Criton – 1963-11-16 – L’Exploitation des Rivalités Commerciales

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Le Courrier d’Aix – 1963-11-16 – La Vie Internationale

 

« La détente aura duré moins que celle de Camp David », lit-on partout : les chicanes successives suscitées par les Russes aux convois américains sur la route de Berlin, l’arrestation à Moscou d’un professeur de Yale et quelques propos menaçants de Krouchtchev ont suffi à consterner ceux qui espéraient qu’un tournant décisif vers la paix était franchi. Ce désespoir est sans raison sérieuse. Répétons, puisque la grande presse ne fait pas la distinction, qu’il n’y a pas de rapport direct entre la politique de base du Kremlin et les gestes, discours et campagnes de presse, qui n’ont jamais changé et ne changeront pas tant que l’équipe actuelle tiendra le pouvoir. La politique de fond est imposée par la supériorité des Etats-Unis en armement, par les difficultés qui affectent l’économie soviétique et plus encore par la coïncidence d’intérêt entre les deux puissances, surtout depuis que la Chine est devenue l’ennemi de l’une et de l’autre. Des incidents comme ceux des convois vers Berlin sont de pure tactique : ils servent à montrer que l’U.R.S.S. ne se sent pas en position de faiblesse en face du Monde libre et, à l’égard des adversaires du camp communiste, qu’on ne pactise pas avec les « impérialistes ». Les critiques qui pleuvent sur Krouchtchev au sein du Parti, les échecs successifs de sa politique agraire lui imposent, pour tenir ses ennemis en respect, cette attitude de matamore. Comme le président Kennedy, nous pensons qu’il n’y a aucune raison d’y attacher plus d’importance.

 

L’Exploitation des Rivalités Commerciales

Cela d’ailleurs n’a pas empêché Krouchtchev de conclure avec les Etats-Unis l’accord sur le blé dont il ne peut se passer, ni de recevoir cordialement une délégation imposante d’hommes d’affaires et de capitalistes des Etats-Unis. Il faut reconnaître que les Russes et leurs semblables, Chine comprise, jouent avec dextérité de la rivalité commerciale des pays occidentaux. Les Américains ont réclamé en vain une coordination de la politique économique du Monde libre à l’égard du Bloc de l’Est. L’esprit mercantile du capitalisme occidental est son talon d’Achille. Pour conclure des affaires, pour s’ouvrir des marchés, il est prêt à tout, même à traiter avec le diable et, qui plus est, les Etats eux-mêmes encouragent leurs industriels dans cette compétition. Anglais, Français, Italiens, Allemands, Japonais, les délégués se succèdent à Moscou et à Pékin et offrent non seulement leurs marchandises mais des crédits et c’est à qui les fera les plus longs.

Des esprits naïfs ou trop intéressés proclament que par le lien des affaires, on rapprochera les peuples. Il en est de ce préjugé comme d’autres. Ce n’est pas parce que les peuples se visitent, qu’ils s’estiment davantage. C’est bien souvent le contraire. Ce n’est pas non plus par l’élévation rapide du niveau de vie qu’on affaiblit le communisme. En Italie, en France, en Espagne maintenant, la prospérité augmente plutôt le nombre des mécontents et stimule l’agitation sociale. Il y a aussi quelques idées toutes faites à réviser après expérience.

 

L’Élection de Luton

Les Anglais viennent d’en faire l’épreuve : dans la circonscription de Luton où se trouvent les usines d’automobiles Vauxhall, région particulièrement prospère où les salaires sont les plus élevés d’Angleterre, les électeurs ont voté Travailliste, contre leur propre intérêt : car le Labour au pouvoir s’intéressera aux régions moins favorisées plutôt qu’à eux et si la prospérité actuelle faisait place à une crise, ils en seraient les premières victimes. En  démocratie, la politique comme l’économie est affaire de psychologie : l’électeur, comme le consommateur a ses caprices, ses engouements et ses désaffections contre lesquels la raison, l’intérêt et le calcul n’ont aucun pouvoir. Il faut ou renoncer ou se soumettre. Quoiqu’il en soit, Sir Alexander Douglas Home, devenu « commoner » aura fort à faire pour remonter le courant défavorable aux Tories.

 

L’Agitation en Espagne

Nous faisions allusion à l’Espagne : C’est sur ce pays que la propagande subversive s’exerce de toutes ses forces depuis la grève des mineurs des Asturies et du Léon. Non seulement les communistes, mais les intellectuels et certains Phalangistes de gauche réclament une libéralisation du régime et le leader démocrate-chrétien Gil Roblès renonce à soutenir la monarchie qui devait en principe succéder à Franco. Cette agitation coïncide avec un relèvement rapide de l’économie espagnole.

L’Espagne devient le premier pays touristique d’Europe, un million de travailleurs espagnols sont employés à l’étranger. Ces deux facteurs apportent au pays des ressources de change considérables et le tourisme exige des efforts pour satisfaire les hôtes, ce qui crée beaucoup d’emplois. L’Espagne a reçu et continue de recevoir une aide importante des Etats-Unis et des crédits français, allemands et autres qui permettent d’accélérer le processus d’industrialisation. Mais la comparaison avec les pays industrialisés voisins demeure, malgré les progrès récents, défavorable à l’Espagne : les travailleurs émigrés, les touristes qui affluent soulignent ce retard. C’est ce qui explique, en principe du moins, l’agitation présente. Dans l’entourage de Franco les partisans d’une libéralisation étendue et les tenants d’un contrôle sévère s’affrontent. Malgré les résistances du Caudillo, une détente s’imposera. Elle sera bienfaisante, à condition que, comme le pays s’y prête, malheureusement, elle n’ouvre pas la voie à l’anarchie.

 

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