Criton – 1957-11-16 – Les Augures parlent

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Le Courrier d’Aix – 1957-11-16 – La Vie Internationale.

 

Les Augures Parlent

 

L’émotion soulevée par les « Spoutnik » n’est pas près de s’apaiser. Tous les personnages compétents en matière soviétique, tous les responsables en Europe et en Amérique de la défense de l’Occident ont donné leur avis. L’opinion ne paraît pas pour cela plus rassurée. On attendait la révélation d’un secret militaire qui ferait contre-poids aux engins russes. Il est au contraire évident qu’il n’en existe point et que le retard scientifique dans ce domaine est considérable et sera difficile à combler : la mise au point la plus précise a été faite par le Dr. Von Braun, l’inventeur allemand des V2, qui depuis 1945 travaille pour les Etats-Unis. Dans une longue interview, il a expliqué comment aux U.S.A. on avait attendu cinq ans pour entreprendre la construction des fusées et qu’il serait impossible avant un assez long délai, malgré toutes les accélérations prévues, de rejoindre la technique développée par les Russes.

 

Le Premier Exposé d’Eisenhower

L’exposé tant attendu du président Eisenhower n’a pas davantage apporté de soulagement. En fait, il n’a rien dit d’essentiel qu’on ne connaissait déjà : l’équilibre des forces n’est sans doute pas rompu au point que l’adversaire soit capable de l’emporter par une attaque surprise décisive. Les deux camps seraient également exposés aux dévastations. On ne l’ignore pas à Moscou, et Krouchtchev lui-même  en convient. Mais si l’on discutait avec lui, comme il le propose, entre chefs d’Etat, à l’heure actuelle, ce qu’on appelle la position de force serait du côté de l’U.R.S.S., On ne voit pas dans ces conditions à quoi l’on pourrait aboutir, sinon à un partage du monde en zones d’influence, ce que les Américains, avec raison, ne veulent pas. Un nouveau Yalta, les séparerait définitivement de leurs Alliés. Ils entendent, au contraire, les associer plus étroitement à l’effort commun. C’est ce qui ressort du discours du sénateur Jackson à la réunion du Comité politico-militaire de l’O.T.A.N. dont les propositions concrètes de coopération ont été appuyées officiellement par Foster Dulles.

 

Deux Opinions sur les Chances de Krouchtchev

On s’interroge toujours aussi fiévreusement sur ce qui se passe en Russie, et les deux spécialistes les plus autorisés se sont expliqués ; G. Kennan, l’ancien ambassadeur américain à Moscou, a parlé à la B.B.C. et Isaac Deutscher a publié plusieurs articles. Bien qu’ils aient, l’un et l’autre, de la réalité soviétique, des vues, à notre sens, très discutables, nous retiendrons deux points intéressants.

Isaac Deutscher fait remarquer que Krouchtchev se trouve politiquement dans une situation ambigüe. Il semble bien pratiquement après l’élimination de Joukov, le seul maître du Kremlin et le successeur de Staline. Mais il ne peut pas se donner pour tel : au contraire, il a opté une fois pour toutes pour la direction collective, et limite lui-même son pouvoir. Il est donc obligé de faire avaliser toutes ses initiatives pour le Présidium suprême et le grand Conseil. Bien qu’il ait peuplé ces deux organismes de ses créatures et qu’il ne s’y trouve plus d’adversaires déclarés, il reste à la merci d’un complot de ceux qu’il croit ses partisans. Un vote surprise peut le renverser.

  1. Kennan remarque de son côté que par sa tactique, Krouchtchev s’est isolé lui-même. Il a éliminé un à un ses adversaires, mais il a en même temps coupé le Parti qu’il dirige des autres forces vives du pays. L’armée où Joukov conserve des partisans et qui n’accepte pas volontiers d’être contrôlée par les Commissaires du Parti ; l’Intelligencia et la Jeunesse universitaire qui supportent mal la discipline idéologique, la bureaucratie ministérielle de Moscou menacée dans ses privilèges et les techniciens qui ne sont pas assurés contre un retour des méthodes policières du stalinisme. En conclusion, ni Deutscher, ni Kennan ne croient que Krouchtchev est sûr de sa position.

 

La Force Russe

Ajoutons que pour notre part, l’étude des propos variés tenus par Krouchtchev nous fait penser qu’il n’en est pas sûr lui-même, tout au contraire. Reste la question : si l’actuel Maître disparaît de la scène, la politique soviétique en sera-t-elle changée ?  Ce changement, s’il avait lieu, serait-il plus rassurant pour l’Occident ? Nous n’en sommes nullement convaincu. Kennan semble attacher trop d’importance à l’homme au premier plan, il y a derrière lui une force russe qu’il incarne bien et dont la lancée n’a pas atteint son apogée. Ce sont là des puissances obscures qui échappent à l’analyse, mais que l’on peut sentir.

 

Fièvre au Moyen-Orient

Les fêtes du quarantième anniversaire de la révolution sont terminées, et comme prévu, le feu du Moyen-Orient se rallume. Damas recommence à accuser les Turcs de rassembler des troupes à ses frontières. Il n’est pas sûr que ce soit tout-à-fait sans raison : en effet, c’est contre le roi Hussein que la Syrie et l’Egypte concentrent leurs attaques jusqu’ici verbales. La radio pousse ouvertement au meurtre du Souverain. Il est possible que les importantes concentrations d’armes soviétiques en Syrie et les mouvements de troupes égyptiennes dans le Sinaï, soient le prélude à un secours à d’éventuels insurgés jordaniens. L’Arabie Saoudite, l’Irak et la Turquie ne seraient-ils pas amenés à agir pour protéger Hussein ou tout au moins, les préparatifs militaires de ces pays ne seraient-ils pas un avertissement contre les entreprises Syro-égyptiennes ? Inquiétantes hypothèses. Le Liban lui-même est agité d’attentats et de complots terroristes.

 

Nasser et le Double Jeu

Cependant, Nasser instruit par ses visites à Tito mène le double jeu : son chef d’état-major Amer est à Moscou qui s’entretient avec Malinovski. Pendant ce temps, Nasser reçoit M.E. Black, directeur de la Banque Mondiale qui s’efforce d’amorcer pour le compte de Washington une négociation dont le prétexte est l’indemnisation des actionnaires de l’ancienne Compagnie de Suez. A Rome et à Genève, l’Egypte négocie avec Londres et Paris le règlement des séquelles de l’affaire de Suez et la reprise des relations culturelles et économiques. La nationalisation du Canal, après deux ans de protestations, pourra donc, quand Nasser le voudra, être reconnue « de jure » et la malheureuse intervention de novembre dernier classée comme un dossier contentieux. M. Pineau, notre toujours ministre, part pour Washington afin d’exposer ses projets en vue de la grande réunion de l’O.T.A.N. On lui prête des idées nouvelles. Souhaitons qu’elles soient heureuses.

 

Les Difficultés Financières de l’Inde

Nehru n’est pas en reste. Mais lui, cherche des crédits pour son ambitieux plan d’industrialisation. Il lui faudrait un milliard de dollars, pas moins, pour le mener à bien. Mais son Ministre des finances qui a fait un voyage à Londres et à Washington, est revenu les mains vides. Nehru s’est tourné vers l’U.R.S.S. qui a accepté. Un accord vient d’être conclu qui porte sur 125 millions de roubles.

Les Américains se refusent à aider le Gouvernement indien pour trois raisons : d’abord parce qu’ils trouvent les plans indiens trop vastes et les sommes demandées excessives. De plus, ils n’entendent pas favoriser les entreprises d’Etat et les méthodes socialisantes de Nehru. Enfin, parce qu’ils ne veulent pas paraître céder au chantage à l’aide soviétique, et qu’ils en voient pas sans déplaisir les Soviets se charger d’engagements supplémentaires après ceux qu’ils ont contractés en faveur de leurs satellites, de la Chine, de la Yougoslavie, et du Moyen-Orient. Ils pensent que leur capacité d’assistance sera débordée par tant d’obligations et que tous les bénéficiaires seront déçus ou que l’économie soviétique sera affaiblie. Ils se réservent sans doute, en cas de défaillance des Russes, pour se présenter en sauveurs ; calcul aléatoire, mais qui peut se révéler juste.

 

                                                                                            CRITON