Criton – 1963-10-19 – Nature de la Détente

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Le Courrier d’Aix – 1963-10-19 – La Vie Internationale

 

Au moment où la détente s’affirmait, où le président Kennedy décidait de vendre à la Russie tout le blé qu’elle demande, un convoi américain était arrêté aux portes de Berlin pendant deux jours. Et les sceptiques y voient la preuve que rien n’a changé et que la troisième détente ne durera pas plus que les autres. Cependant, la Maison Blanche n’a pas pris l’incident très au sérieux. On a même feint d’y voir l’excès de zèle d’un sous-ordre. En réalité, si elle ne remet pas en question les relations russo-américaines, l’affaire a son sens. Humilié, comme son récent discours le trahit, d’avoir à quémander son pain aux capitalistes, Krouchtchev tient à affirmer qu’il ne capitule pas pour autant et que le problème allemand et la question de Berlin demeurent au point qu’il a lui-même fixé et qu’ils ne se résoudront qu’à ses propres conditions. Il fallait au surplus un geste de ce genre pour désarmer les critiques qui, dans tous les partis frères, suivent la ligne chinoise. Dans les deux camps, les durs ne désarment pas.

 

Nature de la Détente

Tout compte fait, il n’y a en apparence rien de changé : la détente, ou plutôt les points d’accord russo-américains se sont précisés en secret pour des raisons profondes que nous avons discutées ici. Ils sont venus au grand jour après maintes tractations, parce que les Américains ont exigé qu’ils prennent un caractère concret et officiel et que les Russes y avaient intérêt, mais la surface demeure de guerre froide. Il suffit de lire les « Izvestia » : les calomnies habituelles, les faits désagréables aux Américains, les caricatures outrageantes, ne manquent pas un seul jour. S’il n’est doué de sens politique et d’un discernement subtil, le citoyen soviétique ne s’aperçoit pas du changement des relations avec les « impérialistes ». On peut être certain qu’il en sera de même à l’avenir.

 

La Succession de MacMillan

A l’heure où nous écrivons, la succession de MacMillan est en suspens. Le Parti cherche son sauveur, mais ne sait sur qui porter son choix. On ne peut qu’admirer l’adresse avec laquelle le Premier britannique dont la majorité des députés conservateurs ne voulaient pas pour porter leur drapeau aux élections, a trouvé le prétexte, bien légitime, d’une opération chirurgicale, pour s’effacer sans paraître céder à des impératifs politiques, juste au moment où s’ouvrait le Congrès de Blackpool.

 

Le Discours de M. Butler

Butler, vice-premier ministre et successeur normal a, dans le discours de clôture que MacMillan aurait dû prononcer, soulevé quelques problèmes intéressants : Est-il indispensable, a-t-il dit, comme beaucoup semblent le croire pour que la démocratie ait un sens et fonctionne normalement, que le pouvoir change de titulaire à intervalles plus ou moins longs et qu’un parti succède à l’autre, même si celui qu’on expulse a bien mérité de la nation ? Et pour M. Butler les Conservateurs au pouvoir depuis douze ans, ont lieu d’être fiers de leur œuvre, en particulier de la décolonisation effectuée sans précipitation, avec prudence, en résolvant l’un après l’autre chaque cas, en particulier et aboutissant à transformer l’empire en un Commonwealth solidaire.

Le tableau que fait Butler est certes plus flatteur que la réalité : un fait cependant demeure : l’Angleterre bien que son rôle et son influence dans le monde se soient considérablement réduits, demeure une grande puissance. Elle conserve des intérêts dans le monde qu’elle peut être amenée à défendre, au besoin par la force. Ainsi, Aden contre les Yémeno-égyptiens, ou la Malaysia contre Soekarno, comme elle a été sur le point de le faire pour Koweit contre Kassem. Elle peut aussi aider l’Inde militairement à résister aux Chinois. En Afrique noire, elle joue un rôle d’arbitre au Kenya où s’affrontent des partis rivaux. Elle commande encore dans une certaine mesure en Rhodésie du Sud et ses liens avec les grands Dominions blancs, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, ne sont point brisés, pas même avec l’Afrique du Sud.

Evidemment, ce résultat doit autant aux circonstances qu’à l’habileté des politiques. Nous ne saurions malheureusement en dire autant pour nous : notre empire était plus vulnérable que l’Anglais, sans aucun doute ; il a été liquidé avec une désinvolture effrayante et sans aucune contre-partie, ne fut-ce que financière. M. Butler a quelque raison de trouver la comparaison favorable à l’Angleterre.

 

L’Interview de Chou en Laï

Les Chinois s’aperçoivent-ils qu’ils ont été un peu loin dans leur polémique avec l’U.R.S.S. ? On serait tenté de le croire en lisant l’interview de Chou en Laï. Il a bien précisé que le différend qui l’oppose à l’U.R.S.S. ne concernait que des problèmes idéologiques débattus entre les deux partis et que les relations entre Etats n’en étaient pas affectées. Il a pris soin de rappeler que le traité d’assistance mutuelle qui lie la Chine à la Russie, au cas d’attaque contre l’une ou l’autre, demeurait en vigueur. Chou a fait des déclarations apaisantes à l’égard de l’Inde, offert même de se rendre auprès de Nehru pour discuter des questions de frontières ; bref, il s’est déclaré l’ami du monde entier à l’exception des U.S.A.

A Pékin aussi on voit que, en surface, les relations internationales des pays communistes ne varient pas. Même si l’on est à couteaux tirés avec les amis et qu’on négocie avec les ennemis dans les meilleurs termes, les conventions sur l’opposition entre les camps et les slogans destinés aux masses ne subissent aucune variation. Le mensonge officiel, quoi qu’il arrive, demeure un dogme intangible.

 

La Guerre Algéro-Marocaine

Il en est de même en pays arabe. Même quand ils s’entretuent, ils restent frères. Il serait facile d’ironiser sur leurs principes de fraternité, sur le Grand Maghreb, sur l’unité arabe, quand la discorde est partout entre eux. Y seraient-ils sensibles eux-mêmes ? Nasser s’indigne de voir le sang arabe versé entre frères algériens et marocains, alors qu’il le fait verser lui-même chaque jour au Yémen par ses propres troupes en lutte contre les fidèles arabes de l’émir El Badr. Le principe de contradiction n’a de sens et de valeur – et encore – que dans les langages occidentaux. Par ailleurs, les combats algériens et marocains peuvent difficilement se justifier par le seul enjeu des douars frontaliers que les deux nations se disputent. Le pouvoir de Ben Bella est précaire ; la révolte kabyle le prouve. Celui d’Hassan II pour des motifs différents n’est pas plus assuré. Les potentats dans ce cas sont tentés de refaire l’union autour d’eux en excitant les passions du patriotisme et en appelant leurs sujets au combat. Le moyen est vieux comme le monde. Nous voyons qu’il n’a rien perdu de son efficacité.

 

                                                                                  CRITON