Criton – 1963-09-28 – Le Conflit Frontalier Sino-Russe

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Le Courrier d’Aix – 1963-09-28 – La Vie Internationale

 

Le Conflit Frontalier Sino-Russe

La dernière épitre adressée à la Chine par le Kremlin confirme les indications que nous donnions samedi, sur le conflit aux frontières. Depuis un an, d’après Moscou, cinq mille harcèlements ont eu lieu pour s’emparer de secteurs déterminés du territoire soviétique. 60.000 réfugiés se sont enfuis du Sin-Kiang, en Mandchourie des engagements se sont produits entre gardes fluviaux sur le cours de l’Amour et de l’Oussouri et la note russe se termine par la menace de recourir à la force si ces accrochages devaient se poursuivre. Quelques-uns de ces incidents étaient connus mais leur ampleur, que la note russe révèle, montre que les Chinois cherchent délibérément à tenir en état d’alerte les forces russes le long des immenses confins encore mal délimités qui séparent la Chine de l’U.R.S.S. Il va donc falloir envoyer là-bas des forces considérables, et la politique de détente du Kremlin à l’égard de l’Occident n’a pas besoin d’autre explication.

 

L’Objectif Chinois

Les Chinois contraignent Krouchtchev à une «révision déchirante » de sa politique internationale et de sa stratégie militaire. L’objectif est clair : compromettre l’U.R.S.S. en l’accusant de complicité avec les « impérialistes », et la rendre suspecte aux yeux du Tiers-Monde, l’obliger à dégarnir les pays satellites européens de ses forces d’occupation et donner par-là même plus de liberté et d’audace aux courants « révisionnistes » et nationalistes dans ces Etats, bref, affaiblir la Russie dans l’ordre politique, idéologique et militaire à un moment déjà difficile pour elle.

 

La Pénurie de Pain à Moscou

Le Kremlin a réagi à cette provocation chinoise de façon diverse qu’il convient d’étudier attentivement. Il y a d’abord l’affaire du pain. Comment expliquer cette pénurie soudaine au moment où la soudure est faite avec la récolte qui vient d’être rentrée. Si le pain manque à Moscou, c’est parce qu’il est bon marché. Après les relèvements récents du prix de la viande et des produits laitiers qui ont soulevé le mécontentement des populations, Krouchtchev n’a pas osé le faire pour cet aliment de base des Russes. Il s’est trouvé que le pain est moins cher que le fourrage et kolkhoziens et ouvriers qui ont un peu de bétail en propre en ont profité pour le nourrir de pain. D’où les abus et gaspillages scandaleux qui ont contraint le gouvernement à restreindre les livraisons ; le marché noir s’est développé à mesure que la population prenait peur. Impuissants à le contrôler, les Soviets ont décidé des achats massifs au Canada et en Australie. Les contrats sont encore plus considérables que nous l’avions dit. Ils portent sur plus de 500 millions de dollars. Il se pourrait aussi que les Russes aient voulu par-là accaparer les disponibilités mondiales, tout de même limitées pour empêcher les Chinois qui en ont grand besoin, de les acquérir et aggraver du même coup la pénurie alimentaire en Chine. C’est de bonne guerre.

 

Les Intrigues avec Formose

Autre moyen de pression, les intrigues russo-américaines à Formose révélées par les voyages à Moscou et à Washington du fils de Tchang Kaï Chek, le général Chiang-Ching-Kuo. Une partie des forces militaires chinoises va devoir se porter dans les régions où opèrent les guérillas nationalistes, ce qui les détournera des frontières sibériennes et du Turkestan et aussi des frontières de l’Inde et même du Laos et du Vietnam.

Là encore, Russes et Américains agissent de concert, leurs intérêts coïncidant : empêcher les Chinois de s’emparer des richesses de l’Asie du Sud et du Sud-Est. Les Américains qui ont déjà le Vietnam sur les bras, craignent d’être obligés de défendre les frontières de l’Inde en cas d’attaque chinoise massive, et les Russes d’avoir à prendre parti pour Nehru contre Pékin.

 

La Défense Idéologique

Dans l’ordre idéologique, les Russes sont sur la défensive et leurs arguments sont faibles. Le communisme est d’essence révolutionnaire et toute entente avec les capitalistes, si limitée qu’elle soit, fait figure de trahison. Et puis il y a l’argument racial : les Blancs, qu’ils soient russes ou américains s’entendent contre les peuples de couleur, les riches contre les pauvres, les opprimés contre les oppresseurs. Aucune dialectique ne peut prévaloir contre cela.

 

La Défense du Communisme en Europe Centrale

Mais l’essentiel est d’ordre politique : il s’agit pour Moscou d’empêcher les satellites européens de profiter du conflit avec la Chine pour se débarrasser du communisme. Si Krouchtchev s’est réconcilié avec Tito, c’est pour limiter les dégâts et offrir aux Satellites une voie moyenne, l’exemple d’un communisme plus libéral que le modèle russe, mais qui demeure dans la ligne du marxisme-léninisme. Car le « révisionnisme » relève la tête comme ils disent, particulièrement en Hongrie, en Roumanie et en Pologne, et cela pourrait mener loin.

Le journal officiel hongrois signale en particulier que des orateurs dans un débat public ont critiqué les idées de Lénine et se sont prononcés pour le « dépassement du marxisme ». On aurait même parlé de la supériorité de l’idéologie bourgeoise. Kadar en effet s’est efforcé de créer une sorte d’union nationale pour tenter d’associer les éléments non-communistes au relèvement du pays et de mettre fin à l’isolement du Parti en le réconciliant avec les masses. Mais la tentative n’a que trop réussi et l’esprit de compromis et une certaine tolérance risquent de dégénérer en opposition ouverte.

 

La Crise Tchécoslovaque

D’autre part, la crise qui couvait depuis longtemps en Tchécoslovaquie vient d’éclater. Shiroki, le Premier Ministre est démis de ses fonctions avec six autres. C’est un slovaque, Lenart qui le remplace. En fait, Shiroki était déjà le bouc émissaire désigné, mais en réalité c’est Novotny qui est visé. Il se débarrasse des hommes les plus impopulaires pour tenter de sauver son pouvoir, mais la crise est si profonde que là aussi, on ne sait où cela mènera le Parti.

La meilleure chance pour se tirer d’embarras, pour les Russes, c’est une entente avec les sociaux-démocrates européens d’au-delà le rideau de fer. On a invité Harold Wilson, le futur Premier anglais à Moscou, Guy Mollet à son tour va s’y rendre en visite officielle. Krouchtchev espère voir bientôt ces personnages prendre le pouvoir. Nous ne serions pas étonnés si, après eux, Willy Brandt pour l’Allemagne et Saragat pour l’Italie, l’un et l’autre candidat à la Présidence du Conseil de leur pays, étaient invités à Moscou. Avec la Social-Démocratie au pouvoir en Europe libre, on pourrait sans crise grave orienter les pays satellites vers une forme d’union nationale socialiste plus ou moins analogue au régime titiste, avec lequel les Sociaux-démocrates pourraient s’entendre. Une débâcle pourrait alors être évitée malgré le départ d’une grande partie des forces d’occupation, et les Russes tenir dans leur orbite l’Europe Centrale à l’abri d’un rideau de fer plus perméable. Tout cela n’est pas pour demain, mais Krouchtchev voit loin.

 

La Formation de la Malaysia

La formation de la Malaysia a été laborieuse. Ne pouvant s’y opposer, Soekarno s’en est pris à l’Angleterre : l’ambassade britannique à Djakarta a été saccagée, les propriétés anglaises saisies, les ressortissants évacués. Ce coup d’audace n’aurait pu se produire sans une certaine passivité des Etats-Unis. La vieille rivalité entre Anglo-Saxons demeure latente, surtout quand le pétrole est en jeu, ce qui est le cas à Sumatra. Les Anglais ont dû se fâcher, car les Américains viennent de menacer Soekarno de réviser leur programme d’aide à l’Indonésie, si les incidents ne sont pas réprimés et les propriétés restituées. Mais les Anglais ne sont pas au bout de leurs peines dans cette région au croisement d’intérêts multiples et de convoitises aigues.

 

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