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Le Courrier d’Aix – 1963-11-23 – La Vie Internationale
L’arrestation par les Russes du professeur américain Barghoorn fut une telle erreur psychologique que certains ont prétendu qu’elle fut l’œuvre d’adversaires de Krouchtchev. Elle porte cependant bien sa marque et, toutes proportions gardées, ressemble à celle qu’il commit à Cuba l’an passé et qu’il dût, comme cette fois-ci en relâchant le professeur, corriger précipitamment au risque de perdre la face.
L’Arrière-Plan Psychologique de l’affaire Barghoorn
L’affaire est intéressante, non par ses répercussions qui seront brèves, mais précisément parce qu’elle révèle l’abîme psychologique qui sépare les dirigeants russes de l’opinion américaine. Krouchtchev a cru, en faisant arrêter un Américain, s’emparer d’un otage pour l’échanger ensuite contre l’un des espions soviétiques que les Américains venaient de prendre sur le fait – la chose est courante -. Il ne lui est pas venu l’idée qu’un savant respecté, membre d’une université réputée, n’était pas pour les Américains un touriste quelconque mais une personnalité à laquelle on ne pouvait toucher sans offenser toute une nation. Les Soviets eux ont souvent laissé exécuter au Moyen-Orient les chefs du Parti qu’ils patronnent, sans même protester quand leur intérêt politique leur conseillait le silence. Un homme pour eux ne compte que dans la mesure où il sert leurs desseins. Sinon, ils l’abandonnent ou l’échangent s’il peut encore être utilisable.
Pénurie d’Alcool en U.R.S.S.
Le moment était mal choisi pour irriter les Etats-Unis. Krouchtchev a préféré relâcher le professeur que de compromettre les négociations en cours. Il y a d’abord le blé dont l’achat aux Américains devient urgent et aussi une autre spécialité russe, l’alcool de bouche. La vodka va manquer et elle est aussi nécessaire que le pain pour ranimer les courages et dissiper les mécontentements. Les Russes négocient l’achat aux Etats-Unis de 170 millions de litres d’alcool, pas loin d’un litre par habitant. C’eut été pourtant l’occasion de réduire l’alcoolisme que les gouvernants se promettent toujours de combattre.
L’U.R.S.S. en Somalie
En dépit de ses difficultés alimentaires, l’U.R.S.S. poursuit ses desseins en Afrique, toujours à l’affût d’un moyen de pénétration. Une occasion nouvelle se présente en Somalie. Cette république est composée de la réunion des anciennes colonies italiennes et anglaises. A peine formée, avant même d’avoir pu asseoir son unité, elle revendique plusieurs territoires devant former la Grande Somalie, à savoir : la Côte française avec Djibouti, la Province de l’Ogaden qui appartient à l’Ethiopie et la partie Nord du Kenya qui doit accéder à l’indépendance le 12 décembre. Pour réaliser ces ambitions, les Somaliens, ne peuvent compter sur des négociations, il leur faut une armée. Ils se sont adressés à l’Occident, c’est-à-dire aux Etats-Unis qui leur ont offert de quoi équiper une police forte de six à sept mille hommes. Les Soviets ont aussitôt proposé de former une armée de vingt mille, munie d’armes modernes et naturellement de fournir les techniciens pour en apprendre l’usage aux indigènes, le tout avec le plus parfait désintéressement, comme il convient.
L’affaire n’a pas traîné : les instructeurs russes sont déjà à l’ouvrage. On peut mesurer l’importance de ce point d’appui pour enflammer l’Afrique : créer au Négus, rangé parmi les réactionnaires depuis qu’il a limité l’aide soviétique, un problème militaire, menacer les colonialistes français et ébranler par surcroît le nouvel Etat du Kenya divisé en parties hostiles, le Kadu et le Kanu, où résident encore de nombreux colons britanniques. De quoi compenser les échecs au Congo ex-belge, en Guinée, et en Angola. Il y a en Somalie un potentiel de conflit de frontières plus aisé à exploiter que le conflit algéro-marocain où les Africains ne peuvent, sans mettre leurs principes en défaut, laisser s’interposer des puissances étrangères au Continent.
La Conférence d’Addis-Abeba
La Conférence d’Addis-Abeba est patronnée par le Négus qui joue sur cette affaire l’avenir d’une possible unité africaine. Il s’y emploie avec d’autant plus d’ardeur qu’il lui faut créer un précédent pour éviter un futur conflit avec la Somalie voisine. Sauf l’Egypte, tous les autres pays africains ont intérêt à maintenir leurs actuelles frontières et c’est pour cela que Ben Bella a accepté de signer une trêve à Bamako avec Hassan II, sûr d’obtenir de ses collègues noirs la consécration de l’intangibilité des frontières contre son voisin marocain. Ce qui ne veut pas dire que leur antagonisme sera surmonté. On ira d’Addis-Abeba à Lagos, de conférence en conférence sans obtenir un véritable règlement, mais on prolongera ainsi la trêve des hostilités ce qui, en fait, consolide les positions acquises.
Le Néo Néo-Colonialisme
Dans un article pénétrant, le célèbre historien anglais Arnold Toynbee marque de ce titre le farouche attachement des nouveaux Etats Africains aux frontières tracées au hasard de conquêtes par les Grandes Puissances. Le néo-colonialisme, dit-il, est un mot péjoratif par lequel les pays autrefois colonisés suspectent leurs anciens protecteurs et d’autres de perpétuer leur domination sous une forme déguisée par un contrôle financier sous forme d’aide économique. Cette suspicion, dit Toynbee, est normale mais peu fondée car les anciennes puissances coloniales se sont aperçu que leur intérêt était plutôt d’utiliser leurs ressources chez elles que de les gaspiller au-dehors.
Par contre, l’acharnement avec lequel les nouveaux Etats s’attachent à maintenir les frontières tracées par la colonisation est une des surprises majeures de notre temps. On aurait pu s’attendre à ce que leur premier soin eut été de réviser des limites qui ne correspondaient en rien aux données ethniques et aux exigences économiques des entités en formation. Or, on voit ces pays défendre les territoires dont ils ont hérité, comme s’il s’agissait d’un patrimoine national. Quant à ceux qui se sentent lésés par des partages consécutifs à d’anciennes rivalités de puissance, ils s’apprêtent à les recouvrer par la force. Ils ont hérité malheureusement de cette maladie des contestations de frontières qui fut la cause de tant de guerres entre pays évolués, mais pas de cela seulement. L’héritage de la colonisation est aussi le passeport indispensable pour être admis dans le concert des peuples, à savoir le système administratif, la législation et par-dessus tout la langue. Si bien, dit Toynbee, que les institutions contre lesquelles les champions des mouvements de libération avaient combattu sont soigneusement préservées par eux-mêmes dès qu’ils ont pris le pouvoir. Toynbee aurait pu cependant noter quelques exceptions : Ben Bella et Castro. Reste à savoir si la misère et le chômage auront raison de leur collectivisme.
CRITON