Criton – 1957-05-11 – Orient et Occident

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Le Courrier d’Aix – 1957-05-11 – La Vie Internationale.

 

Orient et Occident

 

Les brillants succès de la diplomatie américaine en Moyen-Orient ont renversé la situation sans pour cela rendre plus stable le nouvel équilibre. Nasser rêve de revanche, l’U.R.S.S. l’y pousse, le matériel militaire perdu dans le Sinaï a été remplacé. A Moscou cependant, on semble hésiter à s’engager à fond : la faiblesse militaire des Egyptiens, la versatilité des masses acclamant tour à tour les souverains et les révolutionnaires, la puissance du Dollar dans une société aisément corruptible, autant de facteurs défavorables à la pénétration soviétique. Dans ces conditions l’action russe devrait demeurer limitée.

 

La Nouvelle Coalition Arabe

On peut faire le point de la situation ; la soudure des quatre pays arabes jusqu’ici divisés sinon hostiles est apparemment faite : Arabie Saoudite, Jordanie, Irak et Liban forment bloc à la fois contre Israël et contre le communisme, mais surtout contre Nasser ; cependant, celui-ci ne sera vraiment isolé que lorsqu’il aura perdu son dernier allié, la Syrie.

De ce côté, les efforts américains ont été vains. Des élections ont eu lieu à Damas et à Homs, et les soutiens de la tendance pro-égyptienne l’ont emporté avec une marge telle que tous les truquages ne suffisent pas à expliquer leur succès. L’état d’âme populaire est évidemment contre l’Occident et pas seulement en Syrie. On pourra mettre en place des combinaisons politiques, mais rien de solide ni de durable tant que les masses pourront être enflammées du jour au lendemain par les agitateurs habituels.

 

Le Problème de Suez

Quant au problème de Suez, il ne semble pas plus près d’être résolu que l’an dernier. Le Canal est ouvert, mais le boycott continue ; les usagers évitent de se prononcer pour ne pas avoir l’air de se soumettre au plan Nasser. Comme ce sont les pétroliers qui constituent l’essentiel de la recette, on en viendra pratiquement à laisser transiter les paquebots et les cargos, tandis que les grandes Compagnies continueront à envoyer leurs tankers par le Cap. Il y aura évidemment des défaillances et quelque indiscipline, mais le canal ne rapportera guère à Nasser, et la pression économique s’accentuera sur lui.

 

La Décentralisation Industrielle en U.R.S.S.

Krouchtchev a présenté au Conseil Suprême le fameux rapport sur la décentralisation. Ce long document constituerait, s’il était suivi d’application, une véritable révolution dans l’ordre soviétique. Trente-et-un ministères à Moscou seraient dissous. Les services dispersés en province, en Sibérie, et dans l’Oural, la production compartimentée en régions autonomes, etc…

Ce qui nous frappe, c’est que l’on peut faire au sujet de ce Plan, les mêmes prédictions que nous formulions ici quand la déstalinisation fut annoncée en octobre 1955. On peut même dire qu’elles sont déjà en train de se réaliser. Approuvé à l’unanimité en public, comme il se doit, le Plan est l’objet d’attaques désespérées de tous ceux qui vont être délogés de leurs situations confortables. Plusieurs articles de « La Pravda » montrent que les résistances viennent de haut.

Ces Messieurs qui ont tremblé sous Staline, se sentent à nouveau menacés par Krouchtchev. Celui-ci qui a l’appui des techniciens et de ce qui constitue l’opinion, c’est-à-dire les députés du Conseil des Nationalités, se sent de force à braver les bureaucrates. Il a cependant affaire à forte partie. Il a dû écarter Pervoukine de la direction de l’économie et mis à la tête du Gosplan qui sera le centre d’exécution et de coordination de la nouvelle organisation économique, un de ses hommes de main, Kouzmine, mi-technicien, mi-policier, comme beaucoup de séides du Kremlin.

Mais les bureaucrates seuls seraient impuissants à s’opposer au plan si d’autres difficultés ne surgissaient en Province. D’une part les rivalités aisément prévisibles entre les chefs de districts industriels qui demandent à étendre leurs compétences au domaine du voisin, rivalités de personnes qui se voient soudain délivrées de la tutelle de Moscou et maîtres de leurs destins. Si l’on se souvient de ce qui se passait au temps des Tsars dans les provinces où régnait le gouverneur, on imagine les risques d’anarchie que cette réorganisation comporte, et cela pas seulement dans le domaine industriel. Déjà le particularisme et des nationalismes endormis se réveillent, Krouchtchev touche là, tout comme il y a deux ans, à un point sensible de l’organisme soviétique.

C’est un bien curieux personnage que ce Krouchtchev, bien inquiétant aussi, autant pour l’avenir de la Russie que pour le nôtre.

 

L’Opposition à la Réorganisation Militaire Anglaise

Parmi les activités diplomatiques actuelles, et Dieu sait combien de visites et de démarches se succèdent, la plus significative est l’opposition tenace aux plans de réorganisation militaire des Anglais. On se souvient que le Ministère MacMillan a décidé de réduire les forces britanniques et particulièrement celles qui étaient jusqu’ici stationnées en Allemagne, cela en contradiction avec les engagements solennels d’Eden au moment de la constitution de l’Union Européenne Occidentale imaginée par Mendès-France après l’échec de la C.E.D.

Tous les moyens de pression ont été employés pour faire renoncer les Anglais à leurs projets, en vain bien entendu. Deux ordres de raisons étaient invoqués. La réduction des effectifs affaiblissait la défense atlantique et incitait les autres associés à réduire à leur tour leur participation. D’autre part, en faisant reposer la protection militaire sur les armes atomiques et les engins téléguidés au détriment de l’armement classique, on rendait impossible toute résistance dans  l’hypothèse d’un conflit limité et local. On faisait surtout grief aux Anglais de renier leurs engagements, ce qui ne leur est pas habituel, et de créer un précédent d’autant plus inquiétant qu’il vient de Londres.

En fait, à notre sens, les Anglais ont d’excellents arguments pour agir de la sorte et pour notre part, nous leur donnons raison. Ils disent en effet qu’ils ont les plus lourdes charges militaires, trois fois plus que les Allemands qui sont en retard de deux ans dans leur réarmement, que la France n’a plus au sein du N.A.T.O. aucune force armée efficace, tout ayant été déplacé en Afrique, enfin qu’il n’y a aucune chance de lutter par des armes conventionnelles avec les Soviétiques qui sont dix fois plus puissants dans ce domaine, et qu’il faut par conséquent rénover l’organisme militaire, aller de l’avant pour constituer une force peu nombreuse, mobile et dotée d’engins nucléaires téléguidés.

La routine des états-majors, une certaine hostilité des diplomates à ce que l’on considère comme une dérobade, expliquent la mauvaise humeur du continent à l’égard du Gouvernement MacMillan. Celui-ci passera outre. Dans un complexe économique et politique très difficile et même critique, il a obtenu quelques résultats, modestes mais précis. Il a redressé un peu le prestige du Parti conservateur effondré après Suez. Il était temps, aussi bien pour l’Angleterre que pour l’ensemble du Monde libre. Quelques soldats de plus ou moins sont peu de chose en regard.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1957-05-04 – L’Enjeu Jordanien

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Le Courrier d’Aix – 1957-05-04 – La Vie Internationale.

 

L’Enjeu Jordanien

 

Le succès remporté par les Américains en Jordanie a frappé l’imagination de ces mêmes commentateurs qui n’avaient cessé de critiquer la politique des U.S.A. en Moyen-Orient. La démonstration de la VIème flotte devant les côtes syriennes, le chèque de 10 millions de dollars à Hussein, et surtout l’abstention prudente de l’U.R.S.S. ont fait remonter le prestige américain, au point qu’on a accepté, sans trop protester, la décision de Nasser en autorisant les navires de l’Occident à transiter et à payer les péages aux Egyptiens.

 

La Tactique Américaine

Il ne faudrait pas toutefois passer d’un extrême à l’autre. Un succès en Orient n’est jamais définitif. I est même rarement durable. Disons seulement que la politique de Foster Dulles, telle que nous l’avons exposée ici, est appliquée avec méthode, et au besoin avec vigueur. A l’égard de Nasser, elle prend le plus long chemin, celui de la patience et de la mansuétude, laissant dans le doute le but final. Vise-t-elle à l’éliminer ou simplement à l’amener à composition quand son prestige sera suffisamment affaibli et que tous ses alliés se tiendront à distance ? Washington se sert des monarques d’Orient comme l’ont fait Anglais et Français, parce que seuls, ils peuvent s’opposer à l’anarchie autrefois, et aujourd’hui au communisme. Mais ce n’est qu’un pis-aller. Mieux vaudrait une démocratie organisée. Mais l’Orient y parviendra-t-il jamais ? Il en est en tous cas encore loin. Le danger est justement qu’entre les agitateurs des masses émotives, et le pouvoir absolu, il n’y ait pas de troisième force. Le succès du roi Hussein ne montre pas tant son autorité et sa puissance que le respect que les Arabes accordent aux Américains. Le prestige de l’U.R.S.S. par contre a beaucoup faibli. Les Orientaux ont des antennes. Ils sentent toujours lequel est le plus fort.

 

Les Tentatives Soviétiques

Moscou continue à s’imposer à l’attention par tous les moyens, en frappant à toutes les portes. Dans chaque note ou discours, le même dosage de promesses et de menaces. Les réponses jusqu’ici ont été de pure forme, des accusés de réception, sauf celle du vieil Adenauer qui s’est fâché. A mesure que les élections approchent, il devient irritable.

Les Russes évidemment ne pouvaient manquer l’occasion que leur offraient le Docteur Schweitzer et les savants du Planck-Institute d’apporter leur soutien aux Sociaux-démocrates en faisant peur au peuple germanique : le Chancelier, en s’alliant à l’Occident, en recevant sur son sol des armes atomiques, vouait la terre de la République Fédérale à devenir un cimetière. Les souvenirs de 1944-45 rendent évidemment les Allemands sensibles à ces perspectives. Voteront-ils pour cela contre le Chancelier ? Les socialistes évitent de faire chorus avec Boulganine. Ils savent bien que l’électeur est tenté de prendre le contre-pied de tout ce que Moscou lui conseille.

 

L’Épreuve Atomique

Néanmoins, les Russes ont réussi, en multipliant leurs expériences atomiques, à créer dans l’opinion un malaise qu’ils vont peut-être pouvoir exploiter en faveur de la forme de désarmement qui les sert. Les cendres atomiques ont été particulièrement abondantes, et ce sont les Chinois surtout qui les ont reçues. Les Sibériens aussi sans doute, mais on n’en saura jamais rien. Il paraît qu’à Pékin, on n’est pas précisément satisfait. Les relations avec Moscou pourraient en souffrir. Il y a longtemps d’ailleurs que nous avons noté des fissures entre les deux régimes, masquées par toute la duplicité orientale et aussi par les rivalités de personnes de plus en plus apparentes dans l’entourage de Mao Tsé Tung.

 

Élimination des Structures Collectivistes

Un fait est certain, c’est que le communisme pratique subit aussi bienen Chine qu’en Occident une régression assez rapide. En Pologne, il n’en reste plus grand-chose dans l’agriculture où les fermes collectives ont disparu et dans le petit commerce et l’artisanat qui ont retrouvé leur activité privée. Dix mille de ces établissements se sont reconstitués souvent avec l’aide de l’Etat, depuis les événements d’octobre. Quant à la Yougoslavie, elle a abandonné tout-à-fait le collectivisme agraire pour lui substituer le système coopératif, celui-là même qui fonctionne depuis un demi-siècle dans les démocraties capitalistes.

 

L’Épreuve de Hongrie

En Hongrie cependant, les Russes s’obstinent à rendre au régime Kadar la rigidité du système que Rákosi avait rendu odieux et qui avait ruiné le pays avant la révolte. Si Mikoïan est allé à Vienne, c’est surtout pour enlever aux Hongrois leur meilleur réconfort : l’appui moral de l’Autriche. Les Autrichiens, pour obtenir leur libération en 1955, ont souscrit en faveur des Soviets à une lourde rançon en pétrole qui empêche l’activité économique du pays de se développer plus vite qu’elle ne le fait. Ils voudraient que les Russes réduisent leurs exigences. Ceux-ci ne le feront que si Vienne se détache de l’Occident en renonçant à faire partie du Marché Commun et de l’Euratom, et en présentant au Peuple hongrois le visage hermétique de la neutralité. Mikoïan a-t-il réussi ? Ce n’est pas probable.

 

Démocratie Chrétienne et Social-Démocratie

Une assez grave partie se joue dans la coulisse, sinon dans l’ombre, entre les deux internationales : la Démocratie-Chrétienne qui a tenu une réunion plénière à Arezzo et la Social-Démocratie dont le voyage de Gaitskell à Rome et à Berlin a été la principale illustration.

Gaitskell s’est fait vertement tancer par Adenauer qui s’est élevé contre toute idée de neutralisation de l’Allemagne souhaitée par les socialistes anglais et allemands. Ce serait, a-t-il dit, reconnaître définitivement que l’Allemagne réunifiée demeure une nation de second rang. Adenauer a toujours lutté pour rétablir l’égalité des droits et réhabiliter moralement et matériellement l’Allemagne au sein du Monde libre. C’est une attitude à laquelle tout le monde est sensible outre-Rhin, et Gaitskell, en voulant apporter un appui à ses coreligionnaires, a manié le pavé de l’ours.

D’ailleurs, le camp social-démocrate est profondément divisé en Europe. Ne parlons pas de l’Italie où il l’est à l’intérieur même et où toutes les tentatives de réconciliation entre fractions ont échoué. Entre socialistes Français et Anglais, les sympathies n’ont jamais été chaudes. Guy Mollet et Gaitskell ou Bevan ont été plus souvent adversaires qu’alliés. La Social-Démocratie allemande, longtemps en froid avec l’anglaise, serait tentée maintenant par un rapprochement avec l’aile bourgeoise du Labour, mais il y aurait beaucoup à faire pour arriver à une collaboration effective. Au contraire, la Démocratie Chrétienne, si l’harmonie règne en son sein, n’a pas les mêmes moyens d’action qu’au temps de Schuman, De Gasperi et Van Zeeland, mais elle demeure capable de tirer parti de circonstances favorables. C’est l’affaire des électeurs. La question n’est pas de nuances, c’est l’avenir de l’Europe qui est en jeu par la forme que prendra son unification future, et peut-être, les chances qu’elle a de se faire réellement.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1957-04-27 – Impasses

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Le Courrier d’Aix – 1957-04-27 – La Vie Internationale.

 

Impasses

 

« Partie serrée » disions-nous récemment de celle qui se joue en Moyen-Orient entre la diplomatie américaine et la conjonction de l’U.R.S.S. et du nationalisme arabe : l’épisode jordanien l’illustre amplement.

 

La Lutte en Jordanie

Pour isoler Nasser de son principal allié, la Syrie, le petit royaume d’Amman, artificiel et disparate, doit demeurer en équilibre entre les deux influences. Mais il est lui-même déchiré entre l’élément palestinien qui comprend l’ensemble des réfugiés chassés par Israël des territoires conquis en 1947 et ceux qui sont demeurés à l’Ouest du Jourdain, d’une part, et les fils du désert, les Bédouins de l’Est, attachés à la monarchie husseinite de l’autre. Si l’on songe que le premier groupe forme les deux tiers de la population, on imagine les difficultés qu’éprouve le jeune roi à maintenir son autorité. L’appui américain et ce qui reste de l’influence anglaise réussiront-ils à le sauver ? Ce serait peu probable sans le concours d’Ibn Saoud et la présence aux frontières des forces irakiennes. Cette politique de contre-poids est d’une complexité qui défie tout pronostic. Le sort du royaume de Jordanie commande certainement l’évolution future de l’ensemble du problème du Moyen-Orient.

 

Le Plan de Washington

Ces événements illustrent en tous cas le plan adopté par Washington qui continue à être complètement incompris des deux côtés de l’Atlantique. Ce que nous appelions la politique du coup de ciseau entreprise à la fois par le voyage de Nixon et la tournée de la mission Richards exposant l’un et l’autre la doctrine Eisenhower : isoler Nasser sans l’aborder de front ; continuer à négocier pour la forme avec patience jusqu’à ce qu’il n’ait plus d’alliés autour de lui, et laisser se développer ses difficultés économiques, qui, si elles n’ont pas en Orient les mêmes incidences et le même poids qu’ailleurs, agiront quand même avec le temps pour faire vaciller le dictateur du Caire.

 

Les Lettres de Boulganine à Eden et Mollet

La publication par Moscou des lettres personnelles de Boulganine à Eden et à Mollet entre septembre et novembre dernier avant l’intervention franco-anglaise, est intéressante à plus d’un titre ; cette publication vise à discréditer la personne même d’Eden qui, évidemment, ne pouvait avouer les préparatifs de la descente sur Suez ; M. Pineau pas davantage. Elle a pour but, en même temps, de rappeler aux Arabes que l’U.R.S.S. a fait son possible pour les protéger en temps utile. D’un autre côté, les lettres Boulganine révèlent exactement le plan élaboré par les Russes avec Nasser et El Kouatli : saboter le Canal et détruire les pipelines en cas d’attaque franco-anglaise. Plus encore, ces lettres avaient à l’époque un autre but qui a été parfaitement atteint. Avertir les Franco-Anglais des résistances qu’ils allaient rencontrer sur place. Or, l’échec de Suez est dû avant tout au fait que les capacités défensives de l’Egypte avaient été surestimées par le commandement allié. On a préparé, bombardé pendant des jours alors qu’on pouvait sans grand risque agir en un tournemain. Les Russes étaient de plus, comme on peut le voir, très bien renseignés sur ce qui se passait à Chypre. Il est difficile de cacher quelque chose à l’espionnage communiste, surtout en pays hostile.

 

L’Activité de la Diplomatie Russe

Sur un autre plan, la diplomatie soviétique ne laisse pas passer un jour sans se manifester. Il s’agit de briser le mur de silence qui s’est dressé depuis le drame hongrois. Tous les pays, toutes les questions sont explorées, pour trouver le biais par où reprendre le dialogue avec l’Occident ; les menaces et les avances alternent. L’offensive qui pourrait avoir le plus de chances de succès se situe autour des expériences atomiques, spéculant sur la peur qu’inspirent les radiations. Les Soviets, cependant, qui viennent de les multiplier dans une région – le lac Baïkal – qui n’est pas très éloignée de grands centres de population, ne paraissent pas se soucier beaucoup de celle-ci. Dans les pays civilisés, les avertissements des savants ont une publicité qui ne franchit le rideau de fer qu’à des fins de propagande. Il s’agit de prouver que l’U.R.S.S. suspendrait ses expériences et que ce sont les Anglo-Saxons qui s’y refusent, et pendant ce temps, les comédies du désarmement sur ce thème tragique continuent à Londres.

Faisons à cet égard une mise au point à notre sens très importante. Le développement de l’énergie atomique sous toutes ses formes présente des dangers qu’on ne saurait nier. Cependant, les progrès actuels de la recherche scientifique permettent de penser que ces risques seraient considérablement réduits, même dans le cas des explosifs tactiques à portée et à charge réduite, si l’on s’y employait partout d’un commun accord. Il est certain que dans un monde pacifique, la maîtrise de l’énergie atomique serait à peu près complète assez rapidement. Mais tel n’est pas évidemment le but de ceux qui s’en servent comme moyen d’intimidation.

 

Les Préparatifs Atomiques en Bohême

Des nouvelles peu rassurantes à cet égard nous viennent d’Autriche. Les Russes sont en train d’installer en Tchécoslovaquie quatre centres de rampes de lancement de fusées téléguidées. Sous prétexte de reconstituer les forêts, les populations de ces zones ont été dispersées. Elles sont placées sous contrôle militaire rigoureux : à l’Est de Karlsbad en Bohême, au Sud-Ouest de Reichenberg, au Nord-Est d’Olmutz et au Sud-Ouest de Budweis. Mille kilomètres carrés et 140 agglomérations ont été ainsi évacués ; 5.000 experts russes s’emploient à construire les ouvrages. On ne l’ignore pas à l’O.T.A.N.

 

La France et le Vatican

Nous tenons à aborder en terminant un sujet délicat autour duquel on fait ici la conspiration du silence, mais qui est suivi avec intérêt à l’étranger : les relations de la France avec le Vatican.

L’intérêt national se heurte, une fois de plus, à l’anticléricalisme aveugle de certains politiciens, et ceux qui, malgré leurs convictions réelles ou opportunistes, ont la charge de l’avenir français en sont fort embarrassés. – On sait qu’en l’absence de Concordat, la France n’a aucun droit de regard sur la hiérarchie ecclésiastique, et en particulier sur la nomination des évêques, ni en France ni en Outre-Mer. – Or, pour préserver l’influence du catholicisme en Afrique, le Vatican a dû tenir compte des aspirations nationales des peuples de couleur. Cet intérêt s’est trouvé récemment en conflit avec la permanence de l’influence française. Un équilibre très délicat doit être préservé par l’autorité pontificale pour éviter, soit de paraître associée au maintien du colonialisme, soit d’appuyer des tendances extrêmes qui, comme à Madagascar, associent certains éléments catholiques à l’action des communistes ; ce qui n’est pas seulement vrai malheureusement dans les Territoires d’Outre-Mer, mais en France même.

Pour rétablir l’harmonie entre les représentants indigènes de l’Eglise et la Communauté française, la recherche d’un accord très large est indispensable, disons le mot, d’un Concordat. Il faudrait pour cela offrir des garanties politiques parmi lesquelles le maintien définitif de la Loi Barangé.  On comprend à quelles angoisses un gouvernement socialiste est en proie. Disons d’ailleurs, en toute objectivité, que le problème n’échappe pas à nos responsables ; les contacts se poursuivent et vont bientôt se préciser, afin que le gouvernement futur puisse conclure plus librement. Si nos difficultés outre-mer pouvaient du moins servir à nous délivrer de cette lutte odieuse qui dure depuis plus d’un demi-siècle, on les aborderait avec plus de courage, et sans doute avec d’autres chances de succès.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1957-04-13 – Adaptation Difficile

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Le Courrier d’Aix – 1957-04-13 – La Vie Internationale.

 

Adaptation Difficile

 

La phase actuelle de la lutte politique en Moyen-Orient n’est guère favorable à la diplomatie américaine, et les critiques des deux côtés de l’Atlantique ont le triomphe facile. A moins de croire à l’ingénuité de Foster Dulles, on doit admettre qu’il devait s’attendre aux échecs successifs de l’O.N.U. et de l’Ambassadeur américain au Caire en présence d’un Nasser qui, appuyé par l’U.R.S.S. n’a rien à perdre en maintenant ses positions, dans l’immédiat du moins. Cependant, il est difficile de croire que les Etats-Unis laisseront les choses en l’état, au risque de perdre la face à la fois en Orient et en Occident. Dans l’affaire de Suez, le Monde libre ne peut pas capituler. La lutte continue. Elle sera plus longue encore que nous ne le pensions.

 

Confusion en Syrie et en Jordanie

C’est en Syrie et en Jordanie que les choses se sont gâtées. On avait l’impression qu’à Damas le courant pro-égyptien du colonel Sarraj et à Amman, Naboulsi et Nawar, perdaient du terrain. On avait annoncé la disgrâce des uns et des autres, mais la pression des masses les avait mis en selle. Cependant, rien n’est définitif. La mission Richards, actuellement en Arabie Saoudite, ne s’est pas vu refuser l’accès en Syrie, et la situation est comme toujours instable dans ce pays divisé. En Jordanie, le roi Hussein n’a pas perdu son trône et a renvoyé Naboulsi.

 

La Pression Russe

Mais la pression russe s’affirme. On dit que Moscou procède au remplacement des armes perdues par Nasser au Sinaï, que des techniciens et des instructeurs affluent à Damas. Il faut faire la part de la guerre des nerfs dans ce genre d’information ; par contre, l’ambassadeur russe Averof est de retour à Jérusalem. La diplomatie soviétique tient à brouiller son jeu. Les Etats-Unis ont cependant fait un geste : un pétrolier américain a franchi le détroit de Tiran et déversé sa cargaison à Eilat, port israélien, sans opposition de l’Egypte. L’opération doit être renouvelée. L’Arabie Saoudite reçoit des armes américaines. On peut se demander quel usage le roi Saoud en compte faire. Il ne s’en est pas servi pour interdire l’entrée du golfe d’Akaba. La complexité des affaires d’Orient a toujours été déconcertante. Il faut se garder d’un jugement qui n’est jamais définitif.

 

Les Lettres de Boulganine

La méthode des lettres Boulganine continue. Ce sont aujourd’hui encore les Danois et les Norvégiens que l’on met en garde contre le réarmement de l’Allemagne fédérale, en ressuscitant les souvenirs de l’occupation nazie : nuages de fumée sans autre intérêt que de propagande.

 

Le « New Look » militaire anglais

Par contre, les Soviets paraissent avoir été vivement impressionnés par les modifications que l’Angleterre entend apporter à la structure de sa défense militaire. Il s’agit certes d’économies budgétaires imposées par la situation critique de l’économie britannique. Mais il s’agit aussi, sinon davantage, d’une révolution dans les conceptions tactiques d’une guerre éventuelle, ce qui n’est concevable que grâce à la protection des forces américaines stationnées en Europe.

L’arme, jusqu’ici primordiale, l’aviation, est condamnée. Progressivement plus de bombardiers ; plus même d’avion de chasse ; les uns et les autres inefficaces et inutiles en face des engins téléguidés. De ce côté, des progrès énormes ont été accomplis aux Etats-Unis, beaucoup plus rapides qu’on ne l’attendait. L’Angleterre et les autres pays de l’O.T.A.N. en seront munis dans les mois à venir.

Les Russes ont brusquement décidé de former une nouvelle arme, celle des engins téléguidés pour montrer qu’ils n’étaient pas pris au dépourvu ; mais ils ont été certainement surpris de cette conversion rapide à une nouvelle forme d’équilibre militaire qu’ils ne prévoyaient pas à si court terme. Les énormes et coûteux efforts faits par l’U.R.S.S. dans le domaine de l’aviation et aussi de la marine (les Anglais envoient leurs cuirassés à la ferraille) se trouvent inutiles.

La course aux armements est d’autant plus épuisante que les engins se démodent plus vite. On s’approche rapidement de la conception de forces militaires réduites, très mobiles et composées de techniciens bien instruits. C’est la raison pour laquelle les Allemands ont différé leur réarmement. Il ne s’agit plus de préparer la guerre précédente, mais de disposer de spécialistes prêts à s’adapter à chaque nouvelle invention. L’Occident a, dans cette forme de rivalité militaire, des avantages évidents.

 

Guerre Totale et Conflit Local

Le danger cependant serait de vouloir trop anticiper. Si la nouvelle conception militaire est valable dans le cas improbable d’une guerre totale, elle l’est beaucoup moins dans le cas beaucoup plus vraisemblable de conflits locaux où les forces militaires d’ancien style seraient encore valables. C’est pourquoi, les Américains ne paraissent pas aussi pressés que les Anglais de sauter le pas. Mais depuis le désastre de Suez, les Britanniques ont repensé leur situation. Ils estiment que leur rôle de puissance militaire dans le monde est révolu, qu’en dehors de la protection de leur île, il leur faut laisser à d’autres le soin de s’engager. La Conférence des Bermudes a été décisive sur ce point.

La défense du Monde libre est une affaire avant tout américaine. Le fait de vouloir remettre à l’O.T.A.N. le soin de régler la question de Chypre est très significative à cet égard. A rapprocher également, le rapport du Vice-Président Nixon qui pose aux Etats-Unis la tâche d’une responsabilité africaine. Il s’agit d’interdire aux Soviets l’accès de ce continent.

Nous n’avons pas ici la place d’exposer tout ce que ces divers événements comportent de changements dans les perspectives d’avenir. Elles intéressent la France au premier chef. Les horizons se déplacent si vite que les dirigeants eux-mêmes et encore moins l’opinion n’ont le temps de s’adapter.

 

La Mentalité des Travailleurs Anglais

Un exemple frappant de cette difficulté d’adaptation nous est fourni par les récentes grèves en Angleterre. Un des leaders syndicalistes, Ted Hill, parlait de mourir plutôt que de laisser échapper la victoire, comme si l’on était encore au temps où les travailleurs luttaient pour défendre leur gagne-pain. Le même jour, un des ouvriers du même syndicat se heurtait aux piquets de grève parce que, disait-il, il voulait travailler afin de parfaire la somme nécessaire pour passer ses vacances en Suisse. Par contre, d’après une récente enquête, un tiers exactement des grévistes disaient lutter pour arracher au « patron » une part de ses bénéfices qu’ils croyaient excessifs. Ce mythe du « patron » n’a cependant, en Angleterre surtout, aucun rapport avec la réalité.

Là où l’Etat n’est pas encore patron lui-même, la part des profits qui revient aux actionnaires est tellement faible que, divisée entre tous les travailleurs, elle se traduirait par un avantage insignifiant. Il est rare, en effet, que les profits réels, après déduction des impôts tant globaux que personnels, dépassent un demi pour cent du chiffre d’affaires. Encore ces profits ne s’inscrivent-ils souvent qu’au détriment de la modernisation des entreprises. Au lieu de lutter contre des moulins à vent et de mettre en péril l’équilibre économique, ces syndicalistes devraient rechercher dans le progrès de la productivité le seul moyen réel d’améliorer encore leur situation. Mais ils pensent toujours comme au temps du chômage, révolu depuis vingt ans, et encore à l’époque où il s’agissait d’arracher de haute lutte un minimum de vie décente à un patronat de droit divin.

Par la mentalité, l’ouvrier britannique, un des mieux payés d’Europe, est aussi le plus arriéré. Il s’intéresse peu à son travail et sa participation au développement et au succès de l’entreprise à laquelle il collabore est le plus souvent nul. Il ne saisit pas que quel que soit le régime social, communiste ou capitaliste, c’est du développement de son initiative et de son sens des responsabilités que dépend son bien-être propre et celui de la communauté.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1957-04-06 – Mouvements Divers

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Le Courrier d’Aix – 1957-04-06 – La Vie Internationale.

 

Mouvements Divers

 

La mission Hammarskjöld ayant, comme prévu, échoué au Caire, Français, Anglais et Israéliens se tiennent en spectateurs. La parole est à Foster Dulles. Un nouvel épisode commence. Nasser, conseillé par Kiseliov de retour auprès de lui, va négocier avec les Etats-Unis, à l’ombre de l’O.N.U. La lutte s’annonce serrée. D’ailleurs, les problèmes du Moyen-Orient ne soulèvent plus dans l’opinion la même inquiétude. On ne croit plus que la paix du monde dépend de la solution des problèmes de Suez et d’Akaba. D’autres questions viennent au premier plan, en particulier l’évolution de la politique russe – extérieure et intérieure.

 

Les Menaces de Boulganine

Moscou a renoncé à la détente. Les menaces se succèdent sous forme de lettres de Boulganine du genre de celle qu’il adressait en novembre à la France et à l’Angleterre ; ce sont les Scandinaves qui en sont l’objet. La Norvège et le Danemark sont prévenus qu’en servant de base à l’O.T.A.N., ils s’exposent en cas de conflit à une destruction atomique. Les intéressés, pas plus que la Suède précédemment visée, ne s’émeuvent de la menace. Chacun pense qu’en cas de guerre générale, le sort des neutres et des belligérants en Europe ne serait pas très différent.

Nous n’en sommes pas là. Les Soviets devraient savoir, par expérience, que la politique de menaces sert les Etats-Unis. Devant l’épouvantail, les pays faibles se groupent d’instinct autour de la seule puissance capable de les protéger. Et l’opinion, depuis le drame hongrois, considère que le seul danger que court la paix vient des Soviets. Les récentes photographies du président Eisenhower n’évoquent pas un homme qui médite une croisade. Le but de l’offensive russe est d’entretenir la peur atomique de façon à faire obtenir des parlements qu’ils fassent pression sur les gouvernants pour qu’ils renoncent à l’arme nucléaire. Les Soviets ont un intérêt majeur à cette prohibition, car la supériorité numérique de leurs armées reprendrait toute l’importance que l’arme nucléaire leur fait perdre, sans parler de l’économie considérable que représenterait la suppression de ces coûteux engins. Est-il besoin de dire que ni les Etats-Unis, ni l’Angleterre n’y renonceront ? Mais tout cela n’est pas nouveau.

 

La Décentralisation en U.R.S.S.

 Un vaste remaniement des plans économiques en Russie est annoncé. A peine Pervoukine avait-il été nommé à la direction générale, avant même qu’il ait pris fonction, l’ensemble va être bouleversé. C’est la cinquième grande idée de Krouchtchev depuis son avènement : il y eut d’abord les agrovilles qui ont fait faillite, la déstalinisation qui fut catastrophique, l’armement de l’Egypte qui finit au Sinaï, le défrichement des terres vierges d’Asie dont le succès est problématique, enfin, aujourd’hui, la décentralisation de l’industrie soviétique.

De même que le défrichement des déserts répondait à une crise agricole aigüe en 1954-55, un peu atténuée depuis par de meilleures récoltes, de même le démantèlement des grands ministères industriels de Moscou répond à la crise de la planification. L’immense machine des industries russes étendue sur un sixième du globe ne répondait plus à la direction centrale. D’où des échecs, gaspillages, erreurs que Krouchtchev dans son rapport étale sans ménagement. La bureaucratie de Moscou paralyse une expansion trop ambitieuse et crée l’anarchie de la production en voulant l’ordonner. Dans l’hypothèse encore douteuse où Krouchtchev réussirait à liquider les ministères de Moscou et n’y laisserait qu’un organisme de coordination générale dirigé par Molotov, où par conséquent chaque région devenue autonome établirait elle-même ses programmes et recevrait les moyens de les réaliser, ne remplacerait-on pas une difficulté par une autre ?

 

La Centralisation et l’État Totalitaire

La centralisation et l’autorité directe de l’Etat sont indispensables au système totalitaire. Ni Hitler, ni Mussolini n’ont pu s’en dégager bien que sur des territoires moins étendus une certaine décentralisation aurait pu fonctionner. Dans un monde aussi vaste que l’Empire russe, l’autonomie provinciale est pleine de risques : particularisme, rivalités, cloisonnement des activités ouvrent la voie à l’anarchie, au réveil des nationalismes régionaux. On en a eu un avant-goût dans les discussions récentes du Conseil des nationalités à Moscou même qui sont précisément à l’origine de la réforme actuelle. Il sera d’un grand intérêt de suivre le développement de cette véritable révolution économique en U.R.S.S., si elle n’est pas toutefois une simple façade pour satisfaire une opinion qui commence à gronder. Cela peut mener loin, surtout dans l’état actuel du monde russe en pleine fermentation.

 

Une Seconde Révolution

Le fond du problème peut se traduire ainsi. L’évolution du Monde moderne occidental se poursuit à un rythme que l’observateur le plus attentif a peine à suivre, évolution économique sans doute, mais plus encore sociale. La Russie suit le développement industriel au moins dans le domaine de base, mais sa structure sociale demeure immuable. Tandis que le niveau de vie s’élève rapidement en Occident, il reste au plus bas chez les satellites, en faible progrès en Russie même, et l’écart s’accentue. La révolution russe n’est pas seulement celle d’octobre 1917 qui fut idéologique et substitua une hiérarchie à une autre, mais celle qui permettra au peuple russe d’accéder à la vie des communautés modernes. Il se pourrait bien qu’elle soit commencée. Révolution qui sera peut-être silencieuse, comme celle de l’Angleterre, mais qui n’en modifiera pas moins les relations internationales. Krouchtchev pourrait bien avoir appuyé ces jours-ci sur le levier.

 

Le Procès Beck aux U.S.A.

Moins important, mais assez significatif, le procès Beck qui se déroule aux Etats-Unis. Il s’agit en apparence d’un épisode de la vie assez particulière du syndicalisme américain. Un gros pontife, dirigeant de l’énorme syndicat des camionneurs, à qui les cotisations de ses adhérents et quelques manœuvres suspectes ont permis de disposer d’une fortune considérable est démasquée. Le Sénat est chargé de l’enquête. L’affaire, qui n’est pas la première du genre, tire son importance de la lutte engagée aux Etats-Unis depuis la fusion des deux grandes centrales ouvrières et la dernière grève de l’acier, entre les pouvoirs publics et le syndicalisme, à cause de l’intrusion de cette force jusqu’ici professionnelle dans la politique de la Nation qui menace, dans le domaine économique de promouvoir l’inflation, et dans le domaine politique de rompre l’équilibre entre les deux partis. C’est aux yeux des Américains le principe même de leur conception de la démocratie qui est en jeu. Ils n’admettent pas que dans l’Etat, une force, si grande qu’elle soit, impose sa loi à l’ensemble. Les dirigeants honnêtes du syndicalisme américain sont conscients du danger que représente l’affaire Beck et s’efforcent de l’isoler.

 

Les Grèves en Angleterre

Les grèves en Angleterre qui sont un autre aspect de cet abus du pouvoir syndical, paraissent en recul. L’opinion, qu’elle soit conservatrice ou travailliste est consciente du péril que fait courir à la Nation, déjà en de graves difficultés, un arrêt aussi considérable du travail. Les travailleurs eux-mêmes ne voient pas tous de raisons sérieuses au mouvement, et il y a eu des défections. L’affaire est trop étendue pour être résolue en peu de temps, mais il semble que la sagesse du peuple anglais commence à se faire sentir. Un compromis doit intervenir.

 

L’Affaire Bromberger

Un mot pour finir de l’affaire Bromberger. On sait qu’il s’agit de révélations sur l’action franco-anglaise de novembre à Suez. Qu’il y ait dans ce récit un mélange de vérités et d’imagination, cela paraît évident. Mais il n’était pas besoin d’être dans le secret pour reconstituer en gros la combinaison qui s’est échafaudée entre Paris, Londres et Tel-Aviv. Nos lecteurs se souviennent sans doute que dès les premiers jours, nous avions, en dépit des démentis officiels, reconstitué cette opération cousue de fil blanc et maladroitement camouflée. Nous en avions pressenti l’issue, sachant par expérience qu’une opération militaire terrestre combinée avec les Anglais comporte pas mal de mécomptes. A la veille du voyage à Paris de la Reine Elizabeth, il eut mieux valu faire le silence sur une affaire qui n’est glorieuse pour personne.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1957-03-30 – Récapitulation

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Le Courrier d’Aix – 1957-03-30 – La Vie Internationale.

 

Récapitulation

 

Les commentateurs ne semblent pas avoir compris la manœuvre politique américaine à l’égard de Nasser consistant à l’isoler en coupant ou relâchant les fils qui l’attachent à ses voisins et alliés. Walter Lippmann écrivait ces jours-ci :

« Le résultat de cette politique des Etats-Unis c’est que sur les problèmes cruciaux du Canal de Suez et de la pacification de la Palestine avant même de négocier, nous avons rétabli, et même augmenté, la capacité de marchandage de Nasser. Nous lui avons fourni de gros atouts avant que le jeu ne commence. »

 

La Politique Américaine en Orient

Nous sommes d’un avis opposé. Les Américains ont pensé que si l’on ne voulait pas dresser le Monde arabe tout entier contre l’Occident, il ne fallait pas aborder Nasser de front. Si son prestige auprès des autres dirigeants arabes était faible, comme l’expérience récente l’a prouvé, il était énorme auprès des masses. Il suffit de voir avec quelle frénésie, le danger passé, les arabes de Gaza ont acclamé l’envoyé du Caire. A cette exaltation populaire, les rois d’Arabie ne pouvaient rien opposer sans risquer  d’être balayé par la foule. Ce fut en particulier le cas du Roi Hussein qui s’est depuis assez habilement dégagé, quoique avec précaution. De plus, l’hostilité trois fois millénaire des Juifs et des Egyptiens a atteint depuis l’implantation de l’Etat d’Israël une violence dont nous avons peine à nous faire idée. Même après sa défaite, Nasser demeure le héros de cette lutte de races. Un mythe de cette puissance émotive ne s’affaiblit pas en quelques jours.

Si nous récapitulons les étapes que nous avons pu suivre ici de la manœuvre de Foster Dulles, nous voyons que la première a consisté à désavouer l’opération militaire franco-anglaise de novembre. Si elle avait réussi, le désaveu aurait été platonique. Devant l’échec, il a préféré prendre délibérément parti contre Israël et contre ses alliés, qu’il savait bien pouvoir ressaisir au moment opportun, ce qui n’a pas manqué. S’étant dissocié du « colonialisme » et de « l’agression », il a pensé que le champ était libre pour se substituer à ses partenaires de la veille. Mais l’U.R.S.S. était en travers. Cependant, nous n’avions pas tort de penser que le départ de Chepilov et la nomination de Gromyko marquaient un retour de l’U.R.S.S.  à la politique prudente de Molotov en Orient. Jusqu’ici, Moscou a fait aboyer la propagande, mais rien de plus. Alors les Américains ont fait le tour de Nasser. Il y a eu le voyage de Nixon que nous avons commenté il y a quinze jours. Il s’est assuré que les fils avec Le Caire étaient coupés ou pouvaient l’être à Rabat, au Ghana, à Tunis et à Tripoli, mais surtout à Addis-Abeba. Au Soudan toutefois, en contact trop direct avec Le Caire, la réponse a été ambigüe sans être absolument négative. La Doctrine Eisenhower a été acceptée partout en principe. Auparavant, Ibn Saoud avait été à Washington, car le Roi d’Arabie était et demeure le gros morceau de l’affaire. C’est de plus un maître du double jeu. C’est lui qui hier, sous prétexte d’occuper les côtes du Golfe d’Akaba, se substitue aux Jordaniens auxquels appartient le port de ce nom et coupe ainsi les communications directes de ce côté avec Le Caire. Hussein et Ibn Saoud s’appuient tacitement. Par ailleurs, la mission Richard a commencé sa tournée par une visite au Liban tout acquis aux vues américaines.

Enfin, et ce fut l’aboutissement préparé de ce double mouvement, aux Bermudes, Eisenhower a annoncé la participation des Etats-Unis au comité militaire du Pacte de Bagdad, ce qui équivaut en fait à y adhérer. Mais ce n’est pas tout ; la construction d’un pipeline qui reliera les champs pétroliers de l’Orient à la Méditerranée à travers la Turquie a été décidée, et même un statut international de ces conduites a été envisagé. On sait que jusqu’ici elles passaient par la Syrie, et que l’armée syrienne les avait mises hors de service.

 

En Syrie

En Syrie d’ailleurs, la bascule politique commence à osciller ; le colonel Sarraj, l’homme de Nasser, est en difficulté, sinon débarqué. De même en Jordanie, son homologue le jeune général Nawar est en disgrâce. Notons pour être complet que la guérilla entre Yéménistes et Anglais autour d’Aden s’est assoupie ; les ciseaux américains ont fait du travail.

Si nous nous sommes étendus sur ce sujet, ce n’est pas pour justifier la politique américaine si irritante à bien des égards, mais pour expliquer des faits qui paraissent, malgré leur clarté, assez confus dans les esprits. Où en sommes-nous ? Retranchés derrière l’O.N.U., les Etats-Unis laissent à Hammarskjöld la tâche de grignoter Nasser, de l’affaiblir tout doucement, de le mettre en difficulté devant l’opinion. Nous ne connaissons pas les résultats de sa mission. Parions qu’ils seront bien minces. Nasser ne peut pas céder sans perdre l’auréole.

 

Le Transit par le Cap

Par ailleurs, il ne faut pas négliger un fait d’importance : le détournement de la navigation par Le Cap a été beaucoup moins difficile et moins onéreux pour l’Occident qu’on ne le pensait. On a vécu avec quelques restrictions, somme toute supportables, et le plus gros dommage de la fermeture du Canal a été pour les Asiatiques, et particulièrement l’Inde dont les deux tiers du commerce extérieur passent par Suez. Cela ne joue pas en faveur de Nasser. Nous sommes encore fort loin de la conclusion de cette affaire à épisodes. Cependant, l’Occident a maintenant de grosses chances de l’emporter. C’est sans doute ce que les Soviets avaient prévu. Ils sont bien renseignés.

 

La Signature du Traité Euratom-Marché Commun

La signature du traité d’Euratom et du Marché Commun a eu lieu à Rome. La ratification ne présentera pas de difficultés majeures. Reste à savoir ce qui sortira de ce texte compliqué. L’accueil a été mitigé à l’extérieur. Aux Etats-Unis et surtout au Canada, aussi bien qu’en Allemagne d’ailleurs, on craint que ce marché commun ne dresse une barrière douanière entre l’Europe des Six et le reste du monde. C’est évidemment l’objection majeure à l’idée de coopération sans concurrence acharnée que nous esquissions l’autre jour. Nous ne nous le dissimulons pas. Il se pourrait cependant que le phénomène de hausse des salaires et des prix ne pouvant être complètement freiné par les progrès de la productivité dans le nouveau monde, ces barrières douanières autour de l’Europe puissent être abaissées progressivement si l’Europe de son côté fait preuve de sagesse et que le Marché Commun ne sert pas de prétexte à une surenchère démagogique. Le nœud du problème est là. C’est une question de civisme : l’exemple anglais actuellement n’est guère rassurant.

 

Angleterre et Etats-Unis

La rencontre MacMillan-Eisenhower aux Bermudes n’a pas apporté grande lumière sur les rapports anglo-américains. Cependant, la cordialité est rétablie, à défaut de collaboration sur tous les problèmes.

Le gouvernement conservateur a cependant un atout : la crainte qu’ont les Américains de voir au Foreign-Office, M. Bevan. Le discours que celui-ci a prononcé à la Nouvelle Delhi est celui d’un neutraliste. Prudent depuis quelque temps, le bouillant Gallois est revenu à sa position qui ne diffère de celle des communistes que par des divergences d’ordre politique avec Moscou ; mais l’esprit est le même. Le danger communiste est aussi à Londres. Ce n’est pas une plaisanterie comme on pourrait le croire. William Pickles ne le dissimulait pas l’autre soir à la B.B.C.

 

                                                                                  CRITON

 

Criton – 1957-03-23 – Politique et Marché Commun

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Le Courrier d’Aix – 1957-03-23 – La Vie Internationale.

 

Politique et Marché Commun

 

Les péripéties de l’affaire de Suez mettent la patience de l’opinion à rude épreuve. Nous nous y attendions. Au fond, la partie se joue entre les Soviets et M. Dulles. Celui-ci est bien décidé à prendre une revanche sur les maîtres du poker diplomatique du Kremlin. Ce sont les autres qui en font les frais.

Il faut reconnaître que Nasser est bien conseillé et qu’il a joué l’O.N.U. à Gaza. On peut toujours craindre que l’affaire ne tourne mal, c’est-à-dire vers un nouveau coup de force. Cependant, aucun des protagonistes ne paraît vouloir en arriver là ; ce ne serait dans l’intérêt d’aucun. D’autre part, le Canal sera bientôt praticable à la navigation. A ce moment, l’Égypte ne voudra laisser passer que ceux qui lui paieront les péages. Si l’on ne veut pas recourir à la force, il faudrait boycotter le Canal. Les Etats-Unis y songent. Mais ont-ils les moyens de l’imposer ? Aucune loi ne permet à un Gouvernement d’interdire une voie commerciale à ses ressortissants. Même problème pour le Golfe d’Akaba. Si la Cour Internationale de Justice est consultée, son jugement d’un point de vue purement juridique est très délicat et ne sera pas rendu rapidement. D’ici là, les Egyptiens peuvent le bloquer.

On voit que la solution sans recours à la force n’est pas aisée à trouver. Reste l’hypothèse que nous formulions l’autre jour : Nasser contraint à céder devant une crise financière insoluble.

 

Les Grèves en Angleterre

A l’heure où nous écrivons, l’Angleterre est menacée de la plus forte vague de grèves depuis 1925. Situation qui n’est pas faite pour faciliter la tâche de M. MacMillan aux Bermudes où il voudrait convaincre Eisenhower et Dulles de pratiquer une politique commune sur un pied d’égalité avec les U.S.A. Peu d’Anglais, qu’ils soient Conservateurs ou Travaillistes, pensent que l’Angleterre puisse encore parler en grande puissance.

Cette vague de grèves est difficile à justifier. Un porte-parole de la B.B.C. assurait l’autre jour que la majorité des grévistes des constructions navales gagnait 30.000 francs par semaine et W. Hure, rédacteur diplomatique du journal travailliste « Daily Herald », visiblement embarrassé pour soutenir la grève, ne savait que répondre qu’il souhaitait qu’elle n’ait pas lieu. Le mouvement échappe au contrôle des deux partis politiques, et les Travaillistes préfèrent visiblement que ce soient leurs adversaires au pouvoir qui l’affrontent.

Cet événement menace non seulement l’Angleterre d’effondrement, mais la démocratie européenne tout entière qui repose sur le civisme des travailleurs. Les Trade-Unions sont cependant conscients du péril, mais ils sont contraints de suivre des troupes aveugles et obstinées.

 

Les Efforts Soviétiques

Les Soviets mettent en œuvre toutes les ressources de leur imagination pour reprendre le contact avec la diplomatie du Monde libre. Ils cherchent à conclure avec Adenauer un traité de commerce à long terme que Bonn se refuserait à envisager si les élections en Allemagne Fédérale n’étaient pas si proches. Les Russes profitent de la situation pour obtenir des avantages, et mettre le Chancelier en difficulté devant l’électorat.

A Londres, la Conférence du désarmement reprend une fois de plus au niveau des délégués ordinaires ; Moscou a envoyé Zorine, vice-ministre. On s’attend à de nouvelles propositions russes pour alimenter la propagande qui tourne à vide, et créer quelques embarras aux Américains devenus depuis Suez leur adversaire de choix.

 

Moscou et le Marché Commun

Enfin, Moscou découvre ses batteries et propose, sans rire, pour faire échec au projet de Marché Commun, une vague association européenne qui le remplacerait. Nous avons vu l’autre jour que la « Pravda » avait attaqué les Yougoslaves justement sur leur plan de marché universel.

Les Soviets n’en sont pas à une contradiction près. Ils profitent d’ailleurs de cette proposition de marché européen qui engloberait la Russie et ses satellites et auquel les U.S.A. seraient associés, pour attaquer le militarisme allemand et le Chancelier Adenauer qu’ils viennent de flatter dans une lettre personnelle de Boulganine.

Tout cela sert plutôt à alimenter la propagande de la radio soviétique à l’usage des citoyens russes qui ne sont pas très bien disposés en ce moment. A dire vrai, la politique de Moscou depuis que Krouchtchev la dirige paraît multiplier les fausses manœuvres. Chepilov irait, dit-on, au Caire, relever Kiseliov pour guider Nasser. Le courant contraire depuis l’affaire hongroise sera difficile à remonter. Krouchtchev a beau multiplier discours et interview, l’audience est faible au dehors.

Un conseil désintéressé au Présidium suprême : il est temps de se débarrasser de Krouchtchev. Il lui attirera des malheurs.

 

Le Marché Commun

Des lecteurs nous demandent notre avis concernant le Marché Commun. Personne ne s’étonnera si nous disons qu’il est d’autant plus difficile de former un jugement qu’après avoir lu ou entendu les déclarations d’un grand nombre d’intéressés, nous constatons qu’il y a presque autant d’opinions que de personnages et cela dans chacun des pays en cause. La plupart cependant envisagent le Marché Commun comme l’arène d’une concurrence acharnée. L’erreur, selon nous, est là.

Disons d’abord que la concurrence n’a d’intérêt que pour les marchandises qui touchent le goût du consommateur, le vêtement par exemple et ce qui en général, mais pas toujours, figure dans les vitrines. Là, le libéralisme est de règle et doit demeurer souverain. Par contre, la concurrence cesse d’être irremplaçable s’il s’agit de produits comme des turbines, des locomotives ou des produits chimiques.

Pour que le Marché Commun réussisse, il faudrait que les producteurs, avec l’accord des pouvoirs publics, fixent des prix rémunérateurs égaux pour tous, de façon à éviter l’élimination des plus faibles et des faillites en série, ce qui n’exclut pas l’émulation, la recherche de la qualité et du progrès à plus bas prix. Mais le libéralisme intransigeant du Dr. Erhard nous paraît ici dangereux. La concurrence brutale aboutirait à la domination rapide de l’industrie allemande sur le Marché Commun. Le pangermanisme économique aboutirait comme le pangermanisme militaire à une catastrophe pour l’Allemagne elle-même.

Une autre erreur, corollaire de celle-là, est de croire que c’est par l’abaissement systématique des prix que l’on élèvera le niveau de vie des peuples. En fait, le public préfère payer plus cher et avoir plus d’argent à dépenser que de payer moins avec le même revenu. La hausse constante des prix moyens et des salaires, ceux-là allant plus vite que les premiers, est une donnée historique constante qui correspond aux aspirations de la nature humaine. D’autre part, les super profits réalisés par les producteurs les mieux placés seraient nécessaires pour fournir des capitaux destinés à l’équipement des pays sous-développés, l’Afrique, en particulier, qui va en exiger beaucoup. On voit que dans la formule que nous exposons, les vieilles théories de libéralisme et de dirigisme aussi périmées que les doctrines politiques perdraient leur valeur. On en arrivera fatalement là d’ailleurs, ou bien le Marché Commun avortera.

Ajoutons qu’il nous paraît que les avantages du Marché Commun sur le plan économique sont beaucoup moins certains que ne le croient ses partisans. S’il n’y avait que des arguments d’ordre économique, nous n’en ferions pas, car pour obtenir des avantages économiques réels, il faudrait imposer une division du travail et une concentration industrielle, irréalisable en l’état présent de l’Europe. Par contre, ce qui compte, ce sont les avantages d’ordre psychologique et moral, politique aussi. Un marché commun signifie une communauté d’intérêts, un élargissement des idées et des échanges techniques, une solidarité active entre les peuples. Là encore, c’est une coopération qu’il faut chercher, et non une concurrence meurtrière. Ajoutons que pour que le Marché se constitue, une condition préalable s’impose : un alignement des monnaies à un niveau économique raisonnable. On ne fera rien avec un franc surévalué de 20 pour cent. Il faut une base monétaire solide qui rende les différentes devises convertibles entre elles, et plus tard un étalon commun.

Notre politique financière actuelle marche au rebours de ce but. En comprimant artificiellement les prix, en pratiquant le dumping par des subventions à l’exportation, en restreignant les importations, on condamne le Marché Commun à demeurer une façade ; on le rend exactement impensable. La politique avec ses incidences démagogiques crée une distinction artificielle dont l’éclatement est inévitable. Ceux qui la pratiquent le savent d’ailleurs fort bien.

 

La Zone de Libre Échange

Quant à la Zone de Libre Échange souhaitée par les Anglais, elle est d’une application tellement difficile et dangereuse pour le Marché Commun qu’elle ne devrait être envisagée que lorsque celui-ci serait éprouvé et solide. Sinon, elle le condamnerait. D’ailleurs, il ne nous semble pas opportun, alors que le sort de l’Angleterre est dans la balance dans tous les domaines, de rechercher son association. Attendons que son intérêt l’y pousse d’elle-même, ce qui tôt ou tard sera, si le Marché Commun réussit. On va signer à Rome son acte de naissance. Espérons qu’il ne s’agit pas d’un mort-né.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1957-03-16 – Mouvement Tournant

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Le Courrier d’Aix – 1957-03-16 – La Vie Internationale.

 

Mouvement Tournant

 

Les vicissitudes de la partie que Nasser joue avec l’O.N.U. à Gaza et à Suez et qui comportera encore bien des épisodes ne doivent pas faire perdre de vue la stratégie patiente que mènent les Etats-Unis pour isoler le dictateur égyptien.

 

L’Isolement de Nasser

Ils ont réussi, en effet, à détacher peu à peu de la cause égyptienne tous ceux qui jusqu’ici la soutenaient en Moyen-Orient. Ibn Saoud a levé l’embargo sur l’envoi de pétrole à la France et à l’Angleterre et ravitaillé Bahreïn ; la Syrie a conclu avec l’Irak Petroleum un accord pour la réparation des pipelines qui sont déjà partiellement en action. Mais l’encerclement progressif de l’Egypte a été l’objet essentiel du voyage du vice-président Nixon en Afrique, tandis que la mission Richards, de l’autre côté de la Mer Rouge, commençait au Liban une tournée de conférences pour exposer aux intéressés la doctrine Eisenhower.

 

Le Voyage de Nixon

Nixon s’est d’abord arrêté à Rabat pour sonder les intentions du Sultan et de son entourage sur la ligne internationale que le Maroc compte suivre. Ce n’est évidemment pas celle de Nasser, et l’anti-communisme de Rabat n’est pas douteux, ce qui pour les Etats-Unis est l’essentiel. Quant à l’aide américaine au Maroc, elle dépendra dans une certaine mesure de l’accord de ce pays avec la France.

Dans un discours prononcé en Uganda, Nixon a fait remarquer que les peuples qui achèvent leur indépendance ne doivent pas oublier ce qu’ils doivent aux puissances coloniales qui ont permis cette indépendance. La présence de Nixon au Ghana a le même sens. Il s’agit d’obtenir de Nkrumah que le nationalisme ne fasse pas le jeu du communisme et surtout qu’il ne vienne pas renforcer le bloc Afro-asiatique. Le nouvel Etat a trop besoin de l’appui occidental pour mener une politique hostile aux Puissances atlantiques.

 

L’Egypte et l’Éthiopie

Mais les étapes essentielles du voyage Nixon étaient l’Éthiopie et le Soudan. Un accord a été conclu qui va permettre aux Etats-Unis d’installer une base en Mer Rouge en face du Yémen et à portée du golfe d’Akaba ; la flotte américaine utilisera le port pour surveiller cette voie de communication jadis exclusivement franco-britannique. Le Négus qui a aussi besoin d’aide financière a souscrit aux demandes de Nixon d’autant plus volontiers qu’il était inquiet de la propagande panarabe du Caire dans les provinces côtières d’Érythrée reprises aux Italiens, régions islamiques qui dépendent maintenant de l’Éthiopie, pays en majorité chrétien. En obtenant enfin du nouveau Gouvernement soudanais un accueil favorable à la doctrine Eisenhower, Nixon a achevé d’isoler le Caire qui ne peut plus compter que sur l’U.R.S.S.

On pense à Washington que le bloc soviétique, en dehors d’envoi d’armes d’une efficacité douteuse, ne cherchera pas à tirer Nasser de ses difficultés financières. Le prix serait trop élevé et, à longue échéance, cela se traduirait par une perte sèche. Il n’y a donc qu’à attendre pour que la chute du dictateur égyptien intervienne naturellement lorsque son prestige encore élevé parmi les masses arabes sera suffisamment atteint, pour qu’un complot intérieur lui donne le coup de grâce. Normalement l’avenir, si Israël est patient, doit donner raison à la Maison Blanche. Déjà la propagande soviétique qui prônait à fond le soutient à l’Egypte n’en parle plus qu’incidemment.

 

Les Faiblesses de l’O.N.U.

L’affaire égyptienne a mis suffisamment en lumière les faiblesses de l’O.N.U. et l’inefficacité d’un contingent international composé d’effectifs disparates, liés de plus aux ordres des gouvernements qui les envoient. Déjà les Yougoslaves ont abandonné la région de Gaza. Les Finlandais sont incertains de la ligne à adopter par crainte de l’U.R.S.S. Cette coalition en miniature est encore plus cohérente que celles qui se nouent à des fins militaires. Il n’est pas sûr que cet échec déplaise à Washington. Les Etats-Unis tiennent un rôle de premier plan à l’O.N.U., et si cette institution devenait assez forte pour être confiante en ses moyens, elle échapperait au patronage américain. Elle pourrait même, comme nous l’avons indiqué, créer aux Etats-Unis quelques soucis majeurs, à Panama par exemple. Il faut que l’appui américain demeure indispensable.

 

Le Choix de Moscou

Cela se trouve largement facilité par l’isolement complet du Bloc soviétique depuis le drame hongrois. Les Russes n’ont d’ailleurs rien fait pour regagner la faveur de l’opinion internationale. La répression à Budapest rappelle les pires moments de la dictature Rákosi. En Allemagne orientale, Joukov et Gromyko sont allés renforcer l’occupation russe. La campagne d’intimidation s’est traduite par la condamnation du personnage qu’on appelait le Gomulka prussien. La politique de détente a cédé complètement devant le danger d’une débâcle des Satellites. Le choix de Moscou est fait : il n’est pas sans risques pour le camp dit socialiste.

 

Russes et Yougoslaves

La polémique de plus en plus acerbe entre « La Pravda » et les Yougoslaves est assez pittoresque. Les Russes sont indignés parce que Popovic, le ministre de Tito, a osé affirmer que les erreurs de Staline ont fait plus de mal à la « cause » que l’activité subversive des « impérialistes ». La polémique porte aussi sur le concept de « coexistence pacifique ». La coexistence selon Popovic, conduirait à la constitution d’un vaste marché mondial comportant des liens économiques universels. Lisez : emprunter aux Etats-Unis, comme le font Tito et Gomulka en Pologne, parce que les Russes sont incapables d’aider Varsovie et ont refusé de verser à la Yougoslavie les 250 millions de dollars promis par Krouchtchev. Popovic se refuse en outre à reconnaître Moscou comme l’ « Etat Guide » du socialisme communiste. Lisez : l’impérialisme russe se heurte aux ambitions yougoslaves d’une fédération d’Europe Centrale. Moscou veut garder son emprise sur ses Satellites que Belgrade veut lui ravir. Quant aux intéressés, il est probable qu’ils se passeraient volontiers de la tutelle de l’un et de l’autre.

 

La Situation en Angleterre

De l’autre côté, la situation de l’Angleterre devient de plus en plus préoccupante. Le Gouvernement conservateur de MacMillan vient de subir une série d’échecs dans des compétitions électorales partielles, et surtout une nouvelle vague de grèves paraît imminente ; deux millions cinq cent mille ouvriers et employés de l’industrie mécanique et des constructions navales s’y préparent. L’opinion britannique est aussi contradictoire que décevante. « L’État providence » qui devait faire le bonheur de tous a enlevé aux Anglais le goût du risque ; l’avenir qui leur est assuré les ennuie. Ils s’enrôlent dans les consulats pour émigrer. Ils attendaient du Gouvernement conservateur qu’il leur rende des possibilités d’ «opportunités » ; c’est-à-dire, une chance de s’élever au-dessus de la médiocrité confortable. Et ils votent travailliste pour ne pas perdre les assurances qui les abritent de tout risque, mais qui coûtent si cher que les impôts pour y faire face leur enlèvent en contre-partie toute possibilité de progresser. La Suède socialiste est en proie au même mal qui se traduit dans les deux pays par une recrudescence considérable de la criminalité juvénile. Le Socialisme anglo-scandinave subit une crise, tout comme le communisme.

Le besoin d’évasion fait éclater les cadres d’une société fermée à l’aventure personnelle. Les doctrines politiques sont aux prises avec les exigences fondamentales de la nature humaine qu’elles étouffent. L’homme en vient à regretter de n’avoir pas la liberté de mourir de faim ou de faire faillite, si l’on manque la chance de faire fortune comme disaient les Américains de l’autre siècle. L’Anglais, l’homme moralement le plus libre du monde, se sent esclave de l’organisation sociale, et en même temps, les revendications sans cesse renaissantes menacent l’Etat d’une banqueroute qui remettrait tout en question. Ce sont les Latins qui ont maintenu chez eux par tempérament un certain désordre, et même un peu d’anarchie, qui sont le moins accablés par la prospérité économique.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1957-03-09 – Les Limites de la Liberté

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Le Courrier d’Aix – 1957-03-09 – La Vie Internationale.

 

Les Limites de la Liberté

 

La diplomatie américaine a réussi à convaincre Israël de se retirer des zones de Gaza et d’Akaba. Le problème de Suez n’en est pas résolu pour autant. Tout dépend des manœuvres que les Soviets imposeront à Nasser. C’est là que réside le mystère de la substitution de Gromyko à Chepilov. Moscou peut revenir à la politique prudente de Molotov en Orient. Les Soviets ont-ils intérêt, pour complaire à la Chine et à l’Inde, à une réouverture rapide du Canal ? Certains indices pourraient le faire croire. Cela n’ira pas sans marchandages, mais les Etats-Unis tiennent maintenant une position forte. Quel usage en voudront-ils faire ? Les déclarations de Foster Dulles et celle de Cabot Lodge à l’O.N.U. demeurent vagues.

 

Les Fissures du Bloc Arabe

Un seul point clair émerge des derniers colloques des chefs arabes au Caire. Le bloc se desserre. L’Egypte et la Syrie restent seules contre l’Occident. Le Roi Saoud et, semble-t-il, le roi Hussein de Jordanie derrière lesquels se trouve le Liban, se tiennent plus proches des Etats-Unis et nettement hostiles à l’U.R.S.S. sans se départir d’une certaine neutralité. Ce sont des nuances.

En Orient, ces nuances ont beaucoup de sens. Il ne reste pas en tous cas assez de points d’appui à Gromyko pour une politique agressive. Mais il reste assez de place pour une tactique dilatoire à coups d’épingles et de procédure. La partie peut se prolonger.

Depuis juillet dernier, nous n’avions guère d’illusion sur la durée du conflit, depuis novembre encore moins.

 

Le sauvetage de la Livre

A ce moment, nous disions ici que l’irritation des Etats-Unis venait surtout de ce qu’ils savaient qu’ils auraient à solder la facture de l’opération franco-anglaise à Suez. C’est ce qui se produit. Toute l’attention s’est portée ces temps-ci sur les perplexités d’Israël dont le caractère dramatique a provoqué des réactions diverses. On s’est peu occupé de la situation à Londres qui fut le théâtre d’un drame muet. Après l’échec de Suez, la position de la Livre qui était déjà critique depuis des années devenait désespérée. Le dilemme après le départ d’Eden était simple : obtenir des crédits massifs, ou faire banqueroute en quelques semaines. Devant les incalculables conséquences d’une débâcle financière anglaise, qui serait pour le Monde libre et le commerce international une catastrophe, les Etats-Unis ne pouvaient se dérober. Le monde des affaires ne s’est pas trop ému parce qu’il le savait. La Reconstitution des Réserves à Londres

Entre novembre et décembre, les réserves de la Banque d’Angleterre perdaient cependant quelques 500 millions de dollars, le quart d’un stock à peine suffisant déjà. Pour masquer le trou, Londres a d’abord vendu pour 180 millions de dollars les actifs pétroliers de la Trinidad Oil à une société américaine. Ils ont négocié à Washington et à Ottawa un moratoire sur les dettes à échéance de décembre, de l’ordre de 100 millions. Ils ont demandé ensuite au Fonds Monétaire International la disposition de leur dépôt de 557 millions, puis ils ont obtenu de la banque export-import un prêt de 500 millions contre dépôt de gages pour financer les importations de pétrole. Enfin, ils viennent de conclure un accord avec l’Allemagne Fédérale pour que celle-ci leur verse, outre 50 millions de Livres destinées au maintien des troupes britanniques stationnées en Allemagne, une avance de 105 millions de livres sur les commandes de Bonn à l’industrie britannique pour son réarmement, ce qui n’a pas été très goûté à Londres où l’on regrette d’avoir à solliciter de l’ex-ennemi vaincu un soutien financier. Le tout additionné, forme une somme suffisante pour rassurer la moitié du monde qui commerce avec le Royaume-Uni.

Mais ce n’est là qu’un ballon d’oxygène qui permettra d’attendre la réouverture du Canal et la remise en état des pipelines. Le déficit permanent de la balance commerciale anglaise demeure, et rien ne permet d’espérer qu’il disparaisse. Jusqu’à quand pourra-t-on tenir en s’endettant davantage ? Il faudra bien penser au dénouement qui ne peut être que la fin de la Livre comme monnaie internationale. Il faut des années de transition pour une substitution de cette grandeur. La solution ne peut être que l’établissement d’une monnaie internationale qui couvre toutes les transactions. On a le choix entre le dollar et un nouvel étalon. Celui-là serait de beaucoup préférable, mais Washington hésite.

 

Paradoxes

Rien de plus compliqué, entre parenthèses, de plus paradoxal que la situation monétaire et financière des Etats. On voit aujourd’hui l’Allemagne Fédérale encombrée de ses surplus de devises en monnaie de compte provenant de ses excédents d’exportation, en mesure de fournir plus de 300 millions de dollars à l’Angleterre, tandis qu’hier une filiale allemande d’une grande société pétrolière internationale émettait à 96% à moyen terme un emprunt au taux exorbitant de 8% sur le marché intérieur. M. Mendès-France lui-même, on s’en souvient, s’était mépris sur le sens de cette situation.

 

Les Besoins de la France

Quid de la France ? M. Mollet a bien fait de démentir qu’il était allé à Washington et à Ottawa pour négocier un emprunt. Nous avons déjà obtenu 100 millions de dollars d’un groupe bancaire, mais cela ne suffira pas. On ne peut pas davantage laisser la France paralysée faute de devises, ses industries arrêtées et les réservoirs de pétrole à sec. Il faudra bien que les Etats-Unis payent. Ce jour-là, ce sera l’affaire d’un petit entrefilet discret dans les quotidiens. Londres comme il se doit a la priorité, mais Paris aura son tour.

 

Ghana

Le gros titre du jour, c’est la naissance du nouvel Etat africain, la Côte de l’Or devenue Ghana. La cérémonie d’inauguration à Accra a été grandiose. Les Anglais, en accordant à leur Colonie le statut de Dominion, n’ont fait que suivre une évolution qui, commencée avec l’Inde, ne pourra plus s’arrêter. La contagion de l’indépendance est irrésistible. Le seul obstacle est d’ordre financier. A l’inverse de la France, les colonies anglaises peuvent pour la plupart se suffire ; les nôtres resteront colonies, parce qu’il faut les subventionner. Malgré leurs bonnes intentions, les Anglais n’ont pu convaincre les Antilles de se fédérer en Dominion, Et Malte fait mieux : elle envisage de s’intégrer au Royaume-Uni et d’envoyer aux Communes trois députés, ce qui ne va pas sans embarrasser Londres.

 

L’Indépendance de la Livre

Cependant, du côté des territoires riches, l’indépendance contient une menace nouvelle pour la Livre. Ghana par exemple, rapportait, bon an mal an, 20 millions de livres au fonds commun grâce au cacao. La Malaisie bien davantage avec le caoutchouc et l’étain. Ces pays devenus indépendants ne seront-ils pas tentés de se libérer d’une obligation qui les gêne ? Le Commonwealth n’a pas fini de dériver.

 

Prestiges et Réalités

Cependant, les Anglais tirent prestige de leur générosité à accorder l’indépendance aux territoires qu’ils contrôlent. Ils peuvent faire acclamer par le Dr Nkrumah, nouveau premier ministre de Ghana, le représentant de la Reine d’Angleterre et le message de celle-ci au nouvel Etat. Dans la longue lutte entre deux conceptions coloniales l’une – la nôtre – qui devait mener à l’assimilation et celle des Anglais qui conduit à l’indépendance sans briser les liens économiques et moraux, les Anglais ont le meilleur rôle. Dans les deux cas, le résultat sera le même. Mais pour les Anglais cela se passera avec le sourire au lieu d’effusion de sang ou de luttes politiques misérables. Notre idéal, peut-être chimérique, avait une grandeur et une valeur humaine que beaucoup d’indigènes avaient comprise. La phase nationaliste ne sera peut-être pas définitive. Les expériences en cours ne sont pas brillantes. Voyez l’Indonésie libérée des Hollandais et déchirée. L’Afrique porte en germe les mêmes ferments de désagrégation, à commencer par Ghana elle-même. Et puis, il y a Moscou dans la coulisse, ce qui n’est pas présage de concorde. L’avenir n’est pas décidé.

 

                                                                                            CRITON

Criton – 1957-03-02 – Autour du Dollar

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Le Courrier d’Aix – 1957-03-02 – La Vie Internationale.

 

Autour du Dollar

 

Si l’on en juge par l’intense activité diplomatique qui se déploie à Washington et accessoirement à l’O.N.U. à New-York, tout progrès vers une solution des problèmes actuels semble dépendre des Etats-Unis. A cet égard, même si l’on juge que l’on n’a guère avancé, Eisenhower et Dulles ont réussi pour la première fois depuis la fin de la guerre à enlever aux Soviets l’initiative qui leur avait échappé constamment, sauf pendant quelques jours à Genève lors de la conférence « au sommet ».

 

Le Déclin de l’Audience Russe

Les Russes ne se tiennent pas pour battus. Discours et propositions de leurs délégués se succèdent aux Nations-Unies, mais il est manifeste qu’ils tombent dans le vide. Ils ne sont destinés qu’à alimenter la propagande qui ne rencontre d’ailleurs pas grande audience même en U.R.S.S. On mesure par là ce que la répression hongroise a coûté à la diplomatie soviétique. Staline et Molotov avaient déjà discrédité leurs actions par des refus répétés ou des plans insidieux. Krouchtchev avait cru le moment propice à un redressement. Il a échoué plus profondément encore que ses prédécesseurs.

 

L’Interview de Krouchtchev

Un des frères Alsop, commentateur en vue des milieux ultra-républicains, a fait un voyage en Sibérie occidentale et puis a obtenu de Krouchtchev une longue interview. Celui-ci n’a rien dit de plus que ce que la « Pravda » débite chaque jour. Cependant, la conclusion de S. Alsop mérite d’être transcrite :

« On pourrait croire que les Soviets étaient disposés à négocier sérieusement un retrait mutuel des forces stationnées en Europe de part et d’autre. Certains comme Stassen au Département d’Etat le pensaient et le célèbre George Kennan également. Mais les propos de Krouchtchev mettent un point final à ces suggestions. Elles ne comportent aucune base pour des négociations et – nous soulignons – ne marquent aucunement l’intention d’en offrir. S’il fut un moment où un règlement général pouvait être envisagé, ce moment-là est passé. »

C’est également notre sentiment, avec cette réserve que nous n’avons jamais eu ici l’impression, à aucun moment depuis 1945, que les Russes cherchaient un accord. La guerre froide est un état permanent que seule une crise intérieure pourrait faire évoluer.

 

Les Régimes autoritaires Discutés

Comme nous ne nous sentons pas le courage de commenter dans le détail les multiples colloques de Washington qui ne présenteront d’intérêt que si quelque chose de concret en ressort, profitons-en pour consulter le baromètre international. Deux indications notables s’y inscrivent.

D’abord, les régimes autoritaires sont discutés et même en crise : U.R.S.S. et satellites, Espagne, Indonésie. Les causes en sont à la fois politiques et morales d’une part, mais avant tout économiques.

 

En Espagne

Franco en Espagne vient de réorganiser son équipe ministérielle sous la pression des difficultés économiques et de l’agitation de la jeunesse universitaire. Il s’est livré à un dosage de tendances et un chassé-croisé de personnalités qui ressemble assez à nos crises démocratiques. Le public en Espagne ne s’y intéresse pas beaucoup plus que chez nous. On n’attend plus de miracles, pas même de changement sérieux ; le régime est usé. On s’en accommode parce que l’alternative serait une révolution dont le souvenir n’a rien d’agréable. La jeunesse qui n’a pas connu 1936 ne serait pas suivie par tous ceux qui ont vécu ce drame.

Mais ce qui est curieux, c’est que les reproches adressés à Franco sont exactement les mêmes que ceux que les jeunes Russes adressent au Kremlin. Incapacité de relever le niveau de vie, embouteillage bureaucratique, obscurantisme de la classe dirigeante  accrochée à ses privilèges, progrès paralysés par la centralisation administrative et la planification universelle. Ce que l’on demande, c’est la liberté de discuter, et surtout d’agir, sur le plan individuel et surtout local. Les Soviets essayent d’ailleurs, au moins en théorie, une décentralisation économique devant l’échec de leurs plans gigantesques.

 

La Fin de la Compétition Économique

Le second point à noter, c’est la fin, au moins provisoire, de la compétition économique entre les deux mondes qui avait semé l’effroi en Occident, et particulièrement aux Etats-Unis. On ne croît plus au Kremlin-père Noël. Est-ce l’incapacité des Russes d’aider leurs propres satellites – les Polonais sont autorisés à quémander des dollars à Washington – est-ce la mauvaise qualité des rares produits fournis, ce qui est sûr c’est que l’on ne compte plus en Orient sur la surenchère des deux parties dont on attendait une manne inépuisable. Les dollars seuls sont sûrs. Et c’est la clef du problème.

Que vont chercher à Washington les pèlerins d’Orient et d’Occident ? Que ce soit Ibn Saoud ou le fils du roi Fayçal, M. Mollet ou M. MacMillan, c’est un moyen de joindre les deux bouts à l’heure des graves échéances. Les Anglais viennent d’obtenir 500 millions de dollars de l’Export Import Bank. Quant aux problèmes purement politiques dont on est censé s’entretenir, on sait bien que la solution sera financière ou ne sera pas. Si Nasser finit par céder, c’est que ses caisses seront vides et que Moscou se refuse à les remplir. Sinon, le Canal de Suez ne sera pas de longtemps ouvert au trafic. Si Israël se résigne à un compromis, c’est qu’il ne peut vivre si le flot des dollars est arrêté.

 

La Diplomatie Financière

Ce n’est pas d’hier que la puissance financière est un argument décisif dans les compétitions internationales. Cependant, plus les Etats modernes se développent et plus la finance commande. C’est probablement sous la pression des exigences financières que la crise d’indépendance des pays sous-développés finira par s’atténuer. A cet égard, les Russes qui sont forts habiles en d’autres domaines ne savent se servir de leurs ressources. Leurs moyens sont certes peu de choses comparés à ceux des Etats-Unis, mais ils ont un stock d’or qui n’est pas négligeable. Ils auraient pu s’en servir, soit pour donner au rouble un standing international, soit pour soutenir leurs desseins politiques. Ils n’ont fait que quelques tentatives de peu d’ampleur. Leur technique financière est encore rudimentaire. C’est une infériorité dont ils doivent aujourd’hui sentir le poids.

 

                                                                                            CRITON