Criton – 1957-10-26 – Révision Déchirante

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Le Courrier d’Aix – 1957-10-26 – La Vie Internationale.

 

Révision Déchirante

 

Loin de s’apaiser, les réactions provoquées par l’apparition du « spoutnik » s’amplifient. « Pearl Harbour sans effusion de sang » déclare M. Meany, le président des Syndicats américains et S. Alsop : « On sent une odeur pré-Coréenne ». Une panique en bourse de New-York a fait perdre 3.000 de nos milliards en la seule séance de lundi. Ajoutons que pour accroître la confusion, on raconte que les Russes ont enlevé dans le Bosphore la valise diplomatique de l’envoyé américain Loy Henderson avec tous les documents relatifs à ses conversations à Ankara. Le bateau et l’équipage qui portaient le précieux mémoire aurait été capturé et emmené dans un port soviétique. M. Foster Dulles et le vice-président Nixon dissimulent mal une inquiétude profonde. L’opinion aux Etats-Unis verrait volontiers la direction du pays changer de main. La stabilité gouvernementale a aussi ses inconvénients. Cela pour nous consoler.

 

Les Relations Anglo-Américaines

Des plus graves événements, il y a toujours des bénéficiaires. Aujourd’hui, ce sont les Anglais. M. MacMillan s’envole pour Washington. L’échec américain est peut-être l’occasion de renouer le « partnership » de la période de guerre et de faire oublier le désastre de l’an dernier à Suez. L’administration des Etats-Unis admet la nécessité d’une mise en commun des recherches nucléaires et l’on parle de constituer un « Pool des cerveaux ». On admet aussi à contrecœur que la doctrine Eisenhower pour le Moyen-Orient n’a pas été un succès et que bon gré mal gré une politique solidaire des puissances de l’O.T.A.N. s’impose dans cette région du monde. M. Pella, lui-même, pour l’Italie l’a reconnu et le néo-atlantisme qui naissait à Rome est enterré.

A chaque menace de l’U.R.S.S., l’Alliance Atlantique a tenté de serrer les rangs. Cette solidarité n’a pas duré longtemps Il semble que cette fois-ci, au moins en ce qui concerne les Anglo-Saxons, la définition d’une politique commune va s’imposer. L’Angleterre tirera de cette tension nouvelle un autre avantage : l’antagonisme entre Conservateurs et Travaillistes et peut-être entre le Gouvernement et les Syndicats connaîtra une pause. On sait que Krouchtchev a jugé bon d’adresser aux socialistes anglais une lettre personnelle pour solliciter leur appui dans le conflit Turco-Syrien, MM. Gaitskell et Bevan, avant de répondre, ont rendu visite au Premier ministre. Si ce n’est là signe d’une détente politique, c’est du moins un geste qui montre que l’esprit national l’emporte sur le partisan. Tout cela change le climat orageux qui dominait le mois passé. La Livre sterling, en position critique, sera plus aisément défendue.

 

L’Effort des Etats-Unis

Du côté des Américains aussi une révision profonde s’impose. Les Démocrates, tout en critiquant l’administration, n’ont pas cherché à l’accabler à des fins politiques. Nul ne doute qu’un grand effort s’impose pour redresser la situation et toute la nation s’offrira ; syndicats, chefs d’entreprises, politiciens, et même les militaires rivaux des trois armes ont promis d’apporter leur contribution pour le salut public. De toutes parts, une sorte de révolution psychologique est déterminée par le coup d’éclat soviétique. Elle gagnera en profondeur comme en étendue. Aucun pays, aucune force politique n’y échappera. C’est donc bien un nouveau chapitre de l’histoire contemporaine qui s’est ouvert.

 

Les Intentions du Kremlin

Les avis demeurent partagés sur les intentions du Kremlin. On ne pense généralement pas qu’on soit à la veille d’une guerre atomique. Si les Russes possèdent des engins balistiques intercontinentaux, ils ne pourraient, même par surprise, détruire la puissance américaine sans recevoir eux-mêmes des coups qui diminueraient dangereusement la leur. Par contre, on n’exclut pas une prochaine nouvelle « guerre de Corée ».

 

L’U.R.S.S. et la Turquie

La cible est la Turquie. C’est en effet pour les Russes l’adversaire le plus gênant. Les Américains y tiennent des bases puissantes d’observation et de représailles. Les centres de Bakou et de l’Oural sont à portée des fusées à faible ou moyen rayon d’action. Les Soviets peuvent-ils les détruire sans provoquer la guerre nucléaire ? Foster Dulles a averti Gromiko qu’il ne reculerait pas devant cette éventualité. La campagne antiturque du Kremlin est néanmoins payante. On oublie trop qu’il y a moins d’un siècle, les pays arabes étaient sous la domination du Sultan de Constantinople. Il est donc facile de réveiller des haines séculaires à Damas, au Caire et même à Bagdad.

Il y a autre chose. La poussée russe en Moyen-Orient vise surtout à troubler l’exploitation du pétrole par l’Occident. La Syrie tient les pipelines et si Nasser a envoyé quelques soldats à Lattaquié, c’est autant pour contrôler le gouvernement syrien que les lignes d’évacuation du carburant, essentiel aux Occidentaux. On sait d’autre part que pour éviter le risque d’une interruption du flot de pétrole vers la Méditerranée, les Compagnies ont projeté la mise en place d’une conduite qui irait du Golfe Persique à Alexandrette, exclusivement en territoire irakien et turc. Les Russes ont intérêt, comme les Syriens, à faire échouer ce plan qui est d’ailleurs encore discuté.

 

L’Utilisation Politique du Satellite Artificiel

Les optimistes ne voient pas autre chose dans les menaces russes. On peut demeurer sceptique : Krouchtchev sait qu’il possède actuellement et pour un temps probablement très court une supériorité tactique dont il veut tirer le maximum d’avantages.

A l’intérieur d’abord, le succès du satellite a renforcé sa position personnelle qui était très incertaine et son alliance avec l’armée paraît solide. Il a fait passer sur le peuple russe un frisson d’orgueil patriotique qui lui fait oublier sa misère, et les remous provoqués par le grand bouleversement administratif seront plus facilement étouffés.

A l’extérieur, il a mis Tito sur les genoux, et par cette manifestation de puissance intimidé l’opposition des pays satellites. Mais les effets de ce coup d’éclat n’auront qu’un temps. Comme l’a remarqué Nehru ces jours-ci, la religion du communisme qui n’a cessé de s’affaiblir dans l’esprit des masses, déclinera encore à l’extérieur, depuis qu’on voit plus clairement qu’elle n’était que le camouflage d’une puissance purement militaire qui vise à l’asservissement universel. Les signes à cet égard ne manquent pas, ne fut-ce que l’échec de la manifestation du 17 octobre en France contre la guerre d’Algérie.

On peut donc craindre ce que Nixon appelle une erreur de calcul. Staline n’était pas Russe mais Géorgien, c’est-à-dire un de ces peuples où la violence, la ruse et la prudence s’équilibrent. Krouchtchev est Ukrainien, comme Tarass Boulba et l’on connaît le morceau de Gogol sur la troïka que tous les enfants russes récitent à l’école. La troïka dont la course folle grise le cocher et qui symbolise les rêves démesurés de l’homme de la steppe. La psychologie des peuples et de leurs maîtres nous fournit le fondement et de la sociologie et du développement de l’histoire. Chaque groupe ethnique, comme tout homme, porte en soi, à côté de la volonté de puissance, les instincts antagonistes qui peuvent le perdre. Une période très difficile et très dangereuse s’ouvre devant nous : Caveant consules !…

 

                                                                                            CRITON

 

 

Criton – 1957-10-19 – L’Oeil Magique

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Le Courrier d’Aix – 1957-10-19 – La Vie Internationale.

 

L’œil Magique

 

L’évolution du « Spoutnik » russe demeure la principale préoccupation. Comme toujours, en pareil cas, les réactions tendent vers deux extrêmes. Certains s’efforcent d’en minimiser l’importance, les autres l’exagèrent. Le président Eisenhower tant par tempérament personnel que pour excuser les déficiences de son Administration, a cherché à rassurer l’opinion. Son témoignage comporte des considérations judicieuses dont on doit tenir compte. Beaucoup de ses concitoyens n’ont cependant pas été convaincus. De tous côtés, experts et profanes, des critiques sévères se sont élevées. Pour en juger objectivement, consultons d’abord nos deux fidèles baromètres : le maréchal Tito et la Bourse de New-York.

 

Joukov chez Tito

La longue visite du maréchal Joukov en Yougoslavie, l’inspection approfondie qu’il a faite du potentiel militaire du pays et les entretiens qu’il a eus avec Tito ne sont évidemment pas de pure courtoisie. En particulier, le tour des installations le long de la frontière italienne de Trieste revêtait une signification qui n’a pas échappé à Rome. On a beaucoup parlé aussi du Panslavisme et l’on pouvait conclure que la Yougoslavie était revenue, comme avant la rupture de 1948, un membre fidèle du bloc communiste, ce qui n’est probablement pas exact. Cependant, Tito dont l’habileté politique n’est pas à rappeler a jugé prudent de s’aligner pour le moment sur Moscou. Il a donné un gage d’importance : la reconnaissance du gouvernement de l’Allemagne Orientale, en dépit des difficultés qu’il va avoir avec Adenauer pour ce geste. Nous ne savons ce qu’en pense M. Dulles, mais nous continuons à considérer comme la plus fâcheuse politique d’avoir investi plus d’un milliard de dollars pour doter Belgrade d’une armée moderne et sauver l’économie yougoslave du désastre. D’autant que lorsque Tito disparaîtra, on ne pourra empêcher Moscou de faire de la Yougoslavie une autre Tchécoslovaquie.

En outre, on peut penser qu’en dissuadant Tito de ses ambitions d’être le fédérateur d’une Europe centrale et balkanique détachée de Moscou, Krouchtchev et Joukov ont orienté ses regards vers l’Occident, vers Trieste et la Carinthie, pour prix d’une loyale collaboration. A noter également l’empressement que Tito a mis à souscrire à une Conférence balkanique proposée par la Roumanie et à répondre aux avances bulgares pour une collaboration générale et particulièrement l’aménagement hydroélectrique du Danube. Tout un faisceau de faits qui ne trompent pas.

 

La Baisse à Wall-Street

Quant aux marchés financiers, et particulièrement celui de New-York, ils se sont effondrés alors qu’il n’y a pas de raison économique pour justifier des baisses qui atteignent parfois 30 et même 40 pour cent depuis le 15 juillet.

 

Le Rôle Militaire du Spoutnik

Un autre problème, d’ordre militaire celui-là, relatif au satellite artificiel. Emet-il des renseignements en Code ou non ? Les Russes l’avaient d’abord nié, puis un savant soviétique, le Dr. Scherban l’a reconnu. Eisenhower est d’avis contraire.

De quoi s’agit-il ? Pour des raisons techniques que nous ne pouvons exposer ici, toutes les cartes géographiques sont inexactes et ne peuvent servir pour envoyer de façon précise à 8.000 kilomètres de distance l’engin balistique intercontinental sur son objectif, à savoir les bases américaines aux U.S.A. même. Le satellite artificiel muni de dispositifs infrarouges transmettrait aux savants les renseignements qui leur manquent. Ce qui expliquerait le poids anormalement élevé de l’engin. Si la chose n’est pas exacte, elle le deviendra sous peu, lorsque d’autres satellites seront lancés. Les Américains, quoique sceptiques officiellement, n’en ont pas moins décidé de maintenir en l’air de façon permanente la moitié de leurs bombardiers lourds susceptibles de porter les bombes H.

 

L’Impasse Atomique Réelle

Un point en tous cas est acquis. Jusqu’ici, grâce à leurs bases sur le pourtour du rideau de fer, les Américains pouvaient lancer sur l’U.R.S.S. leurs engins balistiques de portée moyenne de 2 à 3.000 kilomètres qui sont en cours d’essai ou déjà en service sans compter les engins de portée plus faible lancés de sous-marins atomiques. Les Russes ne pouvaient riposter faute de bases rapprochées. Ils ont donc concentré tous leurs efforts, à un coût invraisemblable, sur l’engin à longue portée qui doit les mettre à égalité avec les U.S.A. et réaliser l’impasse atomique total qui permet tous les chantages et intimidations dans lesquels ils excellent.

 

Les Soldats Égyptiens en Syrie

On s’est alarmé de l’envoi par Nasser des contingents militaires en Syrie et l’on n’est pas d’accord sur l’objet de ce geste. S’agit-il d’un plan concerté avec l’U.R.S.S. ? C’est peu probable. Nasser a voulu contrecarrer la politique de son rival, Ibn Saoud qui peu à peu lui ravissait la direction du Monde arabe et peut-être même empêcher la Junte de Damas de se lier complètement aux Soviets et de faire de la Syrie un véritable satellite.

Ce genre d’affaires est si compliqué qu’on se trompe toujours plus ou moins à vouloir les élucider. Ce ne sont pas les quelques soldats égyptiens qui ont débarqué à Lattaquié qui changeront grand-chose à l’équilibre des forces en Moyen-Orient.

 

La Menace Russe contre les Turcs

Les Russes cependant continuent d’accuser les Turcs et même Israël de vouloir attaquer la Syrie. Cela paraît absurde aux Occidentaux, mais non aux esprits surchauffés à Damas et au Caire. L’art du mensonge a parfois des raisons que la raison ne connaît pas. En écoutant la propagande des Soviets on se demande parfois s’ils ne tirent pas sur eux-mêmes. Le bouquet du genre est la formule qu’ils ont proposée à l’O.N.U. pour définir « l’Agresseur ». Mot pour mot, avec force détails juridiques, ils décrivent leur action en Hongrie.

 

La Purge Monétaire en D.D.R.

Une nouvelle purge monétaire a été effectuée en Allemagne Orientale par le gouvernement Grotewohl : une variante de celles qui ont jalonné depuis la guerre l’histoire monétaire de l’U.R.S.S. et des satellites. On échange les marks en circulation contre de nouveaux entre l’aube et le crépuscule et on déclare les anciens sans valeur. Mais l’échange n’a lieu qu’à concurrence de 300 marks (environ 6.000 frs), le reste est bloqué afin que les autorités puissent en rechercher l’origine, licite ou non. On devine que les malheureux épargnants de la D.D.R. ont préféré détruire leurs papiers que de les soumettre aux enquêtes de la police secrète. Et le tour est joué. Le pouvoir d’achat est automatiquement réduit et le marché noir supprimé, dit-on pour excuse – ce qui est à voir.

Il est vrai que tous les gouvernants ont leurs péchés et que nous avons connu jadis un retrait des billets de cinq mille, n’est-ce pas M. René Mayer ?

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1957-10-12 – Signe dans le Ciel

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Le Courrier d’Aix – 1957-10-12 – La Vie Internationale.

 

Signe dans le Ciel

 

Le lancement, le 4 octobre 1957 par les Russes du premier satellite artificiel est un événement d’une portée politique considérable. Il marque la fin de la prépondérance américaine commencée le 6 août 1945 avec la bombe atomique sur Hiroshima et qui s’était peu à peu dégradée.

 

Le Satellite Artificiel Russe

En vérité, on savait depuis longtemps que les Soviets, comme les Etats-Unis, ne tarderaient pas à expérimenter un tel engin. Comme il advint toujours dans le passé, la technique scientifique suit un progrès parallèle parmi les grandes nations industrielles. L’U.R.S.S. a mis à la disposition de ses savants, aidés des spécialistes allemands capturés en 1945 et ultérieurement de transfuges du monde occidental, tous les moyens matériels susceptibles de les conduire à ce succès. Dans la période difficile que traverse l’économie russe, les Soviets avaient besoin de frapper un grand coup pour ressaisir leur prestige. La propagande en tirera le maximum d’effets, comme elle s’entend à le faire.

Le premier sera de dissiper le doute qui demeurait sur la portée véritable des affirmations soviétiques. Le lancement du satellite apporte la preuve, qui jusqu’ici manquait, qu’ils ont rejoint la technique occidentale en matière militaire et scientifique. Le second sera d’accroître encore la peur qu’inspire au monde la possession de tels engins par des hommes aussi dépourvus d’humanité et de scrupules que les maîtres présents du Kremlin.

Tertio, l’échec durement ressenti par les Etats-Unis, aura, dans ce pays, des conséquences politiques et aussi économiques, très étendues. Ce qui restait de confiance dans l’Administration Eisenhower a été fort ébranlé. Le peuple américain sent peser sur sa tête une menace que la prospérité lui avait fait un peu oublier. L’effet psychologique sur le mouvement des affaires, déjà en déclin depuis la mi-juillet, ne fera que s’accentuer. Le Monde libre tout entier en sentira les conséquences.

Il est difficile dans ce domaine de prévoir les réponses concrètes. Une dépression est probable. Un sursaut d’activité n’est pas impossible. Comme toujours, aux effets défavorables s’opposeront des réactions salutaires. Un resserrement de la solidarité atlantique peut s’imposer. Tout dépend de la confiance que les peuples libres ont en eux-mêmes, et surtout en ceux qui les dirigent. Elle est présentement assez faible, tant aux Etats-Unis qu’en Angleterre et en France.

 

L’Homme et la Science

Ce qu’il est intéressant de noter à l’occasion du lancement du satellite artificiel russe, c’est la réaction de l’opinion publique à l’égard du progrès scientifique et technique. A l’enthousiasme qui marquait au XIX° siècle et au début du XX° toute réalisation nouvelle, a succédé une certaine lassitude et beaucoup d’anxiété. On sent que cette marche en avant est irréversible et que rien ne peut même la freiner. Conquête de l’univers ou course au suicide, on ne sait trop. On se sent comblé de biens dangereux dont beaucoup sont loin d’être indispensables. A quoi peut bien servir pour le salut des hommes et la solution des énigmes qui l’oppressent, la conquête des espaces interplanétaires ? On souhaiterait en appeler à des valeurs morales qui malheureusement se révèlent impuissantes. L’abîme entre la sagesse et le savoir-faire se creuse.

 

Les Émeutes de Varsovie

On sent très bien cependant, que les peuples ont conscience de ce drame. Les étudiants de Varsovie qui viennent de crier au péril de leur vie leur soif de liberté, la ténacité du peuple hongrois malgré ses déceptions et la répression qui l’écrase, des manifestations plus obscures en Tchécoslovaquie, en Bulgarie, et jusqu’en Chine, l’acte d’accusation de Djilas en Yougoslavie, bien des signes épars dans le monde montrent l’aspiration des peuples à se faire entendre en faveur de la coopération internationale et de la paix, leur extraordinaire résistance à la propagande et à l’endoctrination et cela aussi bien chez les intellectuels que dans les masses. C’est là que réside le seul espoir d’échapper à l’engrenage fatal qui a conduit à 1914 et à 1939. Un événement comme celui qui nous préoccupe aujourd’hui n’est pas de matière à renforcer cette espérance.

 

Krouchtchev et l’Aventure

On peut craindre, en effet, qu’un homme comme Krouchtchev, aussi dynamique et qui a le goût du risque ne s’inspire avec plus de méthode des moyens employés par Hitler pour subjuguer un à un ses voisins les plus faibles. Staline se contentait de tâter le terrain : Blocus de Berlin, Guerre de Corée. Il arrêtait les frais quand le risque devenait sérieux. De plus, il n’avait pas les moyens matériels dont Krouchtchev dispose. Qu’arriverait-il s’il posait une sorte d’ultimatum en Moyen-Orient ou en Europe occidentale, à Ankara ou à Vienne par exemple ? Reviendrions-nous alors à 1938 ? Ce sont de telles questions que l’on agite, en silence, de peur de les exprimer.

Depuis la rupture de la Conférence de Londres sur le désarmement, les événements ont fait beaucoup de chemin. « Tournant » intitulions-nous alors un de nos articles. Il était plus marqué encore que nous ne le pensions.

 

L’Orgueil National en U.R.S.S.

Un autre point : l’orgueil national si puissant chez les Russes a reçu du fait du satellite artificiel une impulsion nouvelle. La propagande intérieure a fait de l’événement une gloire nationale et un triomphe pour le régime. Comme si les grandes réalisations techniques, à commencer par les Pyramides d’Egypte jusqu’au V2 d’Hitler, n’étaient pas précisément le fait des pires tyrannies. Mais un patriotisme simpliste ne connaît pas ce genre de réflexions. Le peuple russe s’est laissé persuader qu’il était menacé par l’encerclement capitaliste. Il ne peut que s’exalter quand on lui montre les moyens de le briser.

 

Le Congrès de Brighton

En regard de l’événement du 4 octobre, les autres problèmes du jour paraissent mineurs : la crise française a repris son cours rituel. Le gouvernement britannique a momentanément écarté la menace sur la Livre. On ne peut cependant négliger de parler du Congrès de Brighton où les Travaillistes ont discuté de leur programme dans l’éventualité, qu’ils croient proche, de leur retour au pouvoir. On a été frappé de leur modération et particulièrement de celle de M. Bevan, ministre des Affaires étrangères en puissance, qui revient de Moscou où il s’est entretenu avec Krouchtchev. Les Travaillistes sont conscients des difficultés qui les attendent et voudraient obtenir la confiance des classes moyennes. En attendant, ils ont réussi à surmonter les divisions qui la leur avaient fait perdre aux précédentes élections. L’aile gauche dominée par M. Bevan paraît réconciliée avec l’aile droite dirigée par Gaitskell. Et la personnalité dominante des Trade-Unions, M. Cousins, s’est efforcé de ne rien dire qui puisse opposer le monde du travail au personnel politique. Il est difficile de faire la part de la sincérité et de la tactique. Tous sentent que sans union apparente, rien n’est possible. Reste à savoir s’ils chercheront ensemble à précipiter la crise et à provoquer des élections anticipées ou s’ils auront la sagesse d’attendre une succession moins périlleuse. On inclinerait plutôt dans ce dernier sens.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1957-10-05 – Désarroi

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Le Courrier d’Aix – 1957-10-05 – La Vie Internationale.

 

Désarroi

 

La crise française a produit dans le monde une certaine émotion alors que les précédentes étaient considérées comme un épisode rituel de notre vie politique. On a parlé de crise de régime. Il s’agit plutôt de désarroi d’hommes qui avaient l’habitude, en juristes habiles, de résoudre tous les problèmes par un texte de loi adroitement balancé selon les principes consacrés de chaque parti. Ils s’aperçoivent aujourd’hui de ce que ce genre de formule a de dérisoire en face de l’évolution rapide et déconcertante du monde actuel.

 

L’Affaire de Little Rock

Le désarroi n’est d’ailleurs pas particulier à la France. Le conflit aux Etats-Unis, à Little Rock, entre noirs et blancs, local et minuscule en soi, soulève les mêmes redoutables questions qui se posent à nous et dont la complexité ne se résout pas par la simple application des grands principes.

 

De l’Autre Côté du Rideau de Fer

Désarroi aussi de l’autre côté du rideau de fer que nous voyons se révéler sous deux aspects :

D’abord le rapprochement de Tito et de l’U.R.S.S. après les visites de Gomulka et de Joukov à Belgrade, rapprochement qui n’a rien de sentimental, on le pense bien : Mais les deux dictatures, celle d’U.R.S.S. et de Yougoslavie, se sentent menacées par les mêmes forces profondes des peuples qui s’éveillent. Les Russes ont fini par persuader Tito qu’en jouant de leurs divergences respectives à coup de discours et de propagande comme celle des conseils ouvriers, ils pourraient être également détrônés par les aspirations populaires et qu’ils avaient intérêt à s’entendre au moins en paroles. Voilà pour l’aspect politique.

 

L’Abolition du Plan Quinquennal

L’aspect économique maintenant : C’est la renonciation de l’U.R.S.S. au plan quinquennal que doit remplacer un plan de sept ans à partir de 1959. C’est la première fois qu’un plan quinquennal est abandonné. Il n’y aura même pas de plan du tout tant que le nouveau n’aura pas été mis en marche dans deux ans. Les explications données sont naturellement fallacieuses. En fait, le plan précédent n’avait pu être appliqué, et le rythme d’accroissement de la production s’était abaissé officiellement à 7%, le plus bas reconnu jusqu’ici. Mais la rupture du plan vient en réalité de la réforme de l’administration. Les circuits ont été désorganisés entre les usines et les ministères. Il s’agit à présent de mettre en place les pouvoirs de gestion des Sovnarkhozes ce qui demandera, en étant optimiste, au moins les deux ans prévus par le nouveau plan, à moins de nouveaux bouleversements d’ici-là, si l’obstruction des exclus et les rivalités locales s’exaspèrent.

 

L’Angleterre à la Croisée des Chemins

Nous avons dit souvent ici que les plus gros risques pour l’avenir du Monde libre venaient de Londres. Le désarroi de l’Angleterre s’est accentué au point qu’aujourd’hui, l’avenir même du pays est en cause. Les Conservateurs font des efforts désespérés pour gagner du temps et retarder les élections qui leur seraient fatales. Ils se cramponnent au pouvoir malgré une succession d’échecs électoraux avec l’idée qu’ils auront redressé la situation dans les deux ans qui, légalement leur restent. C’est d’ailleurs la première fois qu’un gouvernement désavoué régulièrement dans des élections partielles se refuse au retour aux urnes : l’enjeu est en effet considérable. L’Angleterre aura à choisir entre la libre entreprise, le capitalisme populaire avec ce qu’il laisse d’initiative et de chance aux individus, ou le socialisme intégral vers lequel elle glisse depuis la guerre. C’est un chemin sans retour. Une fois nationalisés les moyens de production, le reste peu à peu s’insère dans une planification totale. Lorsque le pouvoir économique est aux mains de l’Etat ou du Parti qui le représente, on peut bien conserver la liberté de penser et de parler, mais elle est sans valeur pratique.

Les jeunes aristocrates ou écrivains d’avant-garde qui attaquent en ce moment la maison royale, la Chambre des Lords et toutes les traditions de la vieille Angleterre, ne se rendent pas compte que la liberté dont ils usent sans réserve n’aura plus aucun sens s’ils réussissaient dans leurs desseins de discréditer les institutions qui les protègent d’un égalitarisme qui est le contraire de l’égalité. Le public dans sa mase, et surtout la classe moyenne, est perplexe. On en trouve la preuve dans le retour de faveur dont jouit le Parti libéral, hier quasi-mort. On voudrait l’impossible : concilier la liberté à laquelle chacun tient, avec le socialisme dont on profite. On a tendance d’ailleurs à confondre – et ce n’est pas le seul cas du genre – socialisme et progrès social, comme si les deux termes étaient inséparables. Au fond, c’est le sort de la Livre et celui, dont elle dépend, de l’équilibre de la balance des comptes qui jettera l’Angleterre dans l’une ou l’autre voie.

 

A Washington

Comme pour d’autres problèmes, la clef demeure en dernier ressort à Washington. Malheureusement il manque aux Etats-Unis une autorité capable de dominer les vues étroites des politiciens. On vient de le voir. Le président Eisenhower n’a jamais eu les qualités d’un grand président, pas même celles de son prédécesseur Truman. Vieilli et fatigué, il ne peut plus, en outre, constitutionnellement briguer un troisième mandat. Sa succession de ce fait est déjà ouverte et un succès démocrate est tenu pour certain, tout comme en Angleterre un succès travailliste. Dans ces conditions, de grands desseins à longue portée sont voués à l’échec.

 

L’Actualité au Moyen-Orient

Nous avons négligé les affaires du Moyen-Orient que nous n’avons jamais ici prises au tragique. Derrière les grands mots et les discours incendiaires, un certain apaisement est manifeste. D’ailleurs ces roitelets et ces militaires dictateurs mentent un peu trop pour leur grade, c’est-à-dire pour leur importance réelle. Ils lassent amis et ennemis. Nasser dépité de s’être vu préféré la Syrie dans les faveurs de l’U.R.S.S. a esquissé un rapprochement avec Paris et Londres. On pouvait croire à une feinte pour ramener les Soviets au Caire. Mais, sous la pression de graves difficultés économiques et même alimentaires, le Colonel paraît décidé à une réconciliation avec les Franco-Anglais, espérant sans doute que les Etats-Unis suivront, trop heureux de reprendre pied sur les bords du Nil. La situation est encore confuse et il ne s’agit là que de la tactique du jour. En somme, la partie reste à peu près équilibrée entre les deux blocs au Proche-Orient. C’est tout ce que l’on peut souhaiter de mieux.

 

                                                                                            CRITON

 

 

Criton – 1957-09-28 – La Démocratie et l’Inflation

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Le Courrier d’Aix – 1957-09-28 – La Vie Internationale.

 

La Démocratie et l’Inflation

 

Les problèmes économiques et financiers prennent le pas sur les débats purement politiques. L’élévation brutale du taux de l’escompte en Angleterre de 5 à 7% a mis en évidence une fois de plus la situation précaire de la Livre. Aux Etats-Unis, la chute des marchés a pris d’amples proportions et tous les autres en subissent le contrecoup.

 

Une Crise Entretenue

Ce qui différencie cette crise des précédentes, c’est qu’elle est, pour une large part, artificielle. Loin d’être combattue par les Pouvoirs publics, elle est appuyée par leur action. L’expansion économique se poursuit depuis plusieurs années à un rythme dangereux. La prospérité, comme la dépression, a ses risques. Ici, c’est l’inflation et particulièrement l’inflation des salaires qui menace l’équilibre économique de rupture. Or, en dépit des apparences, il est plus facile de prendre des mesures pour combattre une récession que pour freiner un « boom ». Car ce genre d’opération est nécessairement impopulaire. En pratiquant une politique d’argent cher, en restreignant les crédits, les pouvoirs mécontentent tout le monde. Cependant, en présence d’une augmentation constante des prix, de revendications croissantes de la part des salariés, les autorités américaines n’ont pas hésité à donner un coup de frein. L’inconvénient de ces mesures, c’est que les réductions imposées en conséquence au commerce international risquent d’aggraver le déficit en dollars des pays européens et provoquer chez eux une crise véritable.

Aux mesures restrictives imposées à l’intérieur, aux Etats-Unis, devrait correspondre une politique plus libérale dans les échanges extérieurs : abaissement des droits de douane, élargissement des crédits et des dons aux pays européens en difficulté. Il n’en est malheureusement rien. Le réflexe protectionniste joue à plein, dès que les affaires se ralentissent.

 

La Défense de la Livre

Le Gouvernement conservateur anglais s’est engagé à défendre la Livre à tout prix. Ce n’est pas la première fois que l’on entend de telles résolutions. En fait, elles ont toujours été contrariées par les faits. Des opérations coûteuses, comme celle d’aujourd’hui, ont plutôt précipité les événements. Les monnaies surévaluées ne remontent pas la pente et tôt ou tard, un rajustement s’impose. Si les Anglais ne cèdent pas à l’inévitable, c’est d’abord parce que c’est leur manière habituelle d’opérer, mais aussi parce qu’ils considèrent qu’il faut d’abord briser la spirale inflationniste avant de chercher un équilibre raisonnable.

 

L’entreprise est courageuse et, au fond louable. Ajuster une monnaie pour être obligé de recommencer quelque temps après, comme ce fut le cas en France, est un procédé de facilité contre lequel il finit par ne plus y avoir de remède. L’inflation chronique chez nous est devenue une habitude mentale, une sorte de stupéfiant dont on ne peut plus se passer. Le patient risque d’en mourir lorsque la monnaie s’est tellement avilie, qu’elle ne peut plus jouer son rôle, ce qui s’est passé autrefois en Allemagne. Avec u8ne monnaie à caractère universel comme la Livre, le laisser faire est impossible. Et comme d’autre part, le Gouvernement anglais n’a pu, par persuasion obtenir des syndicats qu’ils renoncent au moins temporairement à pousser leurs revendications, il a délibérément couru le risque d’une récession, c’est-à-dire du chômage. Et nous avons l’impression que l’on ne fera rien aux Etats-Unis pour éviter à l’Angleterre cette éventualité. Le danger du suremploi est trop manifeste chez elle. Il crée une situation telle que les salariés, forts de leur position, exercent une pression irrésistible sur l’Etat et les entreprises. Cette pression ne met pas seulement en danger la monnaie mais l’équilibre des forces dans une démocratie. Il est intéressant de noter qu’aux Etats-Unis et même aujourd’hui en Angleterre, une large fraction du public se rend compte de ce risque. Si l’opinion réagit en ce sens, la situation peut fort bien être sauvée, sinon la course des salaires et des prix se poursuivra sans répit avec toutes ses conséquences.

 

Déclaration d’Allen Dulles

Un personnage généralement muet, fait rare aux U.S.A., Allen Dulles, le frère du Secrétaire d’Etat et directeur du service américain de renseignements a pris la parole à un congrès pour donner son opinion sur la situation intérieure en Russie. Ses déclarations rejoignent exactement les hypothèses émises ici. La position de Krouchtchev est mal assurée et ses nombreux ennemis le guettent. Ils s’emploient à faire échouer ses entreprises trop hardies et la toute puissante bureaucratie défend ses privilèges. La direction collective a cessé de jouer et l’armée attend l’heure de profiter des conflits internes du Parti, ce qui expliquerait le raidissement de la politique extérieure soviétique et le retour à une guerre froide plus accentuée encore qu’au temps de Staline alors que Krouchtchev accusait ses adversaires de faire obstacle à la coexistence pacifique. Ce serait une sorte d’écran pour masquer des faiblesses intérieures. Allen Dulles ajoute que le discrédit de l’idéologie communiste est total chez les jeunes.

 

La Nouvelle Classe de M. Djilas

On commence à s’intéresser au livre de Milovan Djilas, ancien dirigeant communiste yougoslave, aujourd’hui en prison, « La nouvelle Classe » dont une traduction anglaise a paru. L’analyse qu’il fait dans son jargon marxiste de la décadence idéologique du communisme, est pleine d’intérêt : La dictature du prolétariat n’est pas autre chose que la réuion entre les mains d’une seule classe sociale, celle des politiciens bureaucrates, de tous les pouvoirs économiques et idéologiques par surcroît. Elle est véritablement la classe possédante. Elle en a tous les privilèges et tous les avantages. Elle exploite la masse à son profit parce qu’aucun pouvoir ne lui fait contrepoids.

Retenons surtout cette phrase :

« Les dirigeants communistes disposent de la propriété collective comme si elle leur appartenait, mais en même temps, ils la gaspillent comme si elle était celle d’autrui ». Ajoutons pour notre part que ce triste privilège n0est pas le seul fait du communisme. Dès qu’un organisme public jouit d’un monopole, il se conduit exactement de la même façon. Il n’y a qu’à regarder chez nous.

Au contraire, la prospérité d’une nation dépend du contrôle que les pouvoirs antagonistes exercent les uns sur les autres. Ils tempèrent les abus. La concentration des pouvoirs dans les mains d’un seul groupe irresponsable et anonyme est la pire des tyrannies. C’est ainsi que Djilas définit le communisme. Nous reparlerons de cet ouvrage important après une étude approfondie.

 

La Démocratie au Ghana

Pour en revenir à l’actualité, signalons les soucis qu’apporte déjà aux Anglais le nouvel Etat libre de Ghana. On sait que sous ce nom, l’ancienne colonie de la Côte de l’Or a pris sa place dans le Commonwealth comme pays indépendant. Le nouveau premier ministre Nkrumah a contre lui les chefs de l’ancienne organisation tribale qui n’entend pas disparaître et la nouvelle couche, bien mince, de jeunes intellectuels bourgeois qui voient en lui un dictateur démagogue. Il a commencé en effet à exiler ses adversaires politiques. Il a créé des brigades de travail pour occuper à des besognes utiles ceux de ses sujets qui risquent de lui procurer des ennuis. Enfin, il a fait mettre en accusation l’envoyé spécial du « Daily Telegraph » qui s’était permis quelques critiques et interdit sous peine d’emprisonnement l’accès du territoire à son défenseur le célèbre avocat Christopher Shawcross. On voit que les débuts de la démocratie au Ghana, sur laquelle els Anglaise se faisaient des illusions, prend une allure plutôt inquiétante. De bons esprits se demandent même si tout comme au Libéria, le rétablissement de l’esclavage n’est plus qu’une question de temps. Espérons que cela fera réfléchir, en Afrique les partisans de la liberté au pas de course.

 

                                                                                  CRITON

Criton – 1957-09-21 – Succès et Loyauté

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Le Courrier d’Aix – 1957-09-21 – La Vie Internationale.

 

Succès et Loyauté

 

Le triomphe du chancelier Adenauer a rejoint, sinon dépassé, les prévisions les plus optimistes. Reconnaissons qu’il le méritait. Ce n’était pas une raison suffisante pour qu’il l’obtint. Les peuples libres sont souvent ingrats. On dira que les Allemands n’ont pas le sens de la démocratie, qu’ils aiment une main ferme et un guide autoritaire. Sans doute, car la psychologie des peuples n’évolue pas rapidement. Il est significatif cependant que le succès du Chancelier a été appuyé par cinq millions de jeunes électeurs venus pour la première fois aux urnes ; d’ordinaire, la jeunesse veut un changement et s’oppose aux aînés. C’est qu’elle a senti, ici, qu’elle ne pouvait rien espérer de meilleur que ce qui a été fait. Et cela avec raison.

 

L’Allemagne d’Adenauer

Les résultats : En politique extérieure, la fidélité à l’Alliance occidentale, le cheminement lent vers l’Europe unie, la patience pour la réunification, l’hostilité et la méfiance à l’égard du soviétisme. Mais surtout en politique intérieure et plus particulièrement économique et social, l’Allemagne d’Adenauer a fourni la preuve que le progrès social était compatible avec une monnaie stable, et le plein emploi possible sans inflation.

En effet, il n’y a pratiquement plus de chômage dans la République Fédérale ; les réfugiés ont été reclassés et occupés ; le niveau de vie est sensiblement égal à celui des autres pays d’Europe occidentale, supérieur même à celui de certains. La sécurité sociale a rejoint le niveau de l’Angleterre et ne tardera pas à le dépasser. Le budget est en suréquilibre ; la monnaie totalement gagée et convertible ; la balance commerciale largement créditrice, les droits de douane abaissés au minimum. Et cela, dans un climat de libre concurrence, sans planification systématique. L’économie de marché joue pleinement son jeu. La prospérité touche un sommet que l’Allemagne n’a jamais atteint dans le passé. Les adversaires du Chancelier ont essayé d’ergoter, de discuter les résultats obtenus, ou de les attribuer à des causes fortuites et exceptionnelles. Il y en a bien, en effet, quelques-unes, mais le résultat est là, incontestable, dans sa réalité quotidienne. On ne peut que se réjouir si l’Allemagne qui a fait tant de mal à l’Europe et précipité son déclin, la protège aujourd’hui de la catastrophe finale. Disons sans ambages que s’il n’y avait aujourd’hui que l’Angleterre et la France pour résister à la poussée de l’Orient, les chances de salut seraient bien faibles.

 

L’Évolution de la Politique Italienne

Depuis quelque temps, c’est la politique italienne qui attire l’attention des observateurs. Nous avons attendu pour en parler que cette évolution soit suffisamment explicite.

On se souvient de deux faits signalés en leur temps. Le voyage du Sultan du Maroc à Rome où on a vaguement parlé d’une alliance ou d’un pacte méditerranéen et où il est question d’associer, France, Italie, Espagne aux nouveaux Etats de l’autre rive, Maroc, Tunisie et naturellement toute l’Afrique du Nord occidentale, Lybie comprise. On avait vu dans ce ballon d’essai une pointe dirigée contre la domination française en Algérie. A ce moment, l’Espagne entrait dans ce projet de pacte méditerranéen. Depuis, il y a eu entre Franco et le Sultan du Maroc des difficultés. Les ambitions marocaines sur l’enclave d’Ifni, sur les présides de Ceuta et Melilla, sur le Sahara espagnol, ont indisposé Madrid qui a jugé bon de consulter la France. Notre sous-ministre des Affaires étrangères, Maurice Faure, s’est entretenu à Biarritz avec son collègue espagnol. L’Italie, par contre, éliminée d’Afrique par la volonté des Anglo-Américains, n’a pas perdu le souvenir des ambitions mussoliniennes et du Mare Nostrum. Evidemment, les temps sont changés, mais ce que la France peut perdre est susceptible d’ouvrir la voie à d’autres influences. Les Italiens ont toujours eu le sens inné de la « combinazione ». Et la fidélité à l’Alliance Atlantique, l’amitié avec le voisin n’empêchent pas de songer à profiter des circonstances.

 

L’Italie et les Pétroles Iraniens

L’autre fait remonte à la même époque : on sait que le bouillant directeur de l’Administration italienne des pétroles, Enrico Mattei, a cherché pour son pays des sources nouvelles de carburants. Il en a trouvé en Sicile qui va produire l’an prochain 2 millions de tonnes de pétrole, presque le double de Parentis, mais cela est peu pour les besoins futurs de l’Italie. Il a négocié avec Nasser et obtenu en Égypte des concessions qui vont lui rapporter 500.000 tonnes, ce qui explique entre parenthèses l’attitude assez molle, sinon ambigüe, de l’Italie dans l’affaire de Suez en novembre. Mais le grand coup fut porté par Mattei quand il réussit à conclure avec la Perse un accord pour la recherche et l’exploitation des pétroles sur la côte Nord-Orientale du Golfe Persique. Cet accord fit grand bruit car il était conclu entre un organisme d’Etat italien, l’A.G.I.P. et l’organisme d’Etat correspondant de la Perse, et surtout parce que les bénéfices de l’exploitation devaient être partagés à raison de 75% à la Perse et 25% seulement à l’Italie. Or jusqu’ici, les grandes Compagnies anglaises et américaines s’en étaient fermement tenues au partage à égalité qu’on appelle le Fifty-Fifty. Ce précédent allait être une menace pour les grandes sociétés. Les Américains firent l’impossible pour faire échouer l’arrangement, mais sans succès.

Le voyage du président Gronchi à Téhéran ces derniers jours est venu couronner l’édifice de Mattei. On a échangé de bonnes paroles, cherchant à rassurer tout le monde. Mais l’affaire suit son chemin. Le ministre d’Irak à son tour cherche à entamer des négociations pour obtenir les mêmes avantages que la Perse, et les roitelets arabes ne manqueront pas de suivre. Le président Eisenhower a bien dit que les intérêts des Etats-Unis ne se confondaient pas avec ceux des compagnies pétrolières américaines, mais presque en même temps, le département d’Etat faisait savoir que le Gouvernement américain et les organismes bancaires qui en dépendent plus ou moins, ne feraient plus ni dons ni prêts aux organismes d’Etat, mais exclusivement aux entreprises privées pour l’exploitation des richesses naturelles. Cela vise les pays sous-développés, mais aussi bien les autres. En même temps, Mrs Luce, ex-ambassadrice à Rome, est venue faire en Italie un voyage d’agrément sur lequel on n’insiste pas. Mattei a beaucoup d’ennemis en Italie, particulièrement les grandes sociétés italiennes qu’il a évincées de l’exploitation du gaz naturel et du pétrole. Le Président Gronchi aussi qui, élu des gauches, tend à sortir de ses fonctions présidentielles pour jouer un rôle politique.

 

Le Rôle de l’Italie en Proche-Orient

Mais derrière le pétrole se profile quelque chose de plus sérieux. Il ressort des déclarations du ministre des Affaires étrangères Pella que l’Italie entend jouer un rôle actif en Moyen-Orient. Ses amitiés traditionnelles la désignent pour offrir ses bons offices dans la querelle qui oppose les deux blocs dans cette région. Et puis, ajoutons-nous, ces pays où les richesses abondent, fourniront peut-être l’occasion de concessions profitables. Tout cela reste vague, l’on verra à l’occasion des prochains débats de l’O.N.U. et particulièrement quand viendra la question algérienne, ce que sera la position italienne. Cependant, les Anglais sont assez irrités, et les Américains qui ont sauvé l’Italie de l’effondrement se demandent s’ils ne sont pas joués.

Ces intrigues et bien d’autres que nous n’avons pas la place de conter, provoquent en Italie même un certain malaise. Les esprits réfléchis ne voient pas sans inquiétude renaître des ambitions qui ont conduit leurs pays jusqu’à l’abîme de 1944. L’Italie a certes recouvré une bonne part de sa puissance ; sa monnaie est stable, son industrie en grand progrès ; mais les problèmes à résoudre pour lesquels l’appui extérieur sera encore nécessaire sont immenses et difficiles ; l’équilibre politique et social est incertain ; les progrès de l’étatisme, dont les résultats chez les voisins ne sont pas précisément encourageants, peuvent en outre préparer les conditions favorables à une nouvelle dictature. Les divisions internes des partis, surtout au sein de la Démocratie chrétienne, l’influence du communisme et de son allié socialiste pèsent sur l’esprit d’entreprise. Il ne faudrait pas que la convalescence de l’Italie, qui n’est pas achevée, soit remise en cause par des visées politiques aventureuses dont les avantages apparents pourraient coûter cher. Comme l’Allemagne, l’Italie ne peut espérer endormir les cruels souvenirs de l’avant-guerre et de la guerre, que par une démonstration constante et sans équivoque de sa loyauté à l’égard de ceux qui après 1945, ont fait preuve à son égard, d’une grande indulgence. Disons pour être équitable qu’il s’est trouvé déjà, en Italie, des voix pour le rappeler à MM. Gronchi et Pella.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1957-09-14 – Comparaisons

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Le Courrier d’Aix – 1957-09-14 – La Vie Internationale.

 

Comparaisons

 

La tension entre les deux Mondes a monté d’un degré. En Syrie, où les défis se succèdent, au Caire où Nasser donne à nouveau de la voix et à l’O.N.U. où l’affaire hongroise reprend avec âpreté. Le tout couronné par les grandes manœuvres navales russes dans l’Arctique et les déclarations menaçantes des militaires et marins soviétiques sur les engins téléguidés. A vrai dire, ces explosions sont purement verbales. Discours et cliquetis d’armes ne signifient pas un danger pressant. Ce n’est qu’une forme de la diplomatie, un moyen d’intimidation qui, pour les professionnels, n’a pas grande portée.

 

Le Déclin de la Conjoncture

Cependant, l’opinion publique, quoiqu’habituée aux éclats, éprouve un certain malaise. L’optimisme naturel qui les porte à entreprendre, dévient circonspect, et les affaires s’en ressentent. Or, le tournant dans la conjoncture que nous signalions ici il y a quinze jours, se dessine nettement. La baisse s’accélère sur  tous les marchés du monde et l’on ne croit plus à l’expansion de la production au rythme de ces dernières années. On ne parle pas encore de récession, mais de rajustement. Chaque fois qu’un flottement de ce genre s’est produit, les Soviets ont cherché à l’influencer par des manifestations menaçantes dans l’espoir que l’hésitation tournerait en panique. Il est également certain que les Russes s’efforcent d’étouffer les échos que le retour à l’actualité de l’affaire hongroise va éveiller. Ils savent à quel point la répression sanglante de Budapest les a affaiblis dans l’opinion des Neutres. Comme ils n’ont pas d’autre moyen, ils cherchent à compenser cet échec par des manifestations de force et un redoublement de propagande antiaméricaine. Sur le moment, ces méthodes font leur effet, à terme, elles ont une action inverse.

 

Les Élections Allemandes

Les élections allemandes sont imminentes et le chancelier Adenauer apparaît chaque jour plus assuré de l’emporter. L’opposition des socialistes n’a pas d’homme à lui opposer, ni de doctrine consistante. Ils se sont ralliés à l’économie de marché, repoussé toute nationalisation, donc indisposé les vrais marxistes. En politique extérieure, ils ont effrayé l’électeur en lui promettant une réunification à laquelle personne ne croît pour le moment, au prix d’une renonciation à l’alliance militaire de l’Occident. Et l’appui manifeste que Moscou leur apporte les met dans l’embarras. En réalité, – il ne faut pas s’y tromper – les Soviets ne souhaitent pas du tout un succès des Sociaux-démocrates. S’ils le disent, c’est pour mieux les couler. Le chancelier Adenauer, la remilitarisation de l’Allemagne sont de trop belles cibles pour qu’ils veuillent s’en priver. C’est pour eux le meilleur moyen de retenir les Satellites – Pologne et Tchécoslovaquie – dans leur camp. Ils craignent en outre qu’une Allemagne socialiste n’exerce trop d’attrait sur les politiciens de l’autre côté du rideau de fer. Il leur faut une Allemagne militariste et revancharde pour faire hésiter les opposants.

 

Tito et Gomulka

Tito et Gomulka sont en conférence, ce qui est un succès pour l’un comme pour l’autre. Les deux hommes n’ont rien en commun. Il ne sortira rien de spectaculaire de leurs conversations, car ils n’ont intérêt ni l’un, ni l’autre à indisposer Moscou. Mais c’est pour Tito une revanche des affronts subis en Hongrie avec l’arrestation d’Imré Nagy, et pour Gomulka un appui dans la lutte difficile qu’il mène sur deux fronts : apaiser Moscou et résister le mieux possible aux courants intérieurs de libération.

 

La Révolution Agraire en Pologne

Revenons une fois de plus sur ce qui se passe en Pologne : c’est à nos yeux le phénomène le plus intéressant de l’actualité, car il a un caractère profond et non épisodique.

Il s’est produit d’abord une véritable révolution agraire : au printemps de 1956, il y avait en Pologne 10.500 fermes collectives ; au printemps 1957, de l’aveu même de Radio-Varsovie, il n’y en avait plus que 1549. La terre est revenue aux paysans soit sous forme de propriété, soit de location. Moyennant quoi, Gomulka reconnaissait ces jours-ci qu’il n’y avait plus en Pologne de terre en friche, alors qu’il y en avait plus d’un quart l’an passé. Les livraisons forcées à l’État ont été réduites au tiers et les prix doublés. La récolte, malgré de médiocres conditions atmosphériques, sera la meilleure depuis la guerre. Le « capitalisme est revenu à la terre », reconnaissent les dirigeants. Et pour sauver les apparences, on organise en place des fermes collectives, des coopératives agricoles comme nous en connaissons depuis longtemps. L’Église catholique, très influente sur la paysannerie, favorise d’ailleurs cette évolution. Bien entendu, les anciennes grandes propriétés n’ont pas été rétablies. Cependant, des domaines de 50 hectares sont tolérés et même de 100 hectares dans l’ancienne Pologne allemande.

 

Dans l’Industrie

Dans l’ordre industriel, les réformes n’ont pas été moins significatives. La Pologne communiste avait édifié à Nowa-Huta une ville industrielle pour 100.000 habitants, gigantesque ensemble sidérurgique dont l’exploitation fut catastrophique. Suivant le système russe, le salaire de base ne représentait que 30% ; le reste 70% était réparti suivant le système des normes, c’est-à-dire aux pièces. Naturellement, l’ouvrier qui ne dépassait pas la norme ne pouvait vivre. Même à 100%, il pouvait tout juste se nourrir. D’où pour y parvenir, des intrigues, corruptions et falsifications de toutes sortes. Comme modèle d’entreprise socialiste on ne faisait pas mieux ; le moral des travailleurs et la productivité s’étaient effondrés. Aujourd’hui, le salaire de base a été élevé à 59%. Le nouveau directeur de Nowa-Huta qui revient des Etats-Unis répartit les 41% restant par équipes lorsque le travail fixé pour un mois dans des conditions normales a été accompli, et cela en accord avec les ouvriers. La production s’en ressent.

Autre expérience : à Zeran, près de Varsovie, avant octobre 1956, fonctionnait dans l’usine d’automobiles un Conseil d’ouvriers élu par le personnel. Après les événements d’octobre, on crut savoir quels heureux résultats produisait le système. Mais on s’aperçut que le Conseil de 42 membres ne faisait en réalité qu’un travail de bureaucrates, qu’ils n’avaient aucun pouvoir et recevaient du Comité central de planification les ordres à exécuter. C’est d’ailleurs ce qui se passe en Yougoslavie. Les Conseils ne sont qu’une façade. Ils ne règlent ni les salaires ni les normes, encore moins les prix de vente et les relations avec les autres entreprises. De sorte qu’en Pologne, les Conseils ouvriers ont perdu, sous leur forme présente, tout intérêt pour les travailleurs.

Un troisième exemple plus pittoresque : le Directeur Danillowicz d’une fabrique de savon de Varsovie, voyant que la marchandise ne se vendait pas malgré la pénurie – ce qui est fréquent en Russie – constitua une équipe de représentants de commerce qui alla s’enquérir des doléances des clients. Il modifia en conséquence la fabrication et depuis, ses entrepôts sont vides. Grâce aux bénéfices réalisés, les ouvriers ont touché deux mois de salaire supplémentaire. Sans commentaire.

 

L’Industrialisation des Pays Sous-Développés

Dans un récent article, le professeur Duverger, parlant de la « diplomatie capitaliste » fait sien le préjugé qui veut que les méthodes communistes soient plus efficaces que les méthodes capitalistes pour réaliser l’industrialisation des pays sous-développés.

On se fonde pour cela sur l’exemple russe dont les progrès d’ailleurs ne sont pas plus rapides que ceux de la Russie tsariste entre 1900 et 1914, bien qu’ils soient naturellement plus visibles. Mais on néglige la comparaison avec les autres. Il y eut l’Afrique du Sud, après la découverte des mines d’or et de diamant vers 1880, le Canada plus récemment avec la mise en exploitation de ses grandes richesses minérales. Enfin, le Brésil aujourd’hui, dont les progrès, moins ordonnés sans doute, n’en sont pas moins impressionnants. Le développement industriel de ces pays a été au moins aussi rapide que celui de l’U.R.S.S., et, ce qui fait toute la différence, le niveau de vie des populations s’est élevé en même temps, tandis qu’en Russie, il demeurerait à un très bas niveau. L’apport de capital étranger d’abord, la formation de l’épargne indigène ensuite, ont soustrait ces peuples aux immenses sacrifices que le régime soviétique a imposés au sien. Il n’y a qu’à comparer les courbes de production et de salaires depuis le début de l’industrialisation pour s’en convaincre. Ajoutons que ces pays qui ont ainsi bénéficié d’un apport financier extérieur ont développé une indépendance qu’ils exercent sans aucune entrave.

 

                                                                                                       CRITON

Criton – 1957-09-07 – Vicissitudes du Pouvoir

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Le Courrier d’Aix – 1957-09-07 – La Vie Internationale.

 

Vicissitudes du Pouvoir

 

Cette semaine a vu la consécration de l’échec de la Conférence du Désarmement ; échec provisoire, bien entendu. La discussion reprendra : le sujet n’est pas près d’être épuisé. On ne se faisait guère d’illusion sur les chances que comportait le plan occidental enfin mis au point, d’être accepté par les Russes comme base de discussion. On a été cependant surpris de la rapide et brutale réponse de Zorine, qui a coupé les ponts sur ordre de Moscou. On pensait plutôt, qu’à des fins de propagande, les Russes auraient évité de donner l’impression qu’ils étaient responsables de la rupture. Leur intention est manifestement de changer de forum. De Londres, on portera la question devant l’O.N.U. Est-il besoin de dire que les chances d’accord sont encore plus faibles à New-York. Cependant, les Etats-Unis ne se refuseront pas à discuter du désarmement sur cette place publique. Au contraire, ils estiment que la contre propagande à opposer aux Soviets y sera plus facile et aura plus d’échos. Cela est à voir. De toute façon, ce changement d’air donnera un nouvel intérêt à cette discussion devenue à Londres véritablement oiseuse.

 

Le Sort de la « Détente »

Depuis le coup d’état en Syrie et le communiqué soviétique sur l’arme dite absolue, on est cependant un peu inquiet sur le sort de la fameuse détente. La politique stalinienne de la peur semble ressuscitée, si tant est qu’elle avait disparu, et l’on s’interroge une fois de plus : Que se passe-t-il à Moscou ? Des rumeurs qui circulent, il est difficile de faire le point : essayons cependant avec toutes les réserves d’usage.

 

Les Chances de Krouchtchev

L’opinion qui prévaut, c’est que les jours du pouvoir de Krouchtchev sont comptés. Nous pensions pour notre part qu’ils seraient révolus plus tôt ; l’homme paraissait si peu qualifié pour la tâche immense et complexe de guider les destins de l’Empire russe. Son dynamisme et sa volonté lui ont permis de se débarrasser de ses plus puissants adversaires politiques, mais il ne l’a pu qu’avec l’appui de l’armée, en particulier de Joukov. On est tenté de croire que celui-ci s’est servi de Krouchtchev pour éliminer, sans se compromettre, la vieille garde molotovienne qu’il aurait été plus difficile de supprimer si Krouchtchev avait été renversé par elle, au lieu du contraire.

Aujourd’hui, beaucoup d’observateurs sont convaincus que l’heure d’une dictature militaire ne tardera pas à sonner pour la Russie. Ce serait dans la logique de l’histoire, s’il y en a une, et dans une certaine mesure, nous le croyons. Il y a à cela une raison majeure : le déclin, pour ne pas dire la débâcle, de l’idéologie communiste depuis le drame hongrois, ne peut à la longue permettre au Parti, dont c’est la raison d’être, de conserver sa toute puissance.

 

Les Risques d’une Dictature Militaire

Et il est intéressant de noter que devant cette perspective d’une dictature militaire, les commentateurs se posent une question que nous avons débattue ici depuis longtemps : lorsque le masque de l’idéologie ne fera plus illusion à personne, sauf à ceux qui ont intérêt comme les Chinois à s’en servir, que l’impérialisme soviétique apparaîtra sans équivoque possible, ce qu’il a toujours été, un impérialisme comme tous ceux du passé, un pur instrument de conquête et de domination, conduit cette fois par des militaires authentiques, alors cette éventualité, loin d’être rassurante, ne fera qu’aggraver la tension internationale et redoubler la peur de la guerre. En réalité, il n’y aura rien de changé. Mais, si absurde que cela paraisse, l’idéologie du marxisme-léninisme avait, pour beaucoup quelque chose de rassurant.

 

La Continuité de la Politique Russe

Autre considération à l’ordre du jour qui n’a rien pour nous surprendre. On commence seulement à s’apercevoir que la politique soviétique n’est pas et n’a peut-être jamais été l’œuvre d’un homme, mais d’une sorte de ministère mystérieux et anonyme qui en aurait élaboré les plans. Nous l’avons remarqué souvent, et cela grâce à l’étude patiente du style et des méthodes de l’action diplomatique russe. Il y a eu quelques à-coups, quelques ruptures que nous avons notés, mais ils ont été épisodiques et de courte durée, l’interrègne Chepilov par exemple, mais on est aussitôt revenu à la ligne dont Vichinsky, Gromiko, Zorine et autres ont été les porte-paroles automatiques. Il y a fort peu de chances pour que cela change même si nous assistons à un nouveau règlement de comptes au Kremlin.

 

L’Histoire Anecdotique

Nous pensons amuser nos lecteurs en racontant l’histoire qui circule, bien qu’elle ait un air feuilletonesque, mais elle a été en quelque sorte corroborée par une déclaration du chancelier Adenauer lui-même et, pour une fois, l’anecdote peut être vraie.

Récemment, une publication du Ministère russe de la Défense a réhabilité le maréchal Toukhatchevski, exécuté en 1937 par Staline, comme traître à la patrie. On sait quelle vaste épuration suivit alors dans l’armée, et Joukov lui-même, alors général de division, fut envoyé dans un camp de concentration en Sibérie, d’où il ne sortit qu’en 1939, quand les Japonais attaquèrent en Mandchourie. On a su depuis qu’Hitler, Goebbels et Himmler avaient fabriqué des lettres de Toukhatchevski qui aurait demandé aux Nazis leur appui pour renverser la dictature communiste. Hitler, qui projetait d’attaquer l’U.R.S.S. voulait par ce moyen décapiter l’armée russe. Il fit parvenir les lettres à Staline et le coup réussit à la perfection. A ce moment-là,  Krouchtchev, serviteur zélé de Staline fit le discours d’usage pour condamner les traîtres. Aussi s’est-il bien gardé de les réhabiliter quand il a dénoncé, l’un passé, les crimes de son maître Staline. Voilà depuis un mois environ, non seulement Toukhatchevski mais Blücher célébrés par « l’Étoile rouge » comme héros nationaux. Et Krouchtchev n’a pu empêcher la publication bien que, au début, les organes du Parti comme « La Pravda » aient tronqué les passages du discours de Joukov à Leningrad qui réhabilitait ses compagnons d’armes. Joukov aurait l’appui d’une large part de la population. L’armée, dit-on, a les mains propres. Elle a contribué à liquider Beria, puis Molotov, Malenkov et consorts ; au jour voulu, elle sortira son dossier sur les crimes de Krouchtchev et ses complicités. En tout cas, elle le tient. De là à croire que le dernier round est près de commencer, il n’y a qu’un pas. Nous nous garderons de le franchir. Attendons.

 

Tito et Gomulka

Le point névralgique pour la Russie est la Pologne. Gomulka va en Octobre visiter Tito qui, comme par hasard, fait la sourde oreille aux nouvelles avances de Krouchtchev. On pense que les militaires, s’ils venaient au pouvoir, particulièrement inquiets de l’insécurité que représente pour eux les satellites, n’hésiteraient pas à faire toutes les concessions politiques nécessaires pour maintenir leur glacis défensif en Europe. Ils ne s’embarrasseraient pas pour cela de considérations idéologiques.

 

                                                                                                       CRITON

 

 

 

Criton – 1957-08-31 – Tournant

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Le Courrier d’Aix – 1957-08-31 – La Vie Internationale.

 

Tournant

 

Le mois d’août consacré aux loisirs a été marqué par deux événements d’importance, la dévaluation du Franc, et le coup d’État en Syrie. A certains signes, on pourrait y voir aussi le début d’un tournant dans la conjoncture économique orientée depuis plusieurs années vers l’expansion. La raréfaction des capitaux et le retour sensible à la pénurie de devises fortes, en particulier de Dollars, la dépression des grands marchés financiers, la baisse persistante des matières premières, font peser des menaces sur la prospérité. Crise passagère, peut-être, mais contre laquelle les remèdes ne semblent pas sous la main.

 

La Dévaluation du Franc

Il faut être en contact avec l’opinion étrangère pour mesurer combien une manipulation monétaire comme celle du 11 août peut nuire au prestige d’un pays. Cette mesure inévitable et attendue, a produit cependant une impression pénible. La France, sauf en une courte période, de 1927 à la grande crise, est pratiquement sans monnaie depuis 1914. L’Angleterre, toutes proportions gardées est dans le même cas. On ne saurait sous-estimer l’importance de ce facteur dans la suite de déboires qui ont affaibli ces deux pays. Nous n’en donnerons qu’un exemple. Les deux plébiscites qui nous ont fait perdre la Sarre, à quelques années d’intervalle, le second surtout, ont été largement influencés par la crainte justifiée d’un avilissement de notre monnaie. Aujourd’hui encore, ce dernier épisode monétaire va accélérer le détachement de nos liens économiques avec ce territoire. Les Sarrois se tournent vers l’Allemagne pour obtenir des compensations à la perte qu’ils subissent.

 

Une Mesure Injustifiée

Sans doute après une longue crise économique ou des guerres comme les deux précédentes, une dépréciation de la monnaie est un phénomène inévitable et par là même justifié. En temps de paix, d’expansion et de prospérité, il ne l’est absolument pas. Il est un signe d’indiscipline et d’impuissance qui se reflète sur l’estime de la force même d’une nation. A quoi bon tant d’autres sacrifices si l’on n’est pas capable de s’assurer dans le monde un crédit financier solide ? Ce jugement peut paraître sévère. Il est malheureusement universellement répandu. La banqueroute chronique, ou ce qui en tient lieu pour un pays, rendent stériles tous les efforts pour lui conserver son rang.

 

Incidences Internationales

Ce dernier avatar du Franc a des incidences complexes. Dans le domaine monétaire il a ébranlé un peu plus la confiance dans la Livre sterling, toujours discutée, et même d’autres devises comme la suédoise et la hollandaise dont la solidité est en question. Il n’est pas sans effet sur le renouveau d’isolationnisme aux Etats-Unis marqué par la réduction des crédits d’aide à l’étranger votée par les Chambres américaines. Il a précipité le déséquilibre entre les monnaies fortes – le Dollar et le Mark allemand – et les faibles, ce qui est susceptible de jeter un trouble dans le commerce international, comme cela s’est produit après la guerre. Et une nouvelle aide Marshall n’est plus à espérer. C’est la position même du Monde libre en face des nouveaux assauts qu’il subit de l’autre qui s’en trouve affaiblie.

 

Le Coup d’État en Syrie

Le coup d’état qui vient de faire de la Syrie, un semi satellite de l’U.R.S.S. n’est au fond qu’un épisode de plus dans les mouvements de bascule qui agitent le Proche-Orient. Est-il besoin de répéter que dans cette région, non seulement rien n’est définitif, mais que rien n’est durable. Les Américains avaient remporté un succès en Jordanie et dans une certaine mesure contre Nasser. Les Soviets ont riposté. Est-ce à dire que cet échec à Damas est sans contrepartie ? Non. Car en se liant ouvertement avec la Russie, la Syrie a pratiquement rompu ses attaches avec Nasser ; le bloc Égypto-syrien n’existe plus. D’autre part, les Pays Arabes et musulmans voisins de la Syrie sont en demi-rupture avec elle. Nasser se trouve donc un peu plus isolé, et l’inquiétude du Liban, de la Jordanie, de la Turquie et de l’Arabie Saoudite qui voient Moscou à leurs portes ne peut que les rapprocher des Occidentaux. C’est pourquoi Loy Henderson, l’envoyé américain est en conversation à Ankara avec les dirigeants des pays menacés.

La situation peut-elle prendre un caractère explosif et mettre la paix en cause, comme on semble le craindre ? Cela est peu probable. Les Soviets dont la politique n’a comme nous l’avons déjà fait remarquer, nullement changé depuis Staline, jouent le même jeu d’astuce et de prudence. Ils n’iront pas au-delà. La Syrie à elle seule n’est pas un atout suffisant pour renverser l’équilibre des forces en Orient. Et Nasser va peut-être reconsidérer sa position passablement difficile et se rapprocher des Occidentaux. Il y a nombre de signes qui permettent de le croire.

 

La Fusée Intercontinentale

En attendant, les Soviets, avec ou sans Molotov, conservent l’initiative. La Conférence du Désarmement ressemble à un match nul. Mais l’annonce par les Russes du lancement de leur première fusée intercontinentale, en avance sur les Etats-Unis qui ont manqué leurs essais, va réveiller les inquiétudes de la guerre froide.

Si la nouvelle était exacte – ce qui est loin d’être certain – l’équilibre des forces serait rompu à l’avantage de Moscou, au moins pour quelque temps. La nouvelle va relancer la course aux armements qui n’avait pas besoin de cela pour se poursuivre. Les Américains n’en seront pas affligés. Ce que la Russie gagne en effrayant le monde, elle le perd en force économique, ce qui est peut-être plus grave, et la peur resserre les rangs autour du protecteur d’outre-Atlantique.

 

En Pologne

Le communiqué russe sur la fusée intercontinentale a d’autres buts : inquiéter les Allemands qui vont voter le 15 septembre, et si possible affaiblir la position d’Adenauer dont la victoire semble assurée jusqu’ici. Mais aussi impressionner les satellites qui donnent beaucoup de soucis à Krouchtchev. En effet, si le sort de la Hongrie se trouve scellé par la répression de plus en plus brutale de Kadar, la situation en Pologne demeure dans la balance : Gomulka réussira-t-il à conserver la confiance populaire ? Les grèves récentes surtout à Lodz, en font douter. En cas d’échec, l’U.R.S.S. pourrait-elle imposer le retour au pouvoir du groupe Natolin fidèle au stalinisme ?

Les Américains ont hésité à sauver Gomulka par des crédits substantiels. L’opinion s’opposait à une aide massive. Eisenhower s’est limité à des secours d’urgence sous forme de produits alimentaires prélevés sur les surplus. Beaucoup pensent que ce fut une erreur et qu’il fallait s’engager à fond, d’autant que le collectivisme imposé à la Pologne s’est désintégré spontanément depuis octobre. La terre a été reprise par les paysans, les fermes d’État ont presque disparu et fait place à des coopératives de type occidental, les livraisons autoritaires de récoltes ont été fortement réduites, l’artisanat a reparu partout et avec lui le commerce libre. Dans l’industrie, les Conseils d’ouvriers se sont multipliés et s’efforcent d’enlever le contrôle des entreprises aux bureaucrates. La production agricole s’est accrue rapidement et la disette alimentaire atténuée. Mais le pays manque de tout, d’équipement et de matières premières, et il faudra des années pour que le niveau de vie s’élève. La patience des travailleurs illusionnés par les rêves conçus pendant le mouvement d’octobre semble s’épuiser. On assiste aux alternances de découragement et de révolte. L’occasion peut s’offrir aux Russes de reprendre leur domination, Gomulka représentait, malgré tout, une chance pour l’Occident, on l’a peut-être laissé passer.

 

                                                                                            CRITON

 

Criton – 1957-07-27 – Mirages

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Le Courrier d’Aix – 1957-07-27 – La Vie Internationale.

 

Mirages

 

La scène politique en Extrême-Orient, toujours mouvante, nous apporte un nouvel épisode qui risque de remettre en jeu les récentes positions : la révolte des tribus d’Oman contre le Sheik du lieu. Ici, Ibn Saoud est de connivence avec Nasser. Déjà au cours des dernières semaines, un certain rapprochement des deux hommes était sensible. On ne savait s’il s’agissait d’assurances verbales de solidarité ou de la préparation d’un plan. On est fixé.

 

La Question d’Oman et de Mascate

Le choix de ce point de friction est habile car il peut mettre à l’épreuve les relations anglo-américaines, alors que l’accord entre les deux pays sur cette partie du monde paraissait tant bien que mal établi. Rappelons l’histoire :

Depuis longtemps le roi Saoud a une querelle avec les Anglais au sujet de l’oasis de Baraïmi qui se trouve approximativement à mi-chemin entre les sultanats de Koweit et de Katar d’où les Britanniques tirent une large part de leur pétrole et les forages de Fahoud, en plein désert, où ils sont occupés à en chercher. Le sultan de Mascate et d’Oman fidèle allié de l’Angleterre (il est le seul souverain arabe à l’avoir soutenue dans l’affaire de Suez) affirme sa souveraineté sur Baraïmi, que Saoud revendique. Lors des entretiens des Bermudes, Eisenhower avait cherché en vain à faire céder les Anglais, leur faisant valoir l’importance d’avoir Saoud dans le jeu occidental. Les Anglais ne voulaient pas abandonner un fidèle allié, ni surtout donner un signe de faiblesse dans une région où la force et l’argent comptent seuls. Tout le désert de la côte arabe du Golfe Persique est, de plus, un vaste réservoir de pétrole que les Britanniques ne veulent pas abandonner aux convoitises des sociétés américaines qui tiennent Saoud par leurs redevances. Il ne faut pas d’ailleurs exagérer, comme on tend à le faire à Londres même, les rivalités des Compagnies pétrolières. Elles savent s’entendre quand il y a péril, comme c’est le cas, de voir surgir des troubles préjudiciables à leurs intérêts communs.

Cependant, les Américains ne peuvent mécontenter Ibn Saoud et si les Anglais, comme il est bien probable, sont obligés d’entreprendre une action militaire pour soutenir leur sultan contre les rebelles, la politique commune anglo-saxonne redeviendra impossible. Ce sera un nouveau Suez. Foster Dulles est très embarrassé. Il comptait exploiter ses succès en Proche-Orient, au plus vite, en essayant de régler l’affaire des réfugiés palestiniens de Jordanie et même de pousser Nehru à servir de médiateur entre Israël et les pays arabes. L’affaire avait été secrètement engagée et Nasser avait peur de voir la paix rétablie contre lui en Orient. L’affaire d’Oman permet de faire rebondir le conflit. Israël, avec une sagesse exemplaire, avait docilement suivi les directives de Washington, sans grandes illusions sans doute, sur les chances d’un règlement final. La paix entre Israël et les Pays arabes est du domaine de la chimère. Il y a trop d’intérêts et de passions attachés à perpétuer les hostilités.

Quelle que soit l’issue du présent conflit à Oman, il peut y avoir un vaincu, soit Saoud, soit l’Angleterre. Et ce sera pour les Arabes en tous cas, un nouveau lien de solidarité ; le mieux serait d’étouffer l’affaire sans effusion de sang. Cela ne dépend pas des Anglais mais des véritables intentions de Saoud qui restent énigmatiques. Il a malgré les redevances énormes qu’il reçoit, de perpétuels embarras d’argent. Il entend peut-être se procurer ainsi de nouveaux subsides américains. S’il en est ainsi, l’affaire ne sera pas grave, sinon ….

 

La Crise du Communisme

Des renseignements, difficiles à contrôler, qui parviennent des pays d’au-delà du rideau de fer, il ressort que la crise du communisme n’est pas résolue, tout au contraire. Les Chinois, après avoir amorcé une détente analogue à la déstalinisation se sont trouvés devant les mêmes conséquences. L’hostilité au régime était plus profonde qu’ils ne pensaient et la doctrine des « cent fleurs » n’a pas eu longue vie. La corde est à nouveau tendu et les déviationnistes condamnés.

En Hongrie, la répression, de l’aveu même de Kadar, plus que jamais féroce, ne réussit cependant pas à étouffer l’opposition. Après la Roumanie, les purges s’étendent à la Bulgarie. Gomulka en Pologne raidit sa politique de peur d’être entraîné trop loin dans les réformes et d’être en difficulté avec Moscou.

De nouveaux procès s’annoncent en Allemagne orientale où la direction du parti est divisée. Tout cela ne signifie nullement qu’un  bouleversement est imminent, mais simplement que la solution des problèmes nouveaux qui se posent apparaît jusqu’ici impossible.

 

Un Article de M. Bevan

La raison profonde – unique même – de la crise du communisme, est comme nous l’avons exposé souvent ici, l’adaptation d’une économie totalitaire, dont la structure s’est établie sur des pays sous-développés aux exigences d’une économie moderne en expansion. Nous venons d’avoir la surprise de lire dans la revue sud-africaine « Optima » un article de M. Aneurin Bevan lui-même intitulé : « L’Angleterre peut-elle devenir communiste ? » la réponse est intéressante venant de l’homme le plus marqué à gauche du Travaillisme anglais :

« Une dictature politique et l’industrialisation moderne sont une contradiction dans les termes», dit-il, « L’industrie moderne distribue et disperse les responsabilités économiques à mille et un points différents et se trouve par conséquent incompatible avec la centralisation politique qui est au cœur de la philosophie communiste. La doctrine personnelle et même collective sont des institutions qui ne conviennent qu’à des pays arriérés, c’est la leçon que les communistes apprennent à contrecœur. »

 

La Décentralisation

C’est, ajoutons-nous, l’explication de l’actuelle tentative de Krouchtchev pour décentraliser la machine soviétique, malgré tous les risques soit de désintégration et d’anarchie, soit de démocratisation et de particularisme que cela comporte en pays totalitaire. Cela explique aussi la résistance du groupe Molotov, des doctrinaires et des bureaucrates qui ne croient pas l’adaptation possible et voudraient maintenir coûte que coûte l’ancien système qui a, sous des formes diverses mais au fond analogues, régi la Russie depuis des siècles. En réalité, Krouchtchev ne fait que subir une pression qui a son origine dans les conditions matérielles de l’industrie russe dont il a pu voir dans ses voyages toutes les défectuosités. C’est le mauvais rendement et le gaspillage des efforts qui ont fait éclater, parmi l’élite des « managers » soviétiques, ce sentiment de révolte et l’appel à des réformes nécessaires, sentiment qui s’est étendu aux masses sous forme de malaise et de revendications. L’amélioration récente, toute relative, des conditions de vie, a, comme toujours, suscité plus d’appétits que de satisfactions et, de proche en proche, l’attente d’un grand changement est devenue de l’impatience.

Les meilleurs observateurs de ce côté comme de l’autre du rideau de fer doutent que Krouchtchev, homme fruste et impulsif, soit capable de conduire la Russie et son emprise, dans cette phase difficile. Tout laisse prévoir une longue période d’instabilité souterraine, coupée d’épisodes violents en surface, comme ceux de ces dernières semaines. Il est impossible de prévoir la forme que prendra cette évolution, mais il est certain que la foi dans les anciens dogmes du marxisme en sera profondément ébranlée.

 

                                                                                            CRITON