Criton – 1956-04-28 – Résistances

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Le Courrier d’Aix – 1956-04-28 – La Vie Internationale.

 

Résistances

 

Les Anglais ont tenu à montrer aux dirigeants russes qu’ils ne se laissaient pas prendre aux sourires et aux promesses d’amitié. L’accueil a été froid, houleux même de la part des Travaillistes. Boulganine, le vieux sceptique, s’en est amusé aux dépens peut-être de son compère Krouchtchev qui s’est fâché. Les résultats politiques, s’il doit y en avoir, s’en ressentiront. Il eut sans doute mieux valu, puisque l’invitation avait été faite et acceptée, jouer le jeu de l’amabilité, ne fut-ce que pour connaître les intentions profondes de Krouchtchev ; par contre, il ne fallait pas donner à l’opinion britannique l’impression d’être dupe et l’inviter trop ouvertement à s’abandonner à la détente. C’est ici que les exigences de la démocratie gênent les manœuvres des diplomates. Il y avait aussi Washington à qui Eden ne voulait pas donner l’impression d’une entente séparée avec les Russes.

 

Les Tendances en U.R.S.S.

Tout autre avait été l’accueil fait à Malenkov. D’après les rapports de l’Ambassadeur américain à Moscou, celui-ci représenterait l’aile droite du collège soviétique. Démissionné brutalement par Krouchtchev, Malenkov n’en aurait pas moins conservé de l’influence, et son étoile grandirait. Il aurait pour lui l’opinion, l’intelligentzia, les directeurs d’entreprises et la sympathie des masses à qui il avait promis la priorité pour l’accroissement des biens de consommation. Il passe aussi pour être favorable à la décentralisation et aux libertés des minorités ethniques.

A l’opposé, à gauche si l’on veut, se tient Molotov dont la disgrâce est définitive. Hostile à Krouchtchev et à ses méthodes personnelles, il conserve l’appui de la vieille garde du Parti. Toute concession aux aspirations des masses, toute ouverture diplomatique, même purement économique ou culturelle, lui parait dangereuse pour l’avenir d’un régime qui ne peut se maintenir que par la contrainte verrouillé aux influences extérieures.

Krouchtchev se trouverait au centre avec l’armée et la bureaucratie. Sentant la pression de l’opinion pour obtenir plus de sécurité et de liberté, il veut lui donner des satisfactions suffisantes, tout en la contrôlant. Ce qui n’est pas facile ; l’aspiration à l’indépendance qui souffle par le monde est contagieuse. Un réveil de l’esprit national est perceptible chez les satellites et même dans les Républiques intégrées comme l’Ukraine et la Géorgie ; récemment, il a fallu sévir à Tiflis et resserrer l’autorité du Parti à Moscou même où l’on commençait à discuter politique. La pression est forte et la mesure difficile à garder. C’est le grand, même le seul, espoir des démocraties que l’appareil monolithique du totalitarisme bolchevik se désagrège par la force du peuple russe lui-même. Ce n’est qu’un souhait ; tout au plus est-il moins chimérique qu’auparavant. Car en supposant même que la situation intérieure russe évolue vers une certaine forme de démocratie, cela n’empêcherait pas, en politique extérieure, cette démocratie d’être nationaliste et militariste autant que l’actuelle dictature ; l’orgueil russe est immense ; son appétit de puissance démesuré. N’oublions pas notre propre histoire, celle de la Révolution et de l’Empire qui lui succéda.

 

Les Critiques aux Etats-Unis

De l’autre côté, aux Etats-Unis, les critiques que nous avons signalées venant de journalistes influents à l’adresse de la politique Eisenhower-Dulles, ont pris de plus en plus d’ampleur.

C’est aujourd’hui un véritable concert. Aux publicistes fameux se joignent les hommes politiques de l’opposition démocrate et de la vieille garde républicaine, ce qui est normal, mais aussi des autorités de la défense, tant civiles que militaires, et même des économistes.

« Nous sommes en train de perdre la guerre froide ; nous sommes rattrapés par l’U.R.S.S. dans le domaine nucléaire, dépassés dans le domaine de l’aviation et de l’armement classique. En matière économique, nous ne pouvons lutter efficacement avec l’U.R.S.S., ne pouvant acheter aux pays sous-développés ce qu’ils pourraient nous vendre. Nos méthodes d’assistance sont suspectes, insuffisantes et mal appliquées ».

Voilà les thèmes essentiels. L’opinion éclairée a conscience que l’optimisme d’Eisenhower-Dulles est purement de façade et de caractère électoral.

La réalité est tout autre : les Etats-Unis – va-t-on jusqu’à dire – sont en passe de devenir une nation de second plan comme l’Angleterre et la France, et pour les mêmes raisons. Eisenhower n’a pas été insensible à cette vague d’inquiétude ; le malaise est trop apparent. Il a raidi son attitude dans son dernier discours, de haute tenue d’ailleurs. Mais on réclame des actes, et des actes qui seront de nature à renverser la tendance. Quant à suggérer lesquels, c’est là que les opinions diffèrent : les uns réclament des dépenses militaires accrues, d’autres des démarches spectaculaires en Orient ; d’autres au contraire, des initiatives de paix comme l’arrêt des expériences nucléaires.

Ces contradictions dans l’opinion, bien caractéristiques des courants dans toute démocratie, obligent l’exécutif à aller dans plusieurs sens à la fois, et le résultat est la confusion et l’impuissance. Les Etats-Unis ne sont pas mieux placés que nous. C’est le coup de poing de Krouchtchev annonçant à Birmingham que l’U.R.S.S. pouvait délivrer la bombe H à partir d’un avion fusée dans n’importe quelle partie du monde, qui a secoué l’apathie du public.

 

La Croisière Soviétique

En attendant, le rideau de fer s’entrouvre ; les premiers touristes soviétiques sont attendus cet été à Rome et à Paris. De vrais touristes sans mission officielle s’embarqueront sur un beau navire et feront le tour de l’Europe. Il y aura quatre classes, comme sur la Volga et le voyage ne sera pas bon marché, même en quatrième. Il faudra verser au moins l’équivalent d’une année de salaire d’un salarié moyen, c’est dire que les privilégiés se compteront seulement parmi les hauts dignitaires. Ceux-ci ne seront peut-être pas très convaincus de la supériorité de notre régime social. Ils trouveront sans doute, s’ils comparent leurs privilèges à la situation de leurs confrères occidentaux, qu’ils sont mieux placés qu’eux. Il n’y a pas beaucoup de fonctionnaires qui pourraient s’offrir une croisière à 600.000 frs par tête. Attendons pour être convaincues d’un changement en U.R.S.S. l’annonce du tourisme populaire.

 

L’Axe Le Caire-Moscou

On a parlé à Londres d’un axe Le Caire-Moscou, et les Anglais reprochent avec aigreur à la diplomatie américaine d’avoir flatté les ambitions du colonel Nasser. Celui-ci a souscrit, comme on pouvait le prévoir, à un renouvellement de l’armistice avec Israël, d’accord avec les Russes. Mais il a porté son activité vers l’Arabie où les positions anglaises en Mer Rouge et à Aden sont visées. C’est à Djeddah que Nasser a conclu avec les souverains de l’Arabie Saoudite et du Yémen, une alliance militaire avec un commandement unique, sous contrôle égyptien. Les Anglais voient se dessiner dans cette région, une affaire d’Afrique du Nord, moins tragique mais non moins dangereuse. Aden commande l’Afrique orientale et l’Océan Indien. Après la perte de Suez, de Trincomalee à Ceylan, de Singapour, pour ne rien dire de Chypre, le réseau des bases impériales est ébranlé. Qu’en pense Washington ?

 

                                                                                                       CRITON

 

 

Criton – 1956-04-21 – Les Nouveaux Bergers

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Le Courrier d’Aix – 1956-04-21 – La Vie Internationale.

 

Les Nouveaux Bergers

 

Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. La diplomatie soviétique met à profit les conditions exceptionnellement favorables pour intensifier son action. A la veille de l’arrivée de Boulganine et Krouchtchev à Londres, Moscou annonce simultanément la dissolution du Kominform et son désir de coopérer au maintien de la paix au Moyen-Orient.

 

La Dissolution du Kominform

La dissolution du Kominform était dans l’air depuis longtemps. Les Soviets l’avaient promise à Tito auquel ils ne refusent aucune complaisance. Ils ont choisi l’heure la plus opportune, juste au moment où ils venaient de démettre en Bulgarie Tcherenkov, l’ennemi personnel du Maréchal, et du même coup pour impressionner l’opinion britannique déjà amadouée par la visite affable de Malenkov dont le succès populaire a inquiété le gouvernement de Londres. Cette dissolution du Kominform est un geste purement formel qui peut servir la propagande mais ne change rien au fond des choses. Avec ou sans Kominform, les Partis communistes des nations libres resteront sous le contrôle du Kremlin ; mais le lien sera moins visible.

 

La Note de Moscou sur le Conflit Arabo-Israélien

Plus importante est la note de Moscou sur le conflit arabo-israélien. On avait remarqué l’assistance de Molotov à la commémoration du 8ème anniversaire de la fondation de l’Etat d’Israël. Cette visite faisait pendant à celle rendue au Ministre de Syrie pour la commémoration du 11ème anniversaire de l’indépendance de ce pays. Jusqu’ici, les Soviets avaient donné l’impression de soutenir la cause arabe contre les Juifs. Ils ont vu le danger d’être pris à jouer les fauteurs de guerre, à passer pour antisémites, et à indisposer l’opinion juive dans le monde où ils comptent des sympathisants. Remarquons-le : c’est la première fois que la Russie, toujours prête jusqu’ici à souffler sur les flammes des conflits, se range parmi les médiateurs.

Tactique doublement habile qui donne à Moscou un droit égal à celui des Occidentaux de se mêler aux négociations engagées par le Secrétaire de l’O.N.U. en Orient. On ne peut plus éviter de lui accorder, comme membre du Conseil de Sécurité, une présence effective dans une région du monde où la Russie n’avait pu pénétrer politiquement. La déclaration tripartite de 1950 ne peut plus jouer puisque l’O.N.U. se substitue aux trois Grands. Elle exclut en conséquence toute possibilité d’intervention militaire unilatérale des Occidentaux, même s’ils en étaient priés par les intéressés.

Autre avantage : la diplomatie soviétique se présente comme un facteur de paix, tout en s’opposant aux pactes comme celui de Bagdad qui sont réputés militaires et dirigés contre l’U.R.S.S., et l’indépendance réelle des pax musulmans. Sans doute les pays voisins d’Israël seront déçus de ne pas recevoir le soutien public des Russes, ce qui ne les empêchera pas de le recevoir indirectement en fournitures d’armes et en équipement industriel. Mais l’U.R.S.S. fait la preuve, la première, d’intentions pacifiques. Cela ne lui coûte guère car la région est trop importante pour les Occidentaux pour que les Russes puissent se manifester par la force sans provoquer un conflit étendu dans cette région du monde, où ils ont d’ailleurs fait toujours preuve d’une extrême prudence.

 

Le But des Soviets en Orient

Leur but est en effet de ne pas inquiéter des pays comme l’Irak ou l’Iran. Ils attendent l’heure où la propagande des masses aidant, les dirigeants associés aux intérêts anglo-saxons seront balayés par les mouvements populaires, où par exemple, le vieux Nouri el Saïd sera contraint de se démettre à Bagdad. Alors, la bataille du pétrole, décisive pour l’Angleterre, pourra s’engager sans intervention directe de l’U.R.S.S.

Cette attitude pacifique des Russes suscite beaucoup de méfiance surtout à Londres. Mais elle porte ses fruits dans l’opinion moins avertie qui ne voit pas les manœuvres derrière les attitudes officielles.

 

Les Soviets et la Crise de la Démocratie

Il y a plus. Nos lecteurs se souviennent peut-être des indications données ici sur la crise de la démocratie occidentale, de ses faiblesses, de son incapacité qui n’est que trop évidente, à dominer les courants violents qui parcourent le monde actuel. Tout récemment, M. Duverger, républicain et démocrate éprouvé n’allait-il pas dans « Le Monde » jusqu’à préconiser pour notre pays un régime présidentiel du type américain, mais qui chez nous ne demeurerait peut-être pas longtemps démocratique ? En fait, l’ « hypnotisme »  qu’exercent les Soviets actuellement sur leurs victimes éventuelles vient précisément de ce qu’ils représentent l’alternative à la démocratie parlementaire ; l’attrait en somme du régime autoritaire dont on rêve à gauche comme à droite et aussi dans les milieux des technocrates et des planistes de l’économie. Rêve d’une société non plus égalitaire mais hiérarchisée où l’autorité morale n’appartiendrait plus à l’argent mais au grade, au rôle social et économique de l’individu ; illusions sans doute mais servie par beaucoup d’apparences.

 

Les Bateaux de la Volga

Un spirituel critique italien, Montanelli, raillait récemment un petit fait de la vie soviétique. Les Russes se sont fait construire par les Tchèques des bateaux rapides et luxueux pour remplacer les vieux rafiots qui naviguent sur la Volga. Les bâtiments auront quatre classes : les trois premières réparties pour les voyageurs de marque selon leur rang social, la quatrième pour les éternels moujiks entassés sur le pont à la belle étoile comme au bon vieux temps. Cela au moment où la France et l’Italie réduisent les classes à deux sur leurs réseaux ferrés avec une faible différence de prix entre elles. Cette histoire en effet symbolise deux mondes. Le paradoxe pour notre italien, c’est que c’est nous qui faisons figure de réactionnaires et les Russes de progressistes. Il a sans doute raison ; mais l’attrait même de cette hiérarchie sociale n’est-elle pas précisément une des plus fortes chances de ce prétendu communisme ?

 

Le Nouveau Chemin de Prague

Il l’a compris ; l’obstacle à la suprématie mondiale c’était la menace stalinienne, les agressions du genre Corée, les déportations de populations, les camps de travail forcé, l’appareil barbare de l’Etat policier. Tout cela est mis à l’écart, répudié ; Krouchtchev veut faire figure de civilisé. Les masses n’iront pas voir si le changement est réel ou si c’est dans la vitrine qu’on a seulement remplacé la marchandise. Elles croiront à un état moderne dont les méthodes ne sont pas opposées à celles des autres Etats et dont les progrès rivalisent avec ceux des mieux équipés. Tel est l’aspect nouveau du chemin de Prague. Plus de coup d’Etat ; plus de suicides ; une simple bonne majorité parlementaire en attendant le 99,5%. On n’en fait pas mystère d’ailleurs. Cela nous est dit expressément par « La Pravda ».

 

                                                                                            CRITON

 

 

Criton – 1956-04-14 – Prélude au Réveil

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Le Courrier d’Aix – 1956-04-14 – La Vie Internationale.

 

Prélude au Réveil

 

De semaine en semaine, la position des nations libres de l’Occident va se détériorant à une vitesse accélérée ; le conflit arabo-israélien est au paroxysme. L’Angleterre en quelques jours a vu avec les élections à Ceylan, un Dominion, s’évader du Commonwealth vers le neutralisme, sinon pire. L’Iran, quoique uni au Pacte de Bagdad revendique l’île du pétrole, Bahreïn, les tribus de la région d’Aden entrer en révolte, et le Yémen menacer la souveraineté britannique en Mer Rouge, enfin l’Egypte ajourner « sine die » le projet anglo-américain de financement du barrage d’Assouan pour reconsidérer l’offre soviétique de le construire, avec le consentement du Soudan que l’U.R.S.S. se fait fort d’obtenir.

 

Réveil des Etats-Unis

Les Etats-Unis se sont enfin émus. Ils ont compris que l’heure d’une décision avait sonné ; sans leur intervention, les Etats arabes ligués derrière l’Egypte pouvaient balayer Israël et rejeter les Juifs à la mer. Si les Anglais agissaient seuls militairement, ils entraient en conflit ouvert avec les Arabes et leurs positions en Moyen-Orient auraient fatalement cédé sous la pression du fanatisme musulman. Les Etats-Unis ont manœuvré par étapes. Ils ont d’abord obtenu que le Conseil de Sécurité envoie le Secrétaire Général de l’O.N.U. tenter une médiation sur place, ce qui est fait. L’U.R.S.S. qui pouvait opposer son veto a jugé le cas mauvais et a laissé faire.

Pour appuyer l’intervention de M. Hammarskoeld, le président Eisenhower a fait des représentations au Caire par l’intermédiaire de l’ambassadeur et a affirmé que les Etats-Unis s’opposeraient à un conflit en Palestine. Il n’a pas encore dit comment, espérant que sa déclaration suffirait à imposer une trêve. Foster Dulles a convoqué les sénateurs, et sans doute préparé les voies à une requête de pouvoirs spéciaux permettant une intervention militaire en cas d’urgence. On dit que les Etats-Unis ont demandé l’autorisation à Athènes de faire stationner les « Marines » en Crète.

 

La Guerre de Palestine n’aura pas Lieu

Une guerre en Palestine, dont les conséquences seraient illimitées, peut ainsi être évitée. Nous n’avons d’ailleurs jamais pensé que Nasser allait risquer son existence politique dans une lutte aussi sanglante et difficile. Mais la situation pouvait lui échapper, tant les esprits sont échauffés.

Les raids de commandos égyptiens en terre israélienne sont déjà par eux-mêmes assez graves. Le Secrétaire de l’O.N.U. a la possibilité de déclarer l’Egypte agresseur et de mettre en marche le mécanisme prévu par les Nations Unies dans ce cas. Même si l’U.R.S.S. y opposait son veto, les Etats-Unis auraient alors l’autorité morale pour intervenir. Nasser les y poussera-t-il ? Ce ne serait pas son intérêt. Il ferait le jeu des Soviets et perdrait sa position d’équilibre entre les deux blocs qui lui a si bien réussi.

D’un autre côté, la seule pression de l’O.N.U. appuyée par les Etats-Unis suffira-t-elle à obtenir un règlement durable du conflit ? c’est peu probable. Les escarmouches reprendront à l’occasion si les négociations échouent. Et jamais on n’obtiendra des Etats arabes une reconnaissance juridique que l’Etat d’Israël. En tout état de cause, le problème demeurera ouvert et le conflit intermittent. On aura évité le pire, mais ce ne sera qu’un délai.

 

Les Constantes de la Politique Américaine

Les Etats-Unis, dans l’affaire, jouent leur politique d’attente et de semi neutralité comme en 1914 et en 1939, jusqu’au jour où ils ne peuvent plus éviter d’entrer en lutte lorsque les adversaires sont fatigués ou que l’équilibre entre eux est sur le point de se rompre. Il est probable qu’ils pensent que la passion anti-occidentale qui secoue l’Asie et l’Afrique est pour le moment irrésistible et qu’en s’y opposant, ils ne feraient que perdre leur prestige. Ils préfèrent tenter de la calmer avec prudence et précaution en tenant la balance égale entre leurs alliés et les adversaires de ceux-ci dont ils veulent conserver la confiance. Ils espèrent que le temps calmera les passions et qu’une injection de dollars ramènera opportunément les gouvernements des jeunes pays à une attitude plus amicale.

C’est là un pari, mais rien qu’un pari. Si l’U.R.S.S. n’était pas derrière, ils auraient quelques chances de le gagner, mais présentement les Soviets soufflent le feu et ne s’arrêteront pas de le faire.

 

Les Elections à Ceylan

Les Anglais ont eu avec les élections de Ceylan une surprise pénible : le gouvernement pro-occidental de Sir John Kotelawala a été littéralement balayé. A sa place, une entente nationaliste-communiste a triomphé. Elle exige la disparition des bases militaires britanniques, et entend nationaliser les Compagnies productrices de thé et de caoutchouc. Des centaines de millions de Livres sont en jeu et les Anglais risquent de perdre un peu plus de leurs revenus en devises fortes. La situation à Ceylan va être assez analogue à celle de l’Indonésie où le nationalisme plus ou moins allié au communisme a repris le pouvoir un moment tenu par la ligue musulmane pro-occidentale.

 

L’U.R.S.S. et l’Angleterre

On voit plus clairement maintenant comment les Soviets concentrent sur l’Angleterre les efforts qu’ils ont d’abord déployés contre la France. Pour nous, le but est atteint, sauf à nous ranger parmi les satellites après un nouveau Coup de Prague. Contre les Anglais, la partie est plus délicate. Les Etats-Unis ne pourraient pas laisser s’effondrer la puissance britannique. C’est une tradition de leur politique. C’est aussi pour eux un intérêt vital. Il faudra donc qu’ils interviennent avant que la crise de la Livre, affectée par la perte successive de ses principaux actifs extérieurs, ne dégénère en banqueroute.

Mais, répétons-le, est-on jamais sûr de n’avoir pas laissé passer l’heure ? Si les Etats-Unis interviennent trop tard, il leur faudra assumer une succession que les Soviets leur disputeront. Et ceux-ci sont mieux placés pour l’emporter. De plus, à notre avis, le moral anglais est plus atteint que le nôtre. Il y a chez nous une tradition militaire qui peut encore se faire respecter ; les Anglais comptaient plutôt sur leur flotte qui n’est plus aujourd’hui de grande utilité. On ne conserve plus des territoires avec des navires de guerre.

 

Gardons la Mesure

Cependant, ce serait une erreur et une faute de s’abandonner au pessimisme. Emportés par le succès, les pays arabo-asiatiques et leur soutien russe ont peut-être dépassé leurs moyens, – ce qui arrive toujours à un moment donné . Une réaction se dessine. Elle est perceptible en France, aux Etats-Unis, en Angleterre même où MM. Krouchtchev et Boulganine ne trouveront pas à les accueillir à Londres autant d’empressement qu’ils le souhaitent. Le péril est trop clair pour ne pas appeler un redressement. Il faudrait qu’il soit net, rapide et vigoureux ; c’est sans doute trop demander. Qu’il se manifeste, c’est déjà quelque chose.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1956-03-24 – Citations

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Le Courrier d’Aix – 1956-03-24 – La Vie Internationale.

 

Citations

 

Londres et Washington se sont émus des risques d’une dislocation de l’Alliance Atlantique ; l’activité de la diplomatie soviétique auprès de l’Angleterre et de la France qui ne peuvent se dérober aux conversations avec les Russes, a fini par secouer l’apathie américaine. D’où les déclarations de solidarité avec la France solennellement affirmée par les ambassadeurs anglais et américains. De bonnes paroles qui arrivent un peu tard, qui n’en produisent pas moins un effet rassurant. Mais d’action véritable et efficace on n’en voit pas encore l’annonce.

 

Un Article de Walter Lippmann

Cependant l’opinion, même aux U.S.A. en s’attaquant aux « absences de M. Dulles », a certainement influencé le Département d’Etat. Il nous est agréable de trouver sous la plume de Walter Lippmann, le commentateur le plus écouté du monde entier, une opinion qui concorde avec ce que nous disions ici la semaine passée. Nous traduisons :

« Pendant que M. Dulles visitait l’Extrême-Orient, la situation dans l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient se détériorait rapidement. Il y a une nécessité presque désespérée de décider et de clarifier la politique occidentale en Afrique du Nord, à Chypre, en Palestine et dans les Etats du Golfe Persique. Ce qui est évident, c’est que dans chacune des régions en litige, nous Américains mécontentons les deux parties. Notre consulat à Tunis est saccagé par les Français qui nous soupçonnent d’appuyer les rebelles. A Chypre, nous avons offensé les Anglais et mis les Grecs dans l’embarras. En Palestine, les Arabes se méfient de nous, et les Israéliens nous accablent de reproches. Notre situation n’est pas celle du juste milieu entre deux parties extrêmes, c’est celle du gâchis.

Parce que notre politique consiste à éviter de prendre des décisions de façon à ne mécontenter personne ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Le temps est révolu de cette politique de dérive et de confusion. Que faut-il faire ?

En Afrique du Nord, nous et les Anglais devons consulter avec la France. Nous devons décider ce que doit être un règlement que nous sommes résolus à appuyer sans restriction. Nous devons donner à la France une aide totale si celle-ci accorde à la population arabe les libertés que l’opinion française éclairée est disposée à offrir. En Palestine, nous devons convertir la déclaration tripartite de 1950 en une ferme garantie internationale contre toute agression de part et d’autre, et prendre position pour neutraliser Israël à l’intérieur de frontières délimitées par un arbitrage international. Nous devons nous opposer aux tactiques de l’Arabie Saoudite qui convertit les bénéfices qu’elle tire du pétrole pour la corruption et la propagande à travers le Moyen-Orient. Nous devons cesser d’agir comme si nous dépendions de ces maîtres qu’il faut à tout prix apaiser pour qu’ils ne nous enlèvent pas nos concessions pétrolières. Des décisions de ce genre sont graves. Personne d’autre que M. Dulles ne peut les prendre à Washington. Le Président lui-même ne connaît pas assez ces problèmes. Que Dulles demeure donc à Washington, cesse de voyager et de faire des discours et se mette résolument à sa tâche de Secrétaire d’État. »

 

Un Commentaire d’Augusto Guerriero

A cette voix autorisée, ajoutons celle d’Augusto Guerriero, le commentateur italien le plus en vue.

« Pendant que le Secrétaire d’Etat se plait à affirmer que « les Soviets ont dû renoncer à leurs vues expansionnistes devant la force et la résolution des Nations libres », la situation s’aggrave : du Maroc à l’Indonésie, l’autorité des grandes puissances coloniales s’est écroulée ou est en train de s’écrouler et dans ce vide immense sous les masques des nationalismes divers, s’infiltre le communisme. Les Américains, en se faisant champion de l’anticolonialisme, ne se rendent pas compte de ce qu’est la loi fondamentale de la puissance. La puissance a horreur du vide. Le problème n’est pas de donner l’indépendance aux peuples coloniaux, c’est de ne pas les livrer à la puissance adverse. Or, partout où les puissances coloniales se sont retirées, le communisme s’est avancé … ».

Et l’auteur d’énumérer ce qui s’est passé en Indonésie, en Inde, au Vietnam, en Egypte et ce qui se passera au Maroc, en Tunisie, en Algérie.

« Si l’Angleterre devait se retirer du Moyen-Orient, le communisme y pénètrerait triomphant. »

Guerriero en vient à se demander les raisons de cet effondrement des grandes puissances coloniales,

« l’Angleterre et la France. C’est qu’elles sont devenues faibles avant d’avoir eu le temps de constituer entre elles et les peuples qu’elles avaient pris en tutelle une véritable communauté. Il fallait des siècles où elles n’ont disposé que de quelques décades. La Gaule n’aurait jamais été latinisée si Rome s’était écroulée un siècle après la conquête. Il y a, à notre sens, bien d’autres raisons, mais celle-là n’est pas négligeable. »

 

Les Fondements de la Puissance

En fait, c’est bien par l’épuisement matériel et moral consécutif aux deux guerres mondiales que la France et l’Angleterre n’ont pas été en mesure de résister aux déchainements des nationalismes indigènes.

Mais la guerre n’explique pas tout, loin de là. Les Russes ont, plus que les Occidentaux souffert de la guerre. Ils tiennent cependant solidement et sans révolte un immense empire colonial qui à l’Occident n’a pas plus de dix ans, et ils subjuguent des peuples plus évolués qu’eux-mêmes et d’un patriotisme exalté depuis des siècles. Ils peuvent impunément exploiter des nations entières avec une brutalité et un cynisme qu’aucun colonialisme depuis la conquête espagnole du Nouveau Monde, n’avait exercée ; leur force s’impose. On les hait, mais on leur obéit en silence. Les Allemands de l’Est eux-mêmes se sentent découragés et impuissants. Pourquoi ?

Il y a des maîtres que l’on respecte, d’autres que l’on défie. C’est qu’un instinct sûr chez les peuples comme chez les individus fait pressentir le défaut de la cuirasse. Le nôtre, hélas, est dans notre désordre intérieur.

 

La Fin du Culte de Staline

Cela nous amène à parler des nouvelles à sensation. La démolition du mythe de Staline par Krouchtchev, Mikoyan et ses suivants. Il y a eu parait-il, quelques remous. On ne renverse pas sans risque la statue d’un prophète. Et Staline était dans la religion communiste une sorte de demi-dieu. Deux remarques s’imposent à notre esprit. La manœuvre est habile car, en reniant le vieux despote sanguinaire, les nouveaux maîtres attendent une grande popularité pour l’ère de paix et de justice qu’ils annoncent. En réalité, cette tactique ne vient pas d’eux. Elle leur est dictée par la pression de l’opinion publique qui s’est formée en U.R.S.S. depuis la mort de Staline. Opinion restreinte et qui est à peu près l’équivalent de ce qu’était l’opinion publique en France sous Louis XIV. Mais elle s’est amplifiée chez nous jusqu’en 1789.

Il en va de même en Russie : Krouchtchev et ses fidèles suivent le vent pour éviter qu’il ne les balaye plus tard. Cependant, le déboulonnement d’une idole ne va pas sans risques. Le communisme est à sa manière une religion. On dit aux masses en U.R.S.S. et du dehors : le grand héros, le doctrinaire infaillible était un bandit sanglant, un maniaque du pouvoir et ses livres fourmillent d’erreurs. Fort bien ; nous le savions, et les Russes probablement s’en doutaient. Mais comment ne leur viendrait-il pas des soupçons sur les autres idoles ? Lénine n’était peut-être au fond qu’un aventurier, un agitateur verbeux aux idées contradictoires, manieur habile de masses et de slogans. Et Karl Marx, un allemand après tout (et qui pis est, pour le russe de la rue, un Juif) dont les idées embrouillées, mélange de métaphysique obscure et de prophétisme ne représentent de la vie économique et sociale que la vue qu’on en pouvait avoir il y a bientôt un siècle et qui est sans grand rapport avec l’économie et la société d’aujourd’hui.

Les dogmes sont solides mais comme ceux du communisme ne s’appliquent qu’à la vie présente, ils pourraient bien se trouver en conflit trop flagrant avec la réalité. Il est dangereux de toucher aux idoles. On ne sait jamais où cela mène, M. Krouchtchev.

 

                                                                                                       CRITON

 

Criton – 1956-03-17 – Dérive

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Le Courrier d’Aix – 1956-03-17 – La Vie Internationale.

 

Dérive

 

Malgré les voyages et réunions des hommes d’état occidentaux, on n’a guère l’impression que la solidarité du Monde libre se soit affirmée. C’est plutôt le sentiment contraire qui prévaut.

 

La Rencontre Mollet-Eden

Il y a bien eu la rencontre Mollet-Eden à Londres. Jamais, dit le communiqué, l’entente franco-britannique n’a été aussi étroite ; nous voulons bien le croire. Mais que peuvent aujourd’hui les deux pays aux prises avec des difficultés parallèles mais différentes pour s’aider mutuellement ? Il est trop tard. Il n’aurait pas fallu depuis dix ans mener des politiques contraires. Créer l’état fantoche de Lybie, par exemple, aux portes de la Tunisie, rehausser le prestige de Nasser en Egypte dont la fragile dictature a été consolidée par l’abandon de Suez, les encouragements et les subsides américains, diviser les Etats arabes par des pactes inutiles, abandonner l’Indochine à son sort, etc., etc…

Aujourd’hui, les Anglais ne peuvent rien pour nous appuyer en Afrique du Nord, et nous-mêmes rien pour étayer leurs positions en Moyen-Orient, à supposer que de part et d’autre on veuille sincèrement le faire, ce qui est pour le moins douteux.

 

L’Évolution de l’Attitude Américaine

Mais ce qui est plus grave, c’est l’évolution de la politique américaine ; la « révision déchirante » annoncée par Foster Dulles après l’échec de la C.E.D. a cessé d’être une vaine menace. Déçus par leurs Alliés, les Etats-Unis les abandonnent à leurs difficultés pour mener une politique mondiale personnelle où ils affrontent seuls la compétition avec l’U.R.S.S. Revenus à une attitude ouvertement anticolonialiste, ils cherchent à disputer aux Russes la faveur des jeunes Etats africains et asiatiques sans se soucier des intérêts de leurs anciens alliés. A leurs yeux, le problème stratégique qui les avait obligés à ménager ceux-ci ne se pose plus dans les termes où il les avait conçus ; la politique des bases proprement militaires est périmée. Une présence symbolique suffit ; la guerre nucléaire, si elle devait se faire, se déroulerait à partir des territoires des Etats-Unis et de l’U.R.S.S. Les hostilités périphériques n’auraient qu’un caractère secondaire qui ne déciderait rien. Il est beaucoup plus important pour les Américains de gagner l’appui de l’Indonésie ou du Pakistan que d’empêcher la France de s’effondrer en Afrique du Nord.

 

L’Opinion et les Actes Officiels

Un récent article d’une jeune reporter qui a beaucoup fait parler d’elle en Corée, Margaret Higgins, invite en termes brutaux le Gouvernement américain, à la suite des incidents de Tunis, à s’affirmer plus nettement hostile aux intérêts des puissances coloniales, particulièrement la France.

Cet état d’esprit est fort répandu. Les petits événements de ces derniers jours confirment que les dirigeants des Etats-Unis le partagent. Les Anglais ont été blessés par les déclarations du Ministre américain à Athènes après la déportation de l’évêque politicien Makarios. Ils y ont vu un blâme à une opération de force dont l’Histoire anglaise nous offre maints exemples, opération sans doute inutile et fâcheuse mais qui n’était pas sans excuses valables. La manière un peu bruyante dont le Département d’Etat a manifesté sa satisfaction de la proclamation de l’indépendance marocaine va dans le même sens. D’autres incidents, comme les vols trop faciles d’armes dans un camp américain en France, l’audience dont jouissent les nationalistes arabes à Washington, l’accueil plus que réservé fait aux plans franco-anglais de désarmement, tout confirme l’attitude neutraliste des Etats-Unis dans les conflits qui accablent Français et Anglais.

 

L’Initiative de la Diplomatie Française

La diplomatie française de son côté a entrepris de courir l’aventure d’une politique personnelle. La mission de M. Auriol en Russie a pris une ampleur inattendue et officielle, la tournée de M. Pineau, en Inde, en Israël, au Caire, soigneusement détachée des visites de Foster Dulles et de Selwin Lloyd, ont pour objectif de marquer qu’une orientation nouvelle était imprimée à notre politique extérieure.

Qu’en peut-on attendre ? Exactement rien. Les Russes, ravis, multiplieront les sourires, promettront peut-être de ne pas accentuer trop leur appui aux rebelles africains, sans en rien faire bien entendu. Ils dirigeront dans l’ombre ce qu’ils ont organisé ouvertement, car les écoles de terrorisme ne sont pas au Caire, mais à Prague, à Budapest, à Canton et ailleurs. Les Américains de leur côté, irrités de ce flirt franco-russe n’en seront que plus mal disposés à nous appuyer. Quant aux Anglais, ils y verront peut-être une concurrence. Les Allemands de Bonn y trouveront un motif de méfiance supplémentaire à notre égard, partagé aussi bien à Bruxelles qu’à Rome et plus encore à Madrid.

A cela, on nous répondra qu’il fallait bien faire quelque chose, sortir de l’affreux immobilisme et donner l’impression de l’initiative et de l’indépendance. Espérons que ces entreprises ne coûteront pas trop cher.

 

L’Erreur de Foster Dulles

De leur côté, les Américains font fausse route. M. Foster Dulles ne peut pas ne pas voir qu’il fait le jeu de Moscou dont le but, aujourd’hui presque atteint, a été de diviser par tous les moyens l’Alliance Atlantique. S’il s’imagine que les Etats-Unis se feront des amis parmi les Neutres en se désolidarisant de leurs alliés, il ne tardera pas à être détrompé. On attend de l’Amérique des dollars, mais ceux-ci ne rapporteront pas la reconnaissance, mais plutôt le mépris. Et ces mêmes dollars, comme en Arabie Saoudite, seront retournés à l’occasion contre ceux qui les auront fournis.

Avec les Orientaux, qu’ils soient d’Afrique ou d’Asie, on ne joue pas au plus habile, et les grands mots et les grandes idées n’ont pas de sens pour eux. Ils cèdent à la force, parfois à la corruption, mais la xénophobie demeure le mobile fondamental. La haine des races n’a malheureusement rien perdu de sa virulence. Un regard sur ce qui se passe dans l’Alabama, M. Dulles, ne serait pas superflu. Hors d’une politique occidentale commune groupant étroitement dans un même dessein les Nations de la vieille civilisation, il n’y a pas de salut. On s’en apercevra une fois de plus.

 

La Prolétarisation de la Paysannerie en U.R.S.S.

Un sujet intéressant nous vient de Moscou même. Une nouvelle offensive du pouvoir central pour stimuler le zèle des paysans et redresser la production des kolkhoses. Il s’agit d’une vaste réforme en perspective. On sait que jusqu’ici le paysan russe du temps des tsars, comme à l’époque soviétique dispose à l’intérieur des grands domaines, privés autrefois, collectifs aujourd’hui, d’un lopin de terre à son usage personnel. Il partage son temps de travail entre la culture de ce champ et la corvée qu’il doit au domaine du maître, propriétaire jadis, Etat aujourd’hui. Corvée presque aussi mal payée jusqu’en 1954, qu’il y a un demi-siècle. Aussi, le paysan réserve-t-il tous ses soins à son petit carré – dont l’étendue depuis cette époque n’a d’ailleurs fait que se réduire -, il néglige dans toute la mesure du possible les soins qu’il doit au Domaine public. C’est là la raison majeure de la crise agraire qui a sévi en Russie soviétique et que rien jusqu’ici n’a pu atténuer.

Désormais, le paysan dont le rendement ne sera pas jugé satisfaisant sera privé de son enclos personnel, terre et bétail. En tout état de cause, cette survivance de la propriété sera réduite à un petit carré de légumes. En compensation, les produits remis à l’Etat par les fermes collectives seront mieux payés, et chaque paysan recevra une part plus grande de leur prix. Nous verrons si cette prolétarisation définitive de la paysannerie russe donnera de meilleurs résultats que les expériences précédentes.

 

                                                                                                       CRITON

 

 

 

Criton – 1956-03-10 – Un Coup de Semonce

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Le Courrier d’Aix – 1956-03-10 – La Vie Internationale.

 

Un Coup de Semonce

 

Les déclarations de M. Pineau vendredi à la presse étrangère ont fait sensation. Anthony Eden a aussitôt convoqué notre Premier Ministre à Londres. Venant en même temps que le renvoi de Jordanie du général Glubb, le discours Pineau a fait éclater au grand jour les erreurs et les échecs de la politique occidentale, telles que nous les exposions en détail dans nos deux derniers articles. Certains ont pu trouver ceux-ci un peu sombres. Ils peuvent constater aujourd’hui que nous ne faisions que décrire la situation réelle. La presse étrangère, jusqu’ici retenue dans ses jugements, a pris conscience de la gravité du moment. Cette inquiétude soudaine qui chez quelques-uns a pris l’aspect de panique, mettra-t-elle les responsables en demeure de redresser leur politique ? On peut en douter.

 

Le Second Mandat d’Eisenhower

Entre temps, le président Eisenhower a annoncé qu’il solliciterait un second mandat. Malgré les fâcheux précédents de Wilson et de Roosevelt qui, diminués par la maladie, avaient commis après les deux guerres des erreurs irréparables, Eisenhower a cru de son devoir de ne pas exposer les Etats-Unis à une campagne électorale précédant à peu près sûrement un changement d’Administration. Le risque d’une période d’un an, dans les circonstances actuelles, où l’exécutif aurait été sans pouvoir, a été déterminant dans l’esprit d’Ike. Il a estimé de son devoir d’assurer la continuité dans la direction des affaires, et il a eu raison. Si son successeur éventuel avait pu être une personnalité de grande envergure, il aurait été préférable de passer la main. Mais ce n’est pas le cas du candidat le plus probable : Stevenson.

Au demeurant, les divergences aux Etats-Unis entre Démocrates et Républicains sont plutôt affaire de personnes que de doctrine. Les Démocrates ont toutes les peines à élaborer une plate-forme électorale qui les distingue de leurs adversaires. Entre la politique Truman-Acheson et celle d’Eisenhower-Dulles, on aurait quelques difficultés à trouver de sérieuses différences, en politique extérieure surtout ; à l’intérieur même, les moyens de maintenir la prospérité actuelle sont très strictement définis et laissent peu de place à des formules inédites.

La réélection d’Eisenhower – si rien ne change fondamentalement d’ici novembre – ne fait aucun doute ; le choix délicat est celui d’un vice-président qui serait appelé d’ici 1960 à assurer la charge suprême en cas de défaillance du Président. A défaut de Richard Nixon qui, malgré de brillantes qualités et d’énergie, a beaucoup d’adversaires, on peut voir revenir Thomas Dewey, adversaire malheureux de Roosevelt à deux reprises et qui a la classe présidentielle sinon la popularité. On s’est donc réjoui, à peu près partout, de la décision d’Eisenhower, même à Moscou, ce qui ne laisse pas d’être inquiétant. Cette décision cependant laisse un grand problème à résoudre : Foster Dulles demeurera-t-il Secrétaire d’Etat ? On sait la répugnance d’Ike à se séparer de ses collaborateurs éprouvés. Foster Dulles est très vivement attaqué. Il a commis beaucoup d’erreurs et se refuse à les admettre. L’opinion hostile sera-t-elle assez forte pour le faire renvoyer ? Ce serait, à notre avis, souhaitable.

 

La « Bombe » Pineau

Mais revenons à la « bombe Pineau ». Notre Ministre s’est plaint d’abord qu’il n’y avait pas de politique commune anglo-franco-américaine dans le monde. En Afrique du Nord en particulier, notre lutte est regardée à Londres et à Washington avec indifférence, en sorte que – nous citons – « le spectacle actuel donne l’impression à nos adversaires qu’ils peuvent nous jouer les uns contre les autres ». Il a pu ajouter que cela dure depuis la chute de Dien-Bien-Phu. Quant au plan général, M. Pineau s’affirme « en désaccord profond avec la politique suivie par les pays occidentaux au cours de ces dernières années », et il met l’accent sur le fait essentiel. « On a considéré que les problèmes de sécurité étaient les seuls problèmes internationaux » ; quant au communisme, il a lâché le mot : « ou bien on leur fait la guerre totale, ou bien il faut rechercher ce qui doit être la coexistence. »

 

La Coexistence

Fort bien. Mais où les choses deviennent moins claires, c’est quand il s’agit de définir les moyens de cette coexistence. Le programme de M. Pineau c’est le programme socialiste. Il ne diffère pas au fond de celui d’Ollenhauer en Allemagne, d’Attlee en Angleterre : « Une voie immense, dit-il, s’ouvre, celle des échanges culturels entre l’Est et l’Ouest ». Mais elle est ouverte, M. Pineau, et très large. Malenkov va visiter les usines anglaises ; les missions n’arrêtent pas de se promener de part et d’autre ; Auriol est à Moscou, vous allez y aller vous-même avec Mollet.

Les Russes ne demandent que cela ; ils montrent leurs vitrines d’exposition et envoient leurs experts recueillir les méthodes les plus modernes de l’industrie capitaliste pour en faire leur profit. Ils tiennent bien plus encore à se montrer si aimables, si pacifiques que personne ne puisse croire à leurs mauvaises intentions. Ils cherchent maintenant à rassurer au lieu de faire peur comme feu Staline. Ensuite, leurs partisans en Occident prendront hypothèque sur les gouvernements socialistes ; ils les soutiendront malgré eux, voteront pour eux-mêmes les résolutions qu’ils n’ont cessé de combattre. Que ne ferait-on pas pour réaliser l’unité d’action ?

Les communistes savent bien que le jour où Ollenhauer, Mollet et Gaitskell seront solidement en place en Allemagne, en France et en Angleterre, l’histoire de Kerenski et de Benes se répètera ; les Socialistes ont toujours capitulé sans lutte devant Guillaume II, comme devant Hitler, Mussolini, Lénine pour ne citer que les principaux. N’oublions pas qu’ils sont plus ou moins au pouvoir en Scandinavie, en Finlande, au Benelux, en Italie. La voie est ouverte, culturelle ou politique, par les biais du neutralisme, ou simplement de l’indépendance nationale.

 

Les Avantages du Coup de Semonce

Quoi qu’il en soit, ce coup de semonce a été salutaire. Il a rappelé un truisme, et l’a fait avec éclat. Si le monde occidental persévère dans une politique dispersée, incohérente, si les divergences se perpétuent et même se multiplient, on n’arrêtera pas les événements : la civilisation occidentale n’en a pas pour longtemps.

Est-il trop tard pour réagir ? Non, si les hommes responsables avaient assez d’autorité et de largeur de vue pour pratiquer une politique vraiment nouvelle, ou commune et précise. Mais nous avons vu que ni Dulles, ni Eden, ni même Eisenhower ne la possèdent. Quant à nous … il nous faudrait un ministre expérimenté, dégagé d’arrières pensées partisanes. Les débuts de M. Pineau dans les débats de Bonn sur le problème sarrois ne sont guère prometteurs. Même battus en Sarre, nous devons maintenir un minimum de collaboration avec l’Allemagne fédérale. Adenauer semble prêt à y mettre un prix raisonnable. Mais il faudrait que ne se heurte pas dès l’abord comme c’est le cas pour l’Euratom, ou tout autre projet d’unification européenne, les tenants de  nationalisations dissimulées sous le couvert de la supranationalité – système socialiste – et ceux qui défendent l’économie libérale et les droits de l’initiative privée, comme le Dr Erhard et d’autres dans tous les pays en cause.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’unification européenne n’a pas fait grand progrès depuis quelques mois. Et cependant, une certaine union européenne est aussi indispensable – l’a-t-on assez répété – au sauvetage du Monde libre, qu’une politique commune des trois Grands à l’échelle de la planète. Dans l’un comme dans l’autre domaine, on n’a fait que reculer ; le mur dans notre dos n’est plus très loin.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1956-03-03 – Désillusions Américaines

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Le Courrier d’Aix – 1956-03-03 – La Vie Internationale.

 

Désillusions Américaines

 

La fin de la prépondérance américaine dans le monde devient peu à peu sensible à l’opinion éclairée aux Etats-Unis. Les critiques à l’adresse du Département d’Etat sont aussi vives du côté Républicain que du côté Démocrate. Une sorte d’unanimité s’est faite pour dénouer la faiblesse de la politique suivie depuis quatre ans, et les explications optimistes de M. Foster Dulles ont été accueillies avec ironie ; le Secrétaire d’Etat pratique la méthode Coué, dit-on. Personne ne croit que la prétendue unité du Monde occidental ait obligé les Soviets à modifier leur tactique. On est frappé de la confiance en soi qui se dégage du rapport de Krouchtchev, et ses arguments sont autrement convaincants que ceux de M. Dulles.

 

La Situation d’Après les Rapports

Ce sont les rapports de deux observateurs qui font autorité : John Cowles et Paul Hoffman, tous deux Républicains et très liés avec Eisenhower, sur leur voyage en Moyen-Orient, qui ont alarmé l’opinion. Les risques de guerre israélo-arabe sont sérieux, ont-ils dit. La nouvelle offensive politique des Soviets dans cette région a obtenu de brillants succès et leur infiltration dans divers pays arabes est déjà fort avancée ; ils font remarquer d’autre part, que l’Europe occidentale, citadelle de l’Alliance, est gravement menacée : la France se débat dans un chaos dont elle ne pourra sortir que diminuée, ayant perdu en Afrique du Nord son prestige de grande puissance ; l’Angleterre se débat dans une crise économique sans issue : l’Extrême et le Moyen-Orient sont la principale source de ses revenus en devises fortes. Si elle les perdait, la banqueroute serait inévitable. L’Angleterre cesserait, elle aussi, d’être une grande puissance. La pression soviétique dans ces régions constitue le péril le plus immédiat. Enfin, la stabilité de la politique de l’Allemagne fédérale repose sur la volonté et le courage d’un vieillard, Adenauer. Déjà son autorité est progressivement battue en brèche. Sa chute ou sa disparition entraînerait vraisemblablement l’Allemagne à une position de neutralité vers laquelle beaucoup déjà inclinent.

Voilà ce qu’on lit dans la grande presse américaine ; nous traduisons presque textuellement.

 

Les Blocs Militaires

L’erreur fondamentale, déclare-t-on, a été de vouloir lier les états mineurs dans une vaste alliance militaire. Ces alliances ne présentaient pas grande utilité quand les Etats-Unis disposaient du double monopole atomique et économique. Maintenant qu’ils l’ont perdu, les pays qu’ils enchaînent ont peur d’être entraînés dans un conflit dont l’issue est douteuse, mais les destructions certaines. Ils cherchent à se dégager d’obligations qui les exposent à l’anéantissement. Asiatiques et Européens ne sont plus rassurés par la puissance des troupes américaines. Ils sont tentés de chercher de l’autre côté d’autres assurances qui pourraient les mettre hors du jeu. Et la Russie est prête à toutes les promesses pour s’entourer d’un cercle de Neutres. L’exemple de quelques-uns est contagieux.

 

Il faut que Cela change mais Comment ?

Comme toujours, on est plus embarrassé aux Etats-Unis pour dire aux responsables ce qu’il faut faire. Qu’il faille changer de politique, tout le monde en est d’accord. Nous n’avons malheureusement trouvé nulle part un plan cohérent pratique et concret. Le Gouvernement a proposé une aide accrue aux pays sous-développés. 5 milliards de dollars qui porteraient sur plusieurs années permettant ainsi d’établir des plans à long terme ; les pays concernés ayant fait leur choix demeureraient attachés à leur réalisation et ne seraient pas tentés de s’adresser ailleurs. Les offres soviétiques n’auraient plus d’attrait. Mais le Congrès américain n’est pas disposé à souscrire à de pareils engagements. De plus, ni du côté de l’Administration, ni dans la presse, on ne trouve les plans d’une politique d’aide cohérente comportant des objectifs sociaux, économiques et politiques. Bien mieux, on entend un Sénateur, pourtant sérieux, s’écrier que la tâche première est de liquider les restes du colonialisme et d’appuyer résolument les nationalismes indigènes dans leur lutte. L’U.R.S.S. ne peut qu’apprécier cette aide supplémentaire.

 

L’Anticolonialisme

Cette phobie du colonialisme aux Etats-Unis confine à la stupidité ; certains milieux sont plus anticolonialistes que l’on ne l’est à Tunis ou à Rabat, où l’œuvre de la France est, au moins en paroles, appréciée à sa valeur.

Si, en effet, les peuples sous-développés, sont aujourd’hui travaillés par des aspirations à l’indépendance, c’est précisément parce que les puissances colonisatrices leur en ont donné l’idée et les moyens. Elles ont fait pour les peuples qu’elles ont administré ce qu’il conviendrait justement de faire pour ceux qui ont été dégagés de l’état colonial si l’on veut sauvegarder cette nouvelle indépendance, c’est-à-dire : élever le niveau de vie des masses paysannes avant de pousser à une industrialisation à outrance qui ne ferait que changer leur condition de cultivateurs pauvres en prolétaires urbains, ce qui est moralement pire.

Les puissances colonisatrices ont fourni les produits industriels à des agriculteurs progressivement plus à l’aise grâce à un travail intelligemment dirigé et mieux outillé. C’est le cas par exemple de notre Côte d’Ivoire, de la Nigéria britannique, ou de la Côte de l’Or aujourd’hui indépendante. Si le succès n’a pas couronné ces efforts en certaines régions comme l’Afrique du Nord, et cela malgré d’énormes dépenses, c’est à cause de la pauvreté du sol et de la multiplication trop rapide des bouches à nourrir. Dans l’ensemble, une aide intelligente aux pays sous-développés ne ferait que suivre les méthodes du colonialisme tant décrié.

Ce genre de considérations pourtant irréfutables n’a aucune chance de l’emporter sur les préjugés. On le voit chaque jour en Indochine où les Américains tentent de sauver en se substituant à nous, ce que nous n’avons pu sauver nous-mêmes.

 

L’Isolement de la France

Ce qui est grave et décevant, c’est l’indifférence, pour ne pas dire plus, avec laquelle on considère les efforts de la France pour trouver une solution aux problèmes africains dans l’intérêt des deux parties et de l’Occident tout entier. Les Anglais ne cachent pas que leurs méthodes ont réussi où les nôtres ont échoué. Nous sommes les boucs émissaires du colonialisme et ils sont absous de l’opprobre, même au Kenya. De leur prétendu succès, nous verrons ce qu’il restera dans quelques années. Quant aux Américains, ils ne semblent qu’attendre la liquidation de nos positions, non pas pour se substituer à nous – ce qui est faux et injuste – mais pour entretenir avec les nouveaux Etats libres, la même politique qui a si bien réussi ailleurs, en Corée, au Sud-Vietnam, en Indonésie par exemple : les disputer plus ou moins mal à la pénétration soviétique.

Le drame de la France actuelle, c’est que pour la première fois depuis 1870, elle est seule, sans appui, sans sympathies politiques même. Il est certain que le rejet de la C.E.D. est à l’origine de cette désaffection. Ceux qui l’ont fait repousser portent une cruelle responsabilité historique capitale. Mais la rancœur de M. Foster Dulles, avec ses menaces de réappréciation dramatique de sa politique ne devrait pas subsister devant un péril qui est commun à l’Occident tout entier. Ses compatriotes d’ailleurs sentent à d’autres égards, tout ce que comporte d’aveuglement et de présomption la rigidité morale de l’homme d’Etat américain.

 

Le Neutralisme Français

Qu’adviendrait-il cependant au cas où la déception française serait si forte et le désastre si cruel que les sirènes du neutralisme parviendraient à séduire la grande majorité de l’opinion ? On se questionne déjà sur le voyage de M. Vincent Auriol à Moscou où Vorochilov ne le reçoit évidemment pas pour le plaisir. Sans doute notre position stratégique n’a plus la valeur qu’elle revêtait il y a seulement deux ans. Les perspectives militaires ont changé ; les Américains volent vers leur objectif favori dont ils rêvent depuis longtemps. La guerre ou la défense militaire « presse-bouton », que l’on règle de son fauteuil sans déranger le business, et surtout avec le minimum de soldats. On parle déjà d’évacuer l’Europe et de n’y laisser qu’un rideau de radar. Militairement, cette tendance est normale et le progrès technique y conduit infailliblement, mais les conséquences morales d’une telle révision les a-t-on pesées à Washington ?

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1956-02-25 – Le Congrès de Moscou

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Le Courrier d’Aix – 1956-02-25 – La Vie Internationale.

 

Le Congrès de Moscou

 

Il ne serait pas exact de dire que le Congrès du Parti Communiste de Moscou qui s’achève apporte des éléments nouveaux. Il ne fait que préciser des tendances déjà révélées par les précédents discours de Krouchtchev. Toutefois, il permet d’analyser en profondeur le nouveau plan d’action du communisme international.

 

La Fin du Stalinisme

C’est Mikoyan qui a été chargé de sonner le coup de grâce au culte de Staline. Bien qu’il ait laissé au peuple russe un souvenir plutôt cruel et que sa mort ait été accueillie en U.R.S.S. avec soulagement, l’ombre du grand homme vainqueur du nazisme pesait sur les nouveaux maîtres. Ceux-ci ont voulu achever de discréditer une idole, condamner ses méthodes, annoncer que l’ère qui a commencé en 1953 promettait un meilleur avenir ; en 1960, on verra enfin ce qu’on a vainement attendu depuis près de quarante ans : l’adoucissement du travail, la sécurité personnelle, un niveau de vie enfin relevé. Retenons en passant cet aveu de Kaganovitch : « depuis 1932, le barème des salaires n’a guère été modifié », on le révisera plus tard ; les promesses ne coûtent rien. Le peuple russe est fataliste, il a un mot qui lui permet d’atteindre le bonheur futur « Boudiet = cela viendra ».

 

La Coexistence Pacifique

La répudiation de l’infaillibilité stalinienne est surtout destinée à la consommation intérieure. Elle l’est aussi pour la consommation extérieure : la coexistence souvent proclamée d’ailleurs par Staline lui-même ne sera plus une affirmation verbale. Elle se réalisera si les adversaires de l’U.R.S.S. se conforment à ses principes. Qui en jugera ? Le Soviet Suprême bien entendu.

 

La Révolution n’est plus Nécessaire

Mais voici l’essentiel : ce qui est aboli, c’est le dogme de la révolution violente comme celle de 1917 tenue pour indispensable pour substituer le collectivisme au capitalisme, la dictature du prolétariat à celle des ploutocrates. Cela n’est plus nécessaire : le socialisme est en marche partout. Il suffit de l’aider à triompher sans lui imposer les méthodes soviétiques de bouleversement social. Chaque pays doit évoluer vers le même but par ses voies propres, suivant son caractère et ses structures économiques. C’est ce qui s’est passé en Yougoslavie. Staline a eu tort de condamner Tito. Celui-ci est simplement arrivé au communisme par d’autres voies. Chaque pays à son tour en devra faire autant tôt ou tard. Voilà le réformisme, l’hérésie suprême pour les bolcheviks, remis en honneur.

En termes concrets, cela veut dire que les partis communistes devront s’allier aux socialistes et les pousser sans violence à créer une société nouvelle analogue, mais non identique, à celle de l’U.R.S.S. Cette tactique dit de Front Populaire est avant tout valable pour l’Europe. En Asie, et en particulier en Chine, on sait, au contraire, que le régime de Mao calque strictement celui de Staline ; peut-être en serait-il différemment en Inde ou en Indonésie. Mais en Europe, certainement : la révolution fait peur à des peuples qui craignent pour leur bien-être. Il leur faut un changement progressif et sans douleur qui demande du temps, Français et Italiens compris. Ce changement de la dogmatique bolchévique aura des répercussions tactiques considérables. Pour en mieux prouver l’authenticité on a réhabilité outre Tito, des morts presque oubliés comme Bela Kun et d’autres épurés, voire même Trotsky.

 

Le Socialisme en Marche

Ce qui demeure dans l’esprit de Krouchtchev, c’est la conviction que le socialisme progresse et que son triomphe est inéluctable. Les peuples nouvellement libérés du colonialisme ne pourront pas y échapper. Tous ceux qui demeurent dépendants sont soulevés par une vague de nationalisme qui les portera au socialisme dès qu’il aura triomphé. On les y aidera. Même de vieux pays évolués comme l’Angleterre et la France succomberont à leur tour parce qu’ils ne pourront pas supporter le poids de leurs engagements extérieurs. Le Commonwealth britannique se dissout peu à peu ; la crise croissante de la Livre l’achèvera. La France progressivement dépouillée de ses positions d’Outre-Mer sera réduite par l’appauvrissement à choisir un régime collectiviste.

Il faut reconnaître impartialement que cette vue d’avenir qui domine l’esprit de Krouchtchev et dicte sa tactique, n’est pas sans vraisemblance. Si les choses suivent le cours pris ces derniers temps on peut prévoir le moment où les Etats-Unis demeurés seuls, isolés économiquement et politiquement, auront perdu toute chance d’équilibrer la puissance russe. L’ère de la prépondérance américaine commencée à Hiroshima en 1945 a pris fin ; sans pouvoir fixer une date, on pourra la situer autour de la crise cardiaque d’Eisenhower ou de la seconde Conférence de Genève à l’automne 1955. La phase d’équilibre qui lui succède où les deux puissances russe ou américaine s’affrontent à chances égales ne durera pas indéfiniment. Krouchtchev pense que le temps travaille pour l’hégémonie soviétique.

 

Les Réalisations du Capitalisme

Il reconnaît cependant que lui, ou plutôt Staline (à moins que ce ne soit encore la faute de Beria), s’est trompé sur un point essentiel. Les contradictions du capitalisme n’ont pas amené son déclin. Elles ne l’ont pas empêché d’accomplir des progrès qui dépassent souvent ceux du communisme ; la crise inévitable qui devait l’emporter ne s’est pas produite et n’est pas en vue. Une longue période de compétition économique est donc nécessaire pour amener le communisme à dépasser les réalisations de son rival. Il sera parfois nécessaire de s’informer de ses méthodes et de l’imiter pour faire mieux. La coexistence pacifique est indispensable pour donner le temps de pouvoir affirmer au monde que le collectivisme est la meilleure voie vers la prospérité et le bonheur.

 

La Personne de Krouchtchev

On s’était mépris – et nous-mêmes le premier – sur les dons de Krouchtchev (car malgré les affirmations solennelles de direction collective, il est bien en fait le seul maître de la politique russe). Il était apparu bavard à l’extrême brouillon dans ses desseins, se prenant d’enthousiasme pour les plans irréalisables, se contredisant à l’occasion, et souvent imprudent et maladroit dans ses relations extérieures. Tout cela demeure, mais par-delà, on ne peut qu’être impressionné par l’extraordinaire dynamisme de ce personnage, malgré son âge et son intempérance, de la vigueur et de la richesse de son imagination qui lui fait trouver presque chaque jour une manœuvre nouvelle. C’est, comme l’on dit, une nature, comme Churchill en fut une.

 

La Faiblesse des Occidentaux

C’est malheureusement ce qui manque le plus au camp adverse. Les Neutres ont Tito et Nehru, peut-être Nasser, les Occidentaux n’ont personne.

Eden lui, possède une grande expérience, est un manœuvrier remarquable en diplomatie. On l’a vu à la Conférence de Genève sur l’Indochine. Mais on le devine, ses idées sont étroites et ses méthodes arrêtées. L’ombre de Churchill l’éclipse. Il n’a pas su s’imposer à l’intérieur, ni aux Anglais, ni même à son propre Parti. La situation de l’Angleterre est critique et il n’a pas l’autorité pour la redresser ; sa santé, de plus, est peut-être ébranlée. Eisenhower est un excellent Président pour temps calmes ; très humain, profondément attaché à ses convictions religieuses et morales, capable d’une grande maîtrise de soi et patient dans les tâches difficiles de la conciliation, sachant écouter et recueillir des avis, il manque par contre de l’imagination et de l’audace nécessaires quand il s’agit, comme c’est le cas, de sauver une civilisation en péril. On l’a vu ces jours-ci dans la malencontreuse affaire des livraisons d’armes à l’Arabie Saoudite. On peut discuter de l’importance des grands hommes dans l’orientation du destin des peuples. Peut-on nier cependant que pour avoir confiance en eux-mêmes, ils ont besoin d’une autorité qui les représente et les guide ?

 

                                                                                            CRITON

 

 

Criton – 1956-02-18 – Aspects du Dynamisme Politique

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Le Courrier d’Aix – 1956-02-18 – La Vie Internationale.

 

Aspects du Dynamisme Politique

 

Le dynamisme de la politique soviétique ne se dément pas ; c’est presque quotidiennement qu’une note fuse ou que frappe une révélation surprise, comme la réapparition des deux espions anglais du Foreign-Office, Burgess et Mac Lean. On reconnaît la manière de Krouchtchev. Molotov nous avait accoutumé à des manœuvres plus méditées.

 

Le Discours de Krouchtchev

Il y a beaucoup à retenir du discours fleuve que Krouchtchev a déversé sur le Congrès de Moscou ; d’abord son amabilité envers Tito malgré l’accueil plutôt frais de la première entrevue de Belgrade. Bien que le Yougoslave demeure réservé, il n’a pas envoyé de délégation à Moscou – il a reçu trop de cadeaux pour n’être pas attaché en quelque mesure au plan universel du Kremlin, ce qui ne l’empêchera pas de venir à Paris bientôt. Mais il est surtout dans l’intention de Krouchtchev d’éblouir le monde par les progrès techniques de l’U.R.S.S. et ses moyens d’intervenir simultanément sur les plans économiques et politiques.

La Russie fait état des progrès présents et futurs du système socialiste. Comme nous le disions la semaine passée, ces progrès sont inévitables dans les pays sous-développés qui n’ont d’autre moyen de s’industrialiser que par les investissements de l’État, s’ils persistent d’abord à faire passer pour des raisons de prestige cette industrialisation avant tout, et s’ils limitent l’apport de capital étranger par une méfiance instinctive d’un nouveau colonialisme en souvenir de l’ancien.

 

Le Capital Étranger et la Liberté Intérieure

Ce n’est d’ailleurs pas que dans les pays sous-développés, récemment affranchis de la tutelle de l’Occident, comme l’Inde, que cette défiance se révèle. On interrogerait là-dessus au hasard beaucoup de Français, hommes d’affaires, industriels, ou simples travailleurs ; on s’entendrait répondre que tout apport de capital étranger est une menace contre l’indépendance et la souveraineté nationale. On l’accepte par nécessité, mais avec répugnance et inquiétude. Il n’y a pas en réalité de préjugé plus mal fondé à l’heure actuelle bien entendu.

Y a-t-il en effet un pays dont la politique intérieure et extérieure soit plus libre que celle du Canada ? Or 80 pour cent des capitaux qui font progresser ce pays à pas de géant sont étrangers et qui plus est, la grande majorité vient du puissant voisin, les Etats-Unis. Ne voit-on pas la Belgique dont l’économie est prospère et les capitaux propres abondants, faire publiquement appel aux apports étrangers. Evidemment, dira-t-on, le Canada et la Belgique ne sont pas l’Arabie Séoudite. Ces états ont une structure et une civilisation qui les met à l’abri d’une dictature financière extérieure. Mais il y a d’autres exemples ; l’Afrique du Sud dont l’industrie aurifère a été presque totalement constituée par des apports étrangers, et même certains pays africains comme l’Éthiopie et même la Côte de l’Or, dont l’indépendance s’est développée non seulement malgré l’apport de capitaux extérieurs, mais même grâce à eux.

 

Les Diverses Voies du Progrès

Il y aurait – mais on n’en entend guère parler – une autre réponse à faire à Krouchtchev. L’exemple de la Russie montre quels sacrifices sont imposés à la population d’un pays quand la priorité absolue est donnée pour des fins politiques à l’industrie lourde, en négligeant le reste : marasme de l’agriculture qui ne suit pas ; pénurie des biens de consommation.

Il faudrait convaincre les pays sous-développés de ne pas suivre cet exemple. Sans négliger l’industrialisation, il faudrait qu’elle accompagne sans le précéder le développement des ressources individuelles surtout agricoles et l’élévation du niveau de vie qui provient d’une alimentation meilleure et d’une augmentation des biens consommables élémentaires qui font défaut aux masses des pays arriérés. La F.A.O., organisation pour le développement agricole et alimentaire de l’O.N.U., a fait d’excellent travail, mais la tâche est gigantesque et devrait être entreprise avec des moyens considérables par les démocraties occidentales. Si elle était comprise par les bénéficiaires et menée comme il convient, ce serait la meilleure réponse aux tentatives de pénétration soviétique.

 

Le Réarmement Allemand et l’Entretien des Troupes Étrangères

Un sujet tout différent ne manque pas d’intérêt : le réarmement de l’Allemagne occidentale commence et le Gouvernement de Bonn a fait savoir aux trois puissances autrefois occupantes qu’il cesserait à partir de cette année de payer les frais d’entretien des troupes étrangères stationnées en Allemagne. La fin de ces prestations était d’ailleurs prévue dans les accords signés au moment où l’Allemagne de Bonn a été admise à l’O.T.A.N., c’est-à-dire après l’échec de la C.E.D. et la constitution de l’U.E.O. prévue, disions-nous, mais de façon si vague et ambigüe que les Anglais contestent au Gouvernement de Bonn le droit de se délier de ses engagements avant que les sommes prévues pour son budget militaire ne soient complètement utilisées.

Français et Américains n’ont encore rien dit officiellement, mais les Anglais qui, devant leurs difficultés présentes veulent alléger leurs propres dépenses militaires, entendent prendre prétexte de la carence allemande pour restreindre, sinon supprimer les effectifs stationnés en Allemagne ; les fameuses quatre divisions qu’Eden avait solennellement promis de maintenir en Europe continentale. Grand événement historique que M. Mendès-France alors Premier ministre avait célébré comme un triomphe personnel. L’affaire avait eu, on s’en souvient, un grand retentissement dans le monde ; beaucoup moins en Angleterre d’ailleurs, et pour cause.

Nous avons eu la curiosité de nous reporter à notre article du 16 octobre 1954, nous disions ceci :

« Une construction européenne fondée seulement sur une coalition militaire n’est qu’une mesure opportune qui ne construit rien et n’engage pas l’avenir. On dit que les Anglais se sont liés pour un demi-siècle au continent, mais au premier tournant les données du problème auront obligé les partenaires à reconsidérer leurs accords ».

Le premier tournant n’était pas loin : nous y sommes.

Pauvre M. Mendès-France : l’U.E.O. (qui s’en souvient encore ?), le statut de la Sarre, l’Indochine, la Tunisie, en six mois, tout avait été réglé ! Ne l’accablons pas. Mais l’histoire nous inflige des leçons de modestie. Les politiciens ne les entendent pas souvent et les peuples oublient si vite ! Il n’est pas modeste de se citer soi-même et nous nous en excusons, mais il y a des cas où c’est presque un devoir de mettre les présomptueux, comme l’on dit, le nez dans leurs erreurs.

 

L’Euratom

La relance européenne cherche à prendre corps. M. Spaak a réuni à Bruxelles les Ministres de l’Europe des Six pour trouver une formule de coopération en matière d’énergie atomique. On bute déjà sur les mêmes différends : autorité supranationale ou association d’États souverains. On se heurte également à de gros intérêts, car le développement de l’énergie atomique mettra en œuvre des activités aussi diverses qu’étendues. On sent aussi des réserves, des réserves d’ordre purement politiques de pays comme l’Allemagne, qui ne veulent pas se lier les mains. Les progrès des délibérations sont jusqu’ici assez minces. Nous étudierons la question en détail plus tard car elle est d’importance.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1956-02-11 – L’Appât

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Le Courrier d’Aix – 1956-02-11 – La Vie Internationale.

 

L’Appât

 

La grande offensive économique et diplomatique des Soviets se poursuit à une allure accélérée. Elle a, comme les précédentes, pour objet de conserver l’initiative et de ne pas laisser aux Occidentaux le loisir d’y faire face et encore moins de reprendre l’initiative.

 

Les Lettres de Boulganine

Les deux lettres de Boulganine à Eisenhower, si elles paraissent assez vaines à l’opinion atlantique, ne manquent pas d’habileté, car elles s’adressent en réalité à ceux qui sont déjà ou sont susceptibles de devenir des neutres.

Si les Etats-Unis rejettent cette offre d’amitié, la propagande se servira de ce refus pour dénoncer leurs intentions agressives. S’ils l’acceptent, le monde en retiendra l’impression que la Russie et l’Amérique sont en voie de s’entendre entre elles pour partager la planète en deux zones d’influence et cela découragera tous ceux qui attendent de l’autre côté du rideau de fer une libération problématique.

 

L’Offensive Économique

Mais plus que ces manœuvres, c’est l’offensive économique qui peut avoir des conséquences redoutables. La tactique, comme nous l’avons déjà exposée est simple. Moscou dit aux pays sous-développés : rejoignez le camp des états neutres et vous serez comblés des deux côtés ; nous vous offrons une assistance financière et technique désintéressée pourvu que vous n’adhériez plus aux pactes adverses, cela ne vous empêchera pas, bien au contraire de recevoir des Anglo-Saxons une aide correspondante ; nous n’attachons à nos offres aucune condition politique, alors que les autres n’entendent vous aider que si vous êtes les alliés fidèles de leur bloc militaire. C’est à peu près dans ces termes que les Soviets dans leur dernière note s’adressent au Pakistan. Elle dit que ce pays a tout intérêt à rompre le Pacte de Bagdad et suivre l’exemple de l’Inde, de l’Afghanistan et de la Yougoslavie qui bénéficient déjà de la surenchère, et de l’Égypte qui en profitera si elle se libère tout à fait de la tutelle occidentale.

 

Les Illusions Américaines

Les Américains s’imaginent que les Soviets n’ont pas les moyens de cette politique ; sans doute, s’il fallait qu’ils exécutent toutes leurs promesses, ils ne pourraient pas les tenir. Cela d’ailleurs ne les gênerait pas outre mesure, Moscou ne s’est jamais trouvé déshonoré de ne pas observer ses engagements. Ce sont là des préjugés bourgeois.

Les Russes ont fait miroiter aux industriels suédois et anglais des contrats commerciaux qui devaient tripler du jour au lendemain les échanges ; les Chinois en ont fait autant un peu partout ; les contrats n’ont jamais été réalisés ou n’ont été exécutés que pour une faible part ; peu importe, cela n’empêchera pas de recommencer à l’occasion. De plus, il y a une large part de ces projets d’assistance, comme les 300 millions de dollars destinés à la réalisation du barrage d’Assouan, dont les Russes savent bien qu’ils n’ont aucune chance d’être acceptés. Il en va de même des offres au Pakistan ; ni ce pays ni l’Égypte ne lâcheront la proie pour l’ombre. Pour ceux qui ont été effectivement conclus, ou ils sont de modestes proportions comme en Afghanistan et en Indonésie, ou bien ils sont importants comme pour la Yougoslavie, mais à terme échelonné, ce qui permettra de se dérober à la longue si l’affaire a perdu son objet politique. Il s’agit comme toujours de dresser une vitrine pour attirer les chalands. On verra plus tard s’il convient d’exécuter le marché.

 

Sa Véritable Portée

On pourrait prendre à la légère ce genre d’initiatives si l’on méconnaissait la portée qu’elle a sur les pays encore dépendants. Si l’on y réfléchit, c’est encore la France qui est particulièrement visée dans cette affaire qui en apparence ne la concerne pas.

Il n’y a qu’à lire pour s’en convaincre les dernières déclarations de Bourguiba, le maître du Néo Destour Tunisien. Il ne cache pas que si ses intentions sont bien de maintenir avec la France des liens d’étroite collaboration, il attend de l’indépendance de son pays la possibilité de bénéficier de l’aide extérieure pour construire en Tunisie un état moderne. L’Istiqlal au Maroc pense de même ; l’aide financière et technique de la France est très appréciable, mais elle est limitée aux possibilités d’un pays appauvri et débordé par ses obligations. L’indépendance permettra de frapper à la caisse des riches qui s’empresseront de rivaliser pour aider l’Afrique du Nord. Il n’y aurait rien de surprenant à ce que d’ici peu les Soviets étendent leurs offres de services à Tunis et à Rabat. Ils ne risquent pas grand-chose.

Cette idée de pouvoir cumuler l’aide russe et américaine avec celle de la France, ou de l’Angleterre s’il s’agit des possessions de celles-ci entre pour beaucoup dans les calculs de tous les nationalismes qui grandissent en Afrique arabe ou noire : l’indépendance n’est pas seulement une satisfaction morale, ni même la possibilité de satisfaire des ambitions, c’est aussi, sinon surtout, la possibilité de recevoir des dollars ou bien des biens de provenance soviétique. Si les Russes ont fait de gros sacrifices pour amorcer les neutres avec des appâts, c’est qu’ils voient tout le profit qu’ils doivent en tirer : s’infiltrer politiquement dans ces pays qui leur étaient fermés.

 

Un Article de Walter Lippmann

Dans un récent article, W. Lippmann fait quelques remarques sur cette politique d’assistance économique soviétique. Il constate, comme nous l’avions fait, qu’elle met les Américains dans un embarras extrême, et surtout qu’ils n’étaient nullement préparés à y répondre. Il fait observer de plus que ces pays sous-développés, comme l’Inde ou l’Indonésie ne peuvent suivre la méthode américaine pour développer leur économie ; il n’y a pas chez eux de capital privé pour entreprendre une industrialisation. Ce sont donc les Gouvernements qui doivent s’en charger et dans ce cas, ils sont obligés de suivre la méthode soviétique, c’est-à-dire le travail et l’épargne forcés, la règlementation étatique rigoureuse, une pression formidable sur les masses pour bâtir une économie industrielle à partir d’une économie rurale primitive, en fait, un socialisme dictatorial et plus ou moins totalitaire ; c’est déjà ce qui se dessine en Inde et d’une façon confuse en Indonésie.

 

Comment intervenir ?

Pour éviter ce processus, il faudrait que soit fournie et acceptée une aide extérieure, un apport de capital étranger absolument désintéressé, c’est-à-dire émanant non d’entreprises privées qui cherchent obligatoirement le profit mais d’États qui peuvent s’en passer. Un vaste plan Marshall qui couvrirait l’Asie et peut-être l’Afrique. La tâche – ajoutons-nous – est telle, qu’elle dépasse sans doute les possibilités des Etats-Unis et même de l’Occident tout entier. De plus, en démocratie le contribuable n’y consentirait pas ; quelle résistance l’aide à l’étranger n’a-t-elle pas rencontrée au Congrès et pour des sommes relativement modestes, de l’ordre de six pour cent du budget fédérale.

A certains signes, on devine que l’Inde, l’Indonésie, la Birmanie hésitent à suivre les méthodes du communisme parce qu’en les employant systématiquement, ils pressentent que leur régime social suivra l’exemple et qu’ils seront entraînés contre leur volonté et leur intérêt à devenir des démocraties populaires avec ce que cela comporte de servitude. Pour les sauver, on sait ce qu’il faudrait faire. Le programme, nous l’avons exposé ici même point par point. Mais quelle autorité, quel courage, quelle continuité surtout, il faudrait pour l’appliquer ! Une démocratie est-elle capable de l’entreprendre et de la soutenir ? Nous en doutons fort, et nous ne sommes pas les seuls.

 

                                                                                            CRITON