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Le Courrier d’Aix – 1957-11-09 – La Vie Internationale.
Réactions
Dans l’histoire, jusqu’ici, l’équilibre des forces avait été renversé sur les champs de bataille : Trafalgar, Sedan, Hiroshima, etc… Pour la première fois, cette rupture est d’ordre purement technique ; le second Spoutnik avec ses quelques 500 kilos prouve que les Russes possèdent un moyen de propulsion que leurs adversaires n’ont pas. Cet avantage est de durée limitée, mais il existe. Quel usage feront-ils de cette supériorité : pression politique ou militaire ?
Le Mystère Joukov
La destitution du maréchal Joukov est officielle et complète. Malgré tous les commentaires, dont quelques-uns tiennent du feuilleton, le mystère Joukov demeure. On n’est même pas sûr que son éviction soit l’œuvre de Krouchtchev. Il n’est même pas certain, comme le croit M. Dulles, que ce soit la preuve d’une tension aigüe au sein du Kremlin. Ce que l’on peut dire, c’est que le Parti, comme du temps de Staline, entend conserver son autorité sur l’armée, et que le Parti s’est servi des rivalités classiques entre chefs militaires pour éliminer celui qu’il jugeait assez puissant et populaire pour lui faire obstacle. Le reste est pure hypothèse : au lendemain de succès aussi retentissants que le lancement des satellites artificiels, le Parti n’aura aucune peine à maintenir son autorité. Est-ce à dire que Krouchtchev est seul maître des destinées de l’U.R.S.S. ? Rien n’est moins sûr. Staline lui-même n’a pas toujours décidé seul, surtout pendant la guerre. Il y a toujours eu, plus ou moins apparemment, un Conseil anonyme et mystérieux qui a dans l’ensemble orienté la politique russe selon une ligne préméditée.
Détente Syro-Turque
On a été généralement très surpris du brusque apaisement de la tension syro-turque. Krouchtchev qui paraissait l’avoir lui-même montée s’est rendu à la réception de l’Ambassade turque et a prononcé des toasts pacifiques. L’affaire, comme l’a souligné Gromiko, à l’O.N.U., n’est pas enterrée. Elle est mise en sommeil. Nous la retrouverons un jour.
On a donné là-dessus, et même dans des cercles officiels, les explications les plus diverses et souvent invraisemblables, sauf la bonne qui est évidente pourtant. Un accord syro-soviétique a été signé le 28 octobre à Damas, qui comprend neuf articles par lesquels l’U.R.S.S. s’engage à entreprendre en Syrie un programme industriel d’une telle étendue qu’il met le pays tout entier sous la surveillance de techniciens russes ; ce traité équivaut à une satellisation de fait. Il a provoqué chez les Syriens eux-mêmes un réel malaise. Pour le faire accepter, il fallait que le peuple soit persuadé qu’il était sous la menace d’une agression imminente, que la Russie seule était capable d’arrêter. D’où cette sorte d’hystérie collective, artificiellement créée par Moscou et ses pions à Damas. La signature apposée, il était inutile de prolonger l’excitation. Il fallait de plus une trêve morale à l’occasion des fêtes du 40ème anniversaire de la révolution, qui se déroule sous le signe de la paix.
Les Turcs ne s’y sont pas trompés qui, tout au long de la crise, n’ont pas perdu leur calme. Ils en ont vu et en verront d’autres. Quant aux élections en Turquie, qu’on prétend que Moscou voulait influencer, elles n’avaient pour l’U.R.S.S. aucune importance : les deux partis en compétition avaient exactement la même politique extérieure pour la bonne raison que, là comme ailleurs, il n’y en a pas d’autre possible.
Les Ambitions Syriennes
Il n’en reste pas moins que la Syrie, contrôlée par l’U.R.S.S. est un excellent terrain de manœuvres pour toutes les tensions futures en Moyen-Orient. Le pays confine avec Israël avec qui l’état de guérilla est permanent. La Syrie n’a qu’un mauvais port, Lattaquié, dont l’équipement n’est guère possible à un coût raisonnable. Il lui faudrait soit Tripoli qui est au Liban, ou Alexandrette qui a été repris par les Turcs et que la Syrie revendique comme son débouché naturel.
L’inconvénient pour les Russes, en Syrie, c’et l’instabilité politique ; les factions militaires et civiles se sont toujours déchirées et de plus, il existe des groupes allogènes qui supportent mal la dictature de Damas. Les Alaouites sur la côte, les Druzes à l’intérieur, les Bédouins aux confins de l’Irak qui tiennent les terres à blé. L’implantation des techniciens russes un peu partout permettra de contrôler ces forces explosives et d’entretenir un nationalisme agressif qu’on manœuvrera à volonté. Et puis, il y a les pipelines qui aboutissent en Syrie. Le gage est d’importance. On a vu que Nasser qui n’entend pas être évincé de la région y a installé des troupes. Peut-être s’il ne peut faire autrement, en marchandera-t-il le retrait avec les Russes ? Des négociations assez mystérieuses se poursuivent au Caire entre Egyptiens et Soviétiques.
Les Réactions Américaines
Du côté américain, la secousse du Spoutnik n°2 a été moins vivement ressentie que la première. Le Gouvernement va reprendre en main l’opinion qui, par d’autres moyens qu’en Russie, n’en est pas moins habilement manipulée : Néanmoins, l’optimisme officiel, au moins apparent, se fonde surtout sur la crise du pouvoir en U.R.S.S. et sur la faiblesse interne de son appareil politique. Pour le reste, les faits sont trop clairs pour être contestés. Un gros effort sera demandé au peuple des Etats-Unis dans deux sens : le regroupement des recherches technologiques orientées vers la défense et peut-être une aide plus étendue aux pays amis et aux sous-developpés, à laquelle le Congrès jusqu’ici mettait obstacle.
Les Causes de l’Échec
On s’est naturellement interrogé sur les causes de cette défaillance américaine dans la compétition scientifique. Alors que l’effort russe était concentré presque exclusivement sur le potentiel militaire, les cerveaux américains travaillaient dans des directions multiples et divergentes. Le but essentiel était le développement du confort et du bien-être de la population. D’où la recherche constante de nouveaux appareils plus ingénieux et plus pratiques pour mettre à sa disposition des commodités nouvelles. La publicité et la concurrence stimulaient l’ingéniosité pour des objets souvent superflus.
Cette reconversion des recherches n’ira pas sans difficulté ni bouleversement des habitudes. Mais le salut est à ce prix. On le fera comprendre.
Révision des Tâches à l’O.T.A.N.
Une autre révision va s’imposer dans le cadre de la défense collective de l’O.T.A.N., ce qui est le but de la prochaine Conférence de Paris. En matière militaire, les Etats-Unis ont dispersé leur effort, l’ont démesurément étendu sur tous les points du globe où ils pouvaient s’installer et cela au détriment de l’efficacité. Toute la stratégie des bases périphériques sera à réviser en fonction des nouvelles fusées russes. D’autre part, et ce qui est plus grave, ils s’étaient réservé le quasi-monopole des moyens militaires essentiels, aussi bien dans la production que dans l’utilisation, ne laissant à leurs alliés qu’un rôle subordonné et local. Il va falloir rétablir une certaine égalité et redistribuer les tâches. Il est question d’associer l’Allemagne pleinement à cet effort, ce qui n’ira pas sans objection. Tout cela est possible, mais demande du temps, et il presse. C’est une autre forme de la course contre la montre. Malheureusement, la rapidité d’exécution n’est pas la qualité maîtresse des Anglo-Saxons. L’harmonie entre démocraties ne s’établit pas d’emblée, si même elle s’établit jamais tout-à-fait. Et pour dominer les temps redoutables qui viennent, il manque un homme : la presse américaine réclame un « tsar » pour la défense : on a beau être démocrate ….
CRITON