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Le Courrier d’Aix – 1957-11-02 – La Vie Internationale.
Les Mystères du Kremlin
Les coups de théâtre se succèdent à Moscou. Après le « Spoutnik », voici que la lutte pour le pouvoir reprend. L’Armée représentée par Joukov est aux prises avec le Parti. Profitant du voyage du Maréchal en Yougoslavie et en Albanie, Krouchtchev le destitue. A l’heure où nous écrivons, la bataille au sein du Présidium et du Comité Central continue.
La Disgrâce de Joukov
Le communiqué qui enlevait à Joukov le ministère de la défense pour lui substituer Malinovski a donné cours à un flot de commentaires contradictoires : Les uns parlaient de disgrâce, d’autres, et non des moins informés, croyaient à une promotion du Maréchal soviétique à des fonctions supérieures. Il n’y avait cependant aucun doute possible. Nous avons parlé ici même de la rivalité des deux chefs militaires Joukov et Malinovski ; l’ascension de ce dernier signifiait évidemment la chute de l’autre. Il est assez troublant qu’à Washington, les services de renseignements aient pu s’y tromper. Il n’est pas exclu d’ailleurs que l’on trouve pour Joukov un poste moins obscur que ceux de MM. Molotov et Malenkov. Sa popularité en U.R.S.S. est à ménager, et il ne manque pas dans tous les milieux de partisans actifs. Quant à Malinovski dont l’ambition et l’orgueil sont bien connus, il n’est peut-être pas de tout repos pour l’équipe Krouchtchev. Celui-ci n’a pas définitivement gagné la partie. Nous demeurons convaincus, malgré le démenti des faits jusqu’ici, qu’il ne l’emportera pas.
Les rivalités et les intrigues au Kremlin sont de grande importance. La paix du monde dépend, dans une certaine mesure, de la puissance ou de la faiblesse du Maître de l’appareil soviétique. Si Krouchtchev semble l’emporter, les longues délibérations du Comité Central du Parti Communiste indiquent assez que la lutte est sévère.
La Riposte Américaine
De leur côté, les Américains ont encaissé leur défaite et reprennent souffle. Ils mesurent l’effort à faire pour ressaisir leur supériorité technique en matière militaire. Le président Eisenhower qui se sait particulièrement visé, va entreprendre une série de conférences pour informer l’opinion et la rassurer. Les essais d’engins balistiques se multiplient fiévreusement et sont amplement diffusés. L’art de la publicité et de la propagande donne sa mesure.
Les Entretiens MacMillan-Eisenhower
Les entretiens MacMillan-Eisenhower ont pris fin. Le communiqué de rigueur a été émis, et les bonnes intentions des deux gouvernements n’y manquent pas. Ce qui retient notre attention, c’est le préambule :
« Le despotisme, lit-on, a pu produire des réalisations spectaculaires, mais le prix en fut lourd. Car tous les peuples aspirent à la liberté économique et intellectuelle d’autant plus que dans leur servitude, ils voient les autres célébrer la liberté. Même les despotes sont obligés de laisser croître la liberté par un processus évolutif ou alors ils devront affronter avant longtemps une révolution violente. Ce principe est inexorable dans son déroulement. »
On reconnaît là l’idéologie chère à MM. Eisenhower et Dulles. Nous n’y contredirons pas, en faisant toutefois une réserve d’importance. Cette marche vers la liberté est en effet inexorable chez les peuples occidentaux les plus évolués, de race blanche ; on l’a vu en Pologne, en Hongrie. Cela est beaucoup moins sûr des autres. De la liberté économique ils n’ont, en général, qu’une idée des plus confuses. La liberté politique se traduit surtout par la xénophobie et un nationalisme exaspéré. Nous pensons que la plupart des erreurs de la politique américaine vient précisément de cette assimilation simpliste de la psychologie occidentale à celle de l’Orient. Et le Peuple russe lui-même, dans sa masse, demeure oriental.
Si l’on examine de près ces aspirations à la liberté que traduisent les mouvements d’étudiants en U.R.S.S. même, on y trouve surtout la revendication du droit de discuter, de polémiquer sur des idées, de pratiquer ce genre de sport intellectuel où le Russe excelle et que les romans de Dostoïevski nous ont rendu familier. Il y a loin de là aux conceptions démocratiques. Les Russes évolués sont excédés par la propagande et le catéchisme marxiste-léniniste qu’ils trouvent périmé. Cela ne signifie pas qu’ils aspirent au régime parlementaire. Ce n’est pas s’avancer trop que de dire qu’ils le méprisent.
Renforcement de l’Alliance Atlantique
En tous cas, l’Alliance Atlantique, fouettée par les menaces de Krouchtchev, va retrouver une certaine unité. Les Américains, avec raison, n’entendent pas renouer une coopération étroite avec l’Angleterre seule, même associés à une partie du Commonwealth. Cette méthode imposée par les circonstances du temps de guerre ne peut revivre. Il s’agira d’une collaboration plus étroite avec tous les alliés de l’O.T.A.N. et l’on projette en décembre une réunion solennelle de ses membres à Paris, à laquelle le président Eisenhower assistera. Reste à savoir s’il en sortira autre chose que des paroles.
L’Unification Européenne
A mesure que s’approche la date fixée pour la première étape de l’unification européenne, les difficultés prévues s’accumulent. Les Anglais, par la voix de M. Maudling ont fait à l’O.E.C.E. une déclaration favorable à la constitution d’une zone de libre-échange ; le principal obstacle, celui des produits alimentaires, pourrait même être levé. Est-ce bon ou mauvais signe ? Les Anglais ont-ils voulu, à la veille du voyage de MacMillan plaire aux Américains, sachant qu’ils ne risquaient pas grand-chose ? C’est l’impression que l’on retirerait des réunions plus récentes du Conseil de l’Union Européenne occidentale qui ne représente à peu près, rien et surtout du Conseil de l’Europe réuni à Strasbourg. Les ministres responsables ne s’y sont pas aventurés. Le chaos économique et politique de la France rend évidemment impossible tout progrès vers l’unification européenne. Les récriminations parfois violentes des membres du Conseil de l’Europe n’y peuvent rien changer.
Cela était déjà évident dès que les traités de Marché Commun et d’Euratom ont été rédigés, puis discutés et votés. Rien n’est possible avant que la France ait une monnaie stable, un budget sérieux, des prix compétitifs. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on a plutôt reculé qu’avancé depuis. Rien ne permet d’espérer bientôt établir des plans sur des bases sérieuses. Ce n’est pas le retour en scène de M. Daladier, naguère apôtre de la monnaie fondante, qui peut le faire augurer. Comme nous le disions, l’habitude de l’inflation aboutit à une sorte d’intoxication. L’accoutumance une fois acquise, il faut une secousse violente pour que la désintoxication s’exerce. Et l’on sait que ce genre de cure ne va pas sans souffrance ni révoltes qui sont parfois plus fortes que tous les courages.
CRITON