Criton – 1963-10-26 – Le Nouveau Cabinet Britannique

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Le Courrier d’Aix – 1963-10-26 – La Vie Internationale

 

Le Nouveau Cabinet Britannique

Les tractations au sein du Parti Conservateur britannique qui ont abouti à la désignation de Lord Home ont mis au jour, et les dissensions internes, et l’anxiété des Parlementaires devant le prochain verdict populaire. Pour la seconde fois, M. Butler a été écarté à la suite d’oppositions personnelles irréductibles et par l’autorité de MacMillan qui reste populaire au sein du Parti même. Le choix assez inattendu du Ministre des Affaires étrangères n’en soulève pas moins des réserves et un membre influent – Mac Leod – a refusé de faire partie de son équipe qui – à part lui – ne diffère pas sensiblement de celle du précédent Cabinet. La présence d’un Lord à la tête du gouvernement, constitue pour ses adversaires une cible de choix. Harold Wilson, le Leader travailliste, n’a pas manqué d’acrimonie à son égard : un aristocrate éduqué à la mode du XIX° siècle, peut-il être valablement désigné pour comprendre et orienter l’Angleterre d’aujourd’hui, les besoins et les aspirations des masses ? Lord Home a relevé le défi. Le renouveau incontestable de l’économie britannique qui doit se préciser dans les mois qui viennent représente un facteur essentiel pour le jugement populaire. La crainte de remettre en cause ce retour de prospérité peut rendre aux Conservateurs l’audience perdue par les récents scandales. Cependant, la pente à remonter est dure après douze ans de pouvoir ininterrompu et pas mal d’échecs.

 

L’Ere Erhard

En Allemagne, l’ère Erhard est ouverte. Au contraire de son collègue britannique, il ne s’est heurté à aucune opposition ostensible. Sa déclaration ministérielle tenant le juste milieu sur tous les problèmes intérieurs et extérieurs a reçu l’approbation de l’opposition socialiste elle-même. Erhard paraît vouloir préparer l’Allemagne fédérale, après les élections de 1965, à une coalition des trois Partis, à une union nationale qui, sans exclure des tendances diverses, ferait bloc sur les questions essentielles. Il ne paraît pas, pour le moment du moins, qu’il y ait place pour d’âpres controverses. Le maintien de prospérité, la ferme adhésion à l’Alliance Atlantique, l’élargissement des échanges avec l’ensemble du monde, l’Est compris, une collaboration prudente avec la France, autant de perspectives qui ne rencontrent pas d’adversaires, sauf quelques partisans irréductibles d’Adenauer.

 

Les Prochains Débats de Bruxelles

C’est à Bruxelles qu’Erhard va affronter ses premières difficultés extérieures. Les thèses allemandes et françaises sont déjà opposées, tant sur le problème agricole que sur celui du « Round Kennedy » et les échéances sont proches. Le Gouvernement français a fixé au 31 décembre la date ultime pour un accord sur les prélèvements agricoles, et les représentants allemands ont demandé qu’elle soit reculée. Ni en matière agricole, ni industrielle, Erhard ne veut d’un Marché Commun constituant une entité fermée. Il l’a dit avant d’être Chancelier, et répété depuis. L’Allemagne fédérale a besoin de vastes débouchés pour son industrie. Elle est assez armée contre la concurrence pour se placer sur tous les marchés du monde et pour que les échanges s’équilibrent, elle entend s’approvisionner en denrées agricoles là où elle peut placer en retour son outillage. Par contre, elle entend protéger son agriculture et maintenir des prix assez élevés à l’intérieur pour assurer aux agriculteurs un revenu comparable aux revenus industriels.

Cette double exigence est incompatible avec le fonctionnement du Marché Commun tel que le Gouvernement français l’entend. Il y a là une opposition de conception et d’intérêts irréductibles susceptible de déterminer un éclatement de l’association des Six. Une solution de compromis n’est même pas concevable et comme de part et d’autre on ne voudrait pas aboutir à une rupture officielle qui soulèverait l’indignation de tous ceux qui ont cru au Marché Commun, la seule solution est d’ajourner les questions litigieuses et de s’en tenir au peu qui est acquis : l’abaissement des tarifs industriels. C’est ce qu’Erhard souhaite et que ses autres partenaires, italiens, hollandais et belges accepteraient avec soulagement. Mais après les prises de positions catégoriques de Paris, cette absence de solution peut-elle se prolonger ? On en doute.

 

Les Russes contre la C.E.E.

Les Russes comptent beaucoup sur une dislocation de la C.E.E. L’unité de l’Europe les gêne. Dans les transactions commerciales, ils craignent d’avoir à faire à un bloc homogène et voudraient traiter avec chacun des pays à part, et si possible, les opposer entre eux et les mettre en concurrence. L’offensive soviétique contre le Marché Commun est le mot d’ordre confié à ses partisans dans la Communauté : On vient de voir en France les mineurs du Nord s’en prendre à la C.E.C.A. comme responsable de la crise charbonnière.

 

Le Rôle de la C.E.C.A.

La C.E.C.A. n’y est pour rien. Fondée en 1950, on ne pouvait prévoir ce qui lui adviendrait. Le charbon et l’acier étaient considérés comme les fondements de toute l’activité industrielle. En établissant une Communauté européenne de ces produits-clefs circulant sans droits intérieurs, on pensait entraîner toute l’économie des Six dans une seule unité. C’était l’aimant de l’association. L’évolution est allée exactement en sens inverse. Charbon et acier, le premier en 1958, le second dès 1960, se sont révélés sur le déclin. Un déclin brutal, peut-être exagéré, mais certain.

Nous avons ici, à l’époque, souligné les ambitions extravagantes des sidérurgistes pour le quatrième plan. Force leur est maintenant de reconnaître que leurs espoirs étaient aberrants. Comme toujours, lorsqu’une matière première perd du terrain, la concurrence entre producteurs s’exaspère. On en est à demander à la C.E.C.A. un relèvement des tarifs douaniers pour l’acier, sinon la France défendra seule ses intérêts. Avec l’acier, le minerai lorrain est condamné. Il est trop pauvre pour affronter une concurrence de minerais riches dans un marché saturé où l’on se dispute les débouchés. Nos charbonnages rééquipés à coup de milliards dans le cadre du plan Monnet ne sont pas plus rentables, et le pétrole saharien est plutôt menacé.

Voilà des problèmes qui débordent le cadre internationale qui est le nôtre que nous soulignons parce que peu de Français en mesurent exactement l’ampleur, les technocrates moins encore que d’autres. Dans les années qui viennent et pour autant qu’on puisse prévoir, l’économie française va se trouver plus dépendante de l’étranger qu’elle ne l’a jamais été au cours de son histoire. Le moment nous semble d’autant plus mal choisi pour célébrer son indépendance. Si une certaine autarcie était encore concevable, il y a trente ans, elle ne l’est plus et bien plus qu’alors, politique et économie se conditionnent mutuellement. Les Russes sont en train d’en faire l’épreuve.

 

Le Conflit Algéro-Marocain

Le conflit algéro-marocain a pris un caractère démentiel. Ne voit-on pas Alger accuser Hassan II d’avoir fait capturer Ben Bella en 1956 et d’avoir été l’instigateur du meurtre de Lumumba au Congo ? Nasser a prêté son haut-parleur à son confrère en socialisme ; il lui a prêté des officiers que les Marocains ont capturés aussitôt : la guerre ne leur réussit pas.

Ce conflit qui prend le caractère d’une lutte idéologique est, à notre sens, un très mauvais calcul. Il est désastreux pour le Monde arabe, assez divisé sans cela ; il ne peut aboutir à aucun des résultats que Ben Bella et Nasser en attendent, et il nuit à la cause de l’Afrique dans son ensemble, que les troubles des deux Congos, les meurtres et les complots, commençaient déjà à discréditer dans l’opinion internationale. Le malheureux Congo ex-belge, en pleine banqueroute, rongé par la misère en est à recourir à la loi martiale et Adoula est obligé de demander le maintien des troupes de l’O.N.U., qui n’ont pourtant pas fait un bien beau travail là-bas. Les jeunes Etats africains avaient jusqu’ici bénéficié d’un crédit universel presque exorbitant. Ils sont en train de le perdre : les preuves ne tarderont pas.

 

                                                                                            CRITON