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Le Courrier d’Aix – 1957-10-26 – La Vie Internationale.
Révision Déchirante
Loin de s’apaiser, les réactions provoquées par l’apparition du « spoutnik » s’amplifient. « Pearl Harbour sans effusion de sang » déclare M. Meany, le président des Syndicats américains et S. Alsop : « On sent une odeur pré-Coréenne ». Une panique en bourse de New-York a fait perdre 3.000 de nos milliards en la seule séance de lundi. Ajoutons que pour accroître la confusion, on raconte que les Russes ont enlevé dans le Bosphore la valise diplomatique de l’envoyé américain Loy Henderson avec tous les documents relatifs à ses conversations à Ankara. Le bateau et l’équipage qui portaient le précieux mémoire aurait été capturé et emmené dans un port soviétique. M. Foster Dulles et le vice-président Nixon dissimulent mal une inquiétude profonde. L’opinion aux Etats-Unis verrait volontiers la direction du pays changer de main. La stabilité gouvernementale a aussi ses inconvénients. Cela pour nous consoler.
Les Relations Anglo-Américaines
Des plus graves événements, il y a toujours des bénéficiaires. Aujourd’hui, ce sont les Anglais. M. MacMillan s’envole pour Washington. L’échec américain est peut-être l’occasion de renouer le « partnership » de la période de guerre et de faire oublier le désastre de l’an dernier à Suez. L’administration des Etats-Unis admet la nécessité d’une mise en commun des recherches nucléaires et l’on parle de constituer un « Pool des cerveaux ». On admet aussi à contrecœur que la doctrine Eisenhower pour le Moyen-Orient n’a pas été un succès et que bon gré mal gré une politique solidaire des puissances de l’O.T.A.N. s’impose dans cette région du monde. M. Pella, lui-même, pour l’Italie l’a reconnu et le néo-atlantisme qui naissait à Rome est enterré.
A chaque menace de l’U.R.S.S., l’Alliance Atlantique a tenté de serrer les rangs. Cette solidarité n’a pas duré longtemps Il semble que cette fois-ci, au moins en ce qui concerne les Anglo-Saxons, la définition d’une politique commune va s’imposer. L’Angleterre tirera de cette tension nouvelle un autre avantage : l’antagonisme entre Conservateurs et Travaillistes et peut-être entre le Gouvernement et les Syndicats connaîtra une pause. On sait que Krouchtchev a jugé bon d’adresser aux socialistes anglais une lettre personnelle pour solliciter leur appui dans le conflit Turco-Syrien, MM. Gaitskell et Bevan, avant de répondre, ont rendu visite au Premier ministre. Si ce n’est là signe d’une détente politique, c’est du moins un geste qui montre que l’esprit national l’emporte sur le partisan. Tout cela change le climat orageux qui dominait le mois passé. La Livre sterling, en position critique, sera plus aisément défendue.
L’Effort des Etats-Unis
Du côté des Américains aussi une révision profonde s’impose. Les Démocrates, tout en critiquant l’administration, n’ont pas cherché à l’accabler à des fins politiques. Nul ne doute qu’un grand effort s’impose pour redresser la situation et toute la nation s’offrira ; syndicats, chefs d’entreprises, politiciens, et même les militaires rivaux des trois armes ont promis d’apporter leur contribution pour le salut public. De toutes parts, une sorte de révolution psychologique est déterminée par le coup d’éclat soviétique. Elle gagnera en profondeur comme en étendue. Aucun pays, aucune force politique n’y échappera. C’est donc bien un nouveau chapitre de l’histoire contemporaine qui s’est ouvert.
Les Intentions du Kremlin
Les avis demeurent partagés sur les intentions du Kremlin. On ne pense généralement pas qu’on soit à la veille d’une guerre atomique. Si les Russes possèdent des engins balistiques intercontinentaux, ils ne pourraient, même par surprise, détruire la puissance américaine sans recevoir eux-mêmes des coups qui diminueraient dangereusement la leur. Par contre, on n’exclut pas une prochaine nouvelle « guerre de Corée ».
L’U.R.S.S. et la Turquie
La cible est la Turquie. C’est en effet pour les Russes l’adversaire le plus gênant. Les Américains y tiennent des bases puissantes d’observation et de représailles. Les centres de Bakou et de l’Oural sont à portée des fusées à faible ou moyen rayon d’action. Les Soviets peuvent-ils les détruire sans provoquer la guerre nucléaire ? Foster Dulles a averti Gromiko qu’il ne reculerait pas devant cette éventualité. La campagne antiturque du Kremlin est néanmoins payante. On oublie trop qu’il y a moins d’un siècle, les pays arabes étaient sous la domination du Sultan de Constantinople. Il est donc facile de réveiller des haines séculaires à Damas, au Caire et même à Bagdad.
Il y a autre chose. La poussée russe en Moyen-Orient vise surtout à troubler l’exploitation du pétrole par l’Occident. La Syrie tient les pipelines et si Nasser a envoyé quelques soldats à Lattaquié, c’est autant pour contrôler le gouvernement syrien que les lignes d’évacuation du carburant, essentiel aux Occidentaux. On sait d’autre part que pour éviter le risque d’une interruption du flot de pétrole vers la Méditerranée, les Compagnies ont projeté la mise en place d’une conduite qui irait du Golfe Persique à Alexandrette, exclusivement en territoire irakien et turc. Les Russes ont intérêt, comme les Syriens, à faire échouer ce plan qui est d’ailleurs encore discuté.
L’Utilisation Politique du Satellite Artificiel
Les optimistes ne voient pas autre chose dans les menaces russes. On peut demeurer sceptique : Krouchtchev sait qu’il possède actuellement et pour un temps probablement très court une supériorité tactique dont il veut tirer le maximum d’avantages.
A l’intérieur d’abord, le succès du satellite a renforcé sa position personnelle qui était très incertaine et son alliance avec l’armée paraît solide. Il a fait passer sur le peuple russe un frisson d’orgueil patriotique qui lui fait oublier sa misère, et les remous provoqués par le grand bouleversement administratif seront plus facilement étouffés.
A l’extérieur, il a mis Tito sur les genoux, et par cette manifestation de puissance intimidé l’opposition des pays satellites. Mais les effets de ce coup d’éclat n’auront qu’un temps. Comme l’a remarqué Nehru ces jours-ci, la religion du communisme qui n’a cessé de s’affaiblir dans l’esprit des masses, déclinera encore à l’extérieur, depuis qu’on voit plus clairement qu’elle n’était que le camouflage d’une puissance purement militaire qui vise à l’asservissement universel. Les signes à cet égard ne manquent pas, ne fut-ce que l’échec de la manifestation du 17 octobre en France contre la guerre d’Algérie.
On peut donc craindre ce que Nixon appelle une erreur de calcul. Staline n’était pas Russe mais Géorgien, c’est-à-dire un de ces peuples où la violence, la ruse et la prudence s’équilibrent. Krouchtchev est Ukrainien, comme Tarass Boulba et l’on connaît le morceau de Gogol sur la troïka que tous les enfants russes récitent à l’école. La troïka dont la course folle grise le cocher et qui symbolise les rêves démesurés de l’homme de la steppe. La psychologie des peuples et de leurs maîtres nous fournit le fondement et de la sociologie et du développement de l’histoire. Chaque groupe ethnique, comme tout homme, porte en soi, à côté de la volonté de puissance, les instincts antagonistes qui peuvent le perdre. Une période très difficile et très dangereuse s’ouvre devant nous : Caveant consules !…
CRITON