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Le Courrier d’Aix – 1963-09-21 – La Vie Internationale
La Fin de l’Après-Guerre
Au seuil de cet automne 63, on peut, sans risque d’erreur, clore un chapitre d’histoire, celui de l’après-guerre symbolisé par la guerre froide. La coopération russo-américaine a pris un caractère officiel depuis le Traité de Moscou sur les expériences nucléaires. La rupture sino-soviétique est aujourd’hui consacrée par l’attaque personnelle des Chinois contre Krouchtchev. Rien sans doute n’est définitif, dans le Monde communiste surtout. Mais il est certain que ce nouveau dispositif de l’échiquier mondial durera assez longtemps. D’abord, comme nous l’avons vu, parce qu’il est l’aboutissement d’une lente évolution avec sa succession d’avances et de reculs. Ensuite parce qu’il était inscrit dans l’ordre des choses et qu’on ne pouvait se tromper en l’annonçant. Comme toujours, le moment seul ne pouvait être prédit. Il est venu.
La Coopération Russo-Américaine et l’Esprit de Yalta
Rappelons d’abord que la coopération avec les Russes est demeurée l’objectif du Parti démocrate américain de Roosevelt à Kennedy. On a écrit sur la Conférence de Yalta de Février 1945 beaucoup d’appréciations fausses. Roosevelt alors voyait en plein lucidité dans la Russie, même déguisée en U.R.S.S., l’allié naturel avec lequel les Etats-Unis n’avaient jamais été en conflit. Par contre, l’amitié avec l’Angleterre s’accompagnait d’une méfiance vigilante ; l’impérialisme colonial britannique était à la fois dangereux pour la paix et en conflit permanent avec les intérêts américains, en particulier en Orient. La France : la première expérience gaulliste inspirait à Roosevelt une aversion que la seconde ne pourra dépasser dans l’esprit de Kennedy. Quant à l’Allemagne, on était alors sous le coup des atrocités nazies et rien de ce qui pouvait la rendre impuissante à l’avenir n’était trop sévère. Les traditions politiques sont solides. En 1963, l’attitude du démocrate Kennedy n’est pas éloignée de celle du Roosevelt de Yalta.
Les Craintes Allemandes
Adenauer ne s’y est pas trompé qui craint que l’entente russo-américaine ne se fasse aux dépens de l’Allemagne. On se doute bien que les Allemands comme tout le monde se moquent des plans de pacte de non-agression entre les deux Blocs ou d’inspection réciproque pour éviter les attaques surprises dont les diplomates recherchent les formules. La paix n’est pas menacée en Europe et ne risque pas de l’être de longtemps. Par contre, les Etats-Unis n’ont aucune objection au maintien du statu-quo en Europe, pourvu que les relations entre les deux camps s’humanisent, que le rideau de fer cesse d’être une porte de prison et soit seulement une frontière politique perméable aux échanges de tous ordres. Ils ne souhaitent nullement une réunification de l’Allemagne. Tout comme avec Roosevelt, ils s’accommodent de ce que les pays d’Europe centrale demeurent dans l’orbite russe pourvu qu’ils jouissent d’une certaine liberté dans les domaines culturels, religieux et économiques. Ils s’accommodent d’une Russie forte devenue par la force des choses, le rempart de l’Occident contre le péril jaune.
Malgré l’effacement de l’Empire britannique, les intérêts des Anglais dans leurs anciennes possessions subsistent, même là où ils n’ont plus aucun lien formel avec elles, comme en Afrique du Sud, le vieux préjugé anticolonial des Américains joue encore. On l’a vu au Congo ex-belge et hier encore pour la Rhodésie : la méfiance à l’égard des cousins britanniques n’a pas disparu. Pour ce qui est de la France, il n’est pas besoin d’insister. Seule la Russie ne gêne pas. Sans doute faut-il, comme autrefois, jouer serré avec elle et conserver l’arme au pied, pour se défendre de ses traîtrises, mais rien ne s’oppose plus à ce que les deux Grands garantissent conjointement la paix du monde.
Les Conséquences : Paix et Désarmement
Faut-il rappeler que ce nouvel état des relations internationales comporte des conséquences immenses que les hommes d’Etat n’ont pas encore mesurées. Le désarmement d’abord. Il demeure comme hier un mythe, sinon une farce. Voit-on la Russie désarmée qui a maintenant de 7 à 8.000 kilomètres de frontières à garder entre elle et la Chine ? Sans doute, il ne peut y avoir de conflit armé entre la Chine et l’U.R.S.S. mais des incidents aux frontières se produisent déjà chaque jour. Il faut que des confins de l’Altaï à ceux de la Corée du Nord – voyez la carte – des forces suffisantes puissent maîtriser un coup de force local. L’effort pour les Russes est énorme et s’ils parlent désarmement, c’est seulement pour réduire les garnisons en Pays satellites d’Europe et libérer en partie les trente ou quarante divisions stationnées en Allemagne de l’Est.
C’est là-dessus que vont porter les conversations Gromyko-Kennedy. Les Américains demanderont des contreparties et des garanties. Il semble que les Russes leur en ont déjà promis quelques-unes, si l’on en juge par la liberté de mouvement qu’ont les officiels américains en pays satellites : le plus difficile est d’obtenir un compromis pour l’Allemagne fédérale et Berlin, sans se mettre Bonn à dos. Ce sera peut-être long et difficile. On y viendra quand même.
Encore une mauvaise Récolte en U.R.S.S.
Les Russes d’ailleurs n’ont jamais été en posture aussi difficile, aussi bien diplomatique qu’économique. La faillite du collectivisme soviétique dépasse toujours nos prévisions qu’on taxait volontiers de pessimistes : la récolte de 1963 que de magnifiques photos dans les journaux présentaient si favorablement sera plus mauvaise que la précédente. Quoi qu’ils en disent maintenant, les conditions atmosphériques n’y sont pas pour grand-chose. Le pain manque à Moscou, même le pain noir, et l’on apprend que les Soviets vont acheter au Canada la bagatelle de onze millions de quintaux de blé. Le Gouvernement français va lui acheter comptant et un bon prix le blé vendu à crédit et à perte à la Hongrie et à la Chine. Le Canada ne suffira pas et les Etats-Unis lui passeront sous le manteau les céréales que les communistes ne peuvent décemment solliciter d’eux. Sans les excédents capitalistes, les collectivistes auraient quelque peu faim.
La Compétition en Algérie
Les Algériens, aussi, que les surplus américains et les subsides français nourrissent. Là encore, nous nous trouvons devant l’implacable enchaînement des faits. Au lendemain de l’abandon, on hésitait entre l’anarchie et la dictature. Pour l’heure, c’est la dictature qui l’emporte, et comme toujours et partout, son premier soin est de liquider le passé. Conséquence inéluctable : l’infiltration communiste comme en Egypte et à Cuba. Les Russes ne tenaient guère à entrer en jeu. Ils ont déjà Cuba sur les épaules et voudraient bien s’en délivrer si, comme ils les y invitent, Castro et Kennedy consentaient à s’entendre. Mais à Alger, les Chinois les ont devancés. Une abondante mission, une exposition chinoise à Alger et des promesses de toutes sortes. Krouchtchev n’a pu demeurer en reste et y va d’un prêt assez coquet : on parle d’une centaine de millions de dollars.
Le but de Ben Bella est clair : lorsque les subsides français cesseront, nationaliser les pétroles sahariens et se débarrasser définitivement de notre présence. Il faut pour cela que la quête soit fructueuse et il n’est pas trop d’y associer les U.S.A., l’U.R.S.S. et la Chine, en jouant de leurs rivalités comme l’ami Nasser, encore que malgré son astuce, celui-ci ne soit pas en brillante posture. Au Sud-Vietnam, comme prévu, Diem et les Nhu tiennent bon. Les Américains aussi. Et pourtant on leur offrait une brillante perspective : les Accords d’Evian, naturellement.
CRITON