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Le Courrier d’Aix – 1963-11-09 – La Vie Internationale
Le Coup de Force à Saïgon
Au Sud Vietnam, les événements n’ont pas tardé à nous donner tort. Les Américains que l’on croyait hésitants, divisés, à la recherche d’un compromis, ont brutalement mis fin au règne de Diem. Les militaires locaux ont fait la sanglante besogne. Sans doute, le dictateur et son frère, par leur orgueilleuse intransigeance, s’étaient-ils délibérément fermé toute autre issue. Il est cependant regrettable, pour l’honneur des Etats-Unis, que, ce coup de force accompli, on n’ait pas su ménager, un autre sort à ces hommes, à qui les Américains devaient d’être dans la place et qui les avaient, des années durant, loyalement servis. On peut toujours craindre chez les Anglo-Saxons que n’éclate, après bien des faiblesses et des atermoiements, ce que nous pourrions appeler le complexe d’Hiroshima ou de Mers-el-Kebir, un brusque accès d’inutile violence quand ils se sentent tout-à-coup à bout de ressources pour dominer une situation.
Le Nouveau Régime
La page est tournée, une autre s’ouvre. D’autres difficultés apparaissent déjà : ce nouveau pouvoir, qu’il soit militaire, ou abrité derrière des civils désignés pour constituer une façade démocratique, aura-t-il la confiance et l’appui d’une population lasse de la guerre et des disciplines qu’elle impose ? Il est à craindre qu’après l’euphorie du changement, les mêmes tensions peu à peu ne reparaissent. Il n’y a pas au Vietnam un homme d’assez de prestige pour incarner l’unité et l’indépendance nationale tout en collaborant avec les Américains pour faire face au communisme. Tout au plus, les Etats-Unis auront-ils gagné du temps pour trouver une solution plus durable.
La Campagne Présidentielle aux Etats-Unis
A l’arrière-plan des événements de Saïgon, il y a déjà aux Etats-Unis une compétition électorale pour le scrutin présidentiel de novembre 1964. Kennedy ne peut rien négliger pour assurer sa réélection qui, à cause des troubles raciaux, paraît moins facile qu’on ne le croyait. Le problème noir demeure ; la loi sur les droits civiques aura beaucoup de peine à passer au Congrès sans amendements, malgré les concessions déjà faites aux Démocrates des Etats du Sud. Au surplus, une loi ne peut bouleverser les mœurs et l’accalmie présente n’est qu’une trêve, qu’il s’agit de prolonger le plus possible.
La Prépondérance retrouvée
Mais dans la décision américaine, il y a quelque chose de plus profond : le sentiment d’une prépondérance retrouvée après les années difficiles où les Américains s’étaient sentis humiliés par les succès russes dans l’espace. Deux faits dominent l’actuelle situation : l’affaiblissement de l’U.R.S.S. illustré par le schisme d’avec Pékin, l’achat massif de céréales par suite de la désorganisation de l’agriculture, le ralentissement de la course au cosmos qui en est la conséquence. De ce côté, la supériorité retrouvée est pour les Etats-Unis incontestable. Mais il y en a une autre sur laquelle nous attirons particulièrement l’attention car elle nous concerne. C’est la rapide perte de vitesse de l’expansion européenne ; il n’est pas exagéré de dire, le déclin de l’Europe continentale en face des pays anglo-saxons : Etats-Unis, Angleterre, Canada, Australie, qui eux sont pour le moment dans une phase de redressement.
Il n’est que de se reporter à la côte des bourses de valeurs pour s’en convaincre : baisse profonde en Europe continentale ; hausse plus ou moins record au-delà des mers. Toute l’Europe est affectée, pour des raisons diverses d’ailleurs.
Le pays le plus atteint est l’Italie ; la monnaie est en question, le déficit de la balance commerciale de plus de mille milliards de lires ; l’instabilité politique, les risques de la participation des socialistes nenniens au pouvoir, l’essoufflement de la production par suite de la hausse des coûts, etc…
Ensuite, la France avec une balance commerciale qui se détériore rapidement, un pouvoir d’achat de la monnaie qui fond, l’agitation sociale qui s’exaspère, un budget qui s’enfle démesurément en face de ressources qui se développent plus lentement.
En Allemagne aussi pour des raisons toutes différentes, la situation s’obscurcit. L’économie allemande présente un point faible qui l’a toujours été aussi bien sous Guillaume II que sous le III° Reich : l’esprit d’entreprise dépasse les moyens financiers, autrement dit, l’expansion industrielle a des assises financières trop étroites pour ses ambitions et ses capacités. Depuis quelques temps, les faillites commencent : Borgward, un des groupes Hugo Stinnes, et l’on parle des difficultés de trésorerie de Krupp lui-même. A l’aube de l’ère Erhard, le malaise est sensible.
La Hollande aussi, malgré de belles perspectives grâce aux découvertes de gaz de Groningue, est gagnée par l’inflation. Les Hollandais sont gens prudents et ordonnés, ils n’attendent pas, comme nous, que l’inflation galope pour mettre les freins. Mais un coup de frein est toujours douloureux en économie et les Hollandais le ressentent. Les Belges sont assez près d’une situation analogue et éprouvent encore le contrecoup du drame congolais.
Tout se passe comme si, sauf imprévu, les Etats-Unis allaient redresser la position du Dollar et les Anglais celle de la Livre dont les faiblesses avaient si péniblement offensé leur amour-propre. Le moyen de pression que les Européens possédaient par leur position de créditeur ne tardera pas à disparaître. Et il est à craindre, si l’on en juge par les récentes déclarations du sénateur Fulbright, que de sérieux règlements de comptes ne se posent avec la France et son régime. On reparle des dettes de la guerre de 1914 répudiées par feu Herriot.
La Question Algérienne
Il ne faut pas se dissimuler qu’il existe aux Etats-Unis et pas seulement dans les sphères gouvernementales, une sérieuse animosité à notre égard. Un récent article de Joseph Alsop dans le « New-York Herald » a fait quelque bruit. La mansuétude du Gouvernement français à l’égard de Ben Bella aurait pour explication qu’une série d’expériences atomiques souterraines auraient eu lieu au Sahara en octobre, au su du Gouvernement algérien qui aurait, pour prix de son silence, procédé aux nationalisations que l’on sait et décrété un contrôle des changes qui risque de condamner les sociétés pétrolières au Sahara algérien à ne plus pouvoir rapatrier les profits de leur exploitation. Le pétrole-franc coûtera cher au moment où de nouvelles sources d’énergie vont se développer en Europe même, en Allemagne et en Hollande.
Le redoutable chantage auquel la France est soumise en Algérie n’est évidemment pas pour déplaire aux Américains qui ont contre notre politique des griefs bien fondés.
Guy Mollet à Moscou
De son côté, Krouchtchev, dont les déboires n’ont pas altéré la bonne humeur, cherche une revanche en Europe. Depuis ses démêlés avec Mao, auxquels il a mis depuis peu une sourdine, ses espoirs vont, comme nous l’avions précédemment indiqué, à un rapprochement avec les Sociaux-démocrates occidentaux pour tirer les Partis communistes affaiblis de leur isolement et rendre possible l’avènement futur d’un nouveau front populaire en Italie et en France. Ces Sociaux-démocrates, jadis comme Tito, traitres et renégats, sont entourés de prévenances et de sollicitations. Les longs entretiens que Krouchtchev eut avec Guy Mollet ont-ils comblé ses espoirs ? On en saura peut-être quelque chose. Bien que les oppositions soient sérieuses, on ne peut exclure l’hypothèse d’alliances tout au moins tactiques pour renverser le pouvoir actuel. Les tentatives sont sérieuses. Mais la prudence de l’autre côté n’est pas moins en éveil. Attendons la suite avec curiosité. D’ailleurs, pour faciliter un rapprochement, les pays de l’Est, les uns après les autres, lèvent le rideau de fer. Après la Hongrie, la Tchécoslovaquie a ouvert sa frontière aux touristes autrichiens qui peuvent sans formalité compliquée visiter leurs amis à Bratislava. Les Américains vont aider la Roumanie à construire une aciérie à Galati. Seul le mur de Berlin demeure impénétrable. Il y a pour cela de solides raisons.
CRITON