

Où va la Chine ?

Reste la Chine. Où en est-elle ? Un ami du paradoxe disait : Si vous voulez connaître un pays, surtout n’y allez pas. Bien des gens vont en Chine et les observations qu’ils en rapportent sont si radicalement contraires qu’il est impossible d’en tenir compte. On ne peut être affirmatif que sur deux points : la situation alimentaire s’est améliorée. De la quasi-famine on est revenu à une disette tolérable, c’est-à-dire que le minimum pour subsister est assuré. Second point, l’industrie est en déclin et les usines ne travaillent qu’à 30 ou 40% de leur capacité, faute de pièces de rechange et de matières premières. Enfin, le chiffre de population généralement admis est fort exagéré. La mortalité au cours des dernières années a été énorme. En conclusion, les craintes de voir la Chine communiste devenir une grande puissance industrielle sont, pour quelques années au moins, sans fondement. Elle peut harceler ses voisins, non les combattre faute d’armement moderne. Tout comme pour l’U.R.S.S., les esprits inquiets sont victimes d’un bluff dont les Chinois ont pris exemple sur leurs anciens amis.

 

Le Congrès Travailliste Anglais

Revenons aux traditions dont nous parlions au début. S’il est un Parti où elles sont solides, c’est le Parti Travailliste anglais qui vient de tenir ses assises sous la direction nouvelle d’Harold Wilson. A la veille des élections et d’un succès bien escompté, le Parti se devait de faire peau neuve pour attirer les suffrages indécis. Comment renouveler l’aspect de ce vieux socialisme qu’on peut qualifier de national-pacifisme car les deux mots s’accordent bien pour le décrire.

De socialisme à odeur collectiviste, il n’a pas été question au Congrès. Pas de nationalisations, pas davantage de nivellement des revenus, ce qui prouve à quel point le communisme soviétique fait effet de repoussoir. Même silence sur la politique extérieure. Aucun engagement sur le désarmement unilatéral, l’abandon de la force atomique, chers à l’aile gauche du Parti. Prudence même sur les relations avec l’Europe continentale aussi bien qu’avec les U.S.A.

Il fallait bien quelque chose de positif à offrir : ce fut un programme de développement scientifique intensifié qui ne peut qu’être approuvé et une application étendue de la planification économique que les Conservateurs se sont contentés d’esquisser sans s’engager. On planifiera donc. On réalisera une politique des revenus, invention française, qui consisterait, si les syndicats consentent à réduire leurs exigences de salaires, à contrôler et à taxer les profits de toute nature, dividendes des sociétés, revenus des personnes privées, etc… Les Conservateurs auront beau jeu à prétendre que cela conduit le peuple anglais tout droit à la multiplication de la bureaucratie, à la suppression des stimulants dans l’économie, au ralentissement de l’expansion que l’Angleterre depuis quelques mois commençait enfin à percevoir.

Malgré la confiance des Travaillistes dans leur succès prochain, la partie n’est pas jouée. Dans l’opinion, les Conservateurs sont assez déconsidérés, les Libéraux malgré leur retour en forme n’offrent pas de garantie suffisante, ni de personnalités d’envergure. De même, les Travaillistes n’ont pas gagné en popularité jusqu’ici sur la masse flottante plus que jamais indécise. Ce sont, comme toujours en démocratie, les gens sans opinion qui décident du succès final. Il faut peu de chose pour la porter d’un bord à l’autre et le verdict est encore loin. Mai ou Octobre prochain ? D’ici là…

 

                                                                                  CRITON