Criton – 1957-11-23 – Querelles Inutiles

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Le Courrier d’Aix – 1957-11-23 – La Vie Internationale.

 

Querelles Inutiles

 

Dans la situation internationale dangereuse où se trouve le Monde libre, un incident particulièrement fâcheux vient la compliquer encore : l’Affaire de la livraison d’armes à la Tunisie par les Anglo-Américains. Elle a provoqué dans l’opinion française une fois de plus une réaction agressive et irréfléchie à laquelle les hommes d’Etat ont ajouté leurs habituelles sottises. La responsabilité de l’affaire est cependant également partagée. On reste confondu par la médiocrité de sens politique aussi bien à Paris qu’à Londres et à Washington. Bien entendu, Moscou en tire pour sa propagande de faciles effets. Essayons, sans illusion car il y a beaucoup de faits obscurs, de faire le point de cette malheureuse histoire.

 

La Position de Bourguiba

Notons d’abord, qu’en Tunisie même, la position de Bourguiba est loin d’être assurée. Il est soumis d’un côté aux pressions du Caire qui garde en réserve Salah ben Youssef son ennemi ; derrière les extrémistes tunisiens et la Ligue Arabe, il y a Damas et les Soviets. A Tunis même, tiennent leurs assises les ultras du F.L.N. algérien avec lesquels Bourguiba est en conflit et qui menacent avec leurs bandes de le renverser. De plus, il ne contrôle pas toute la Tunisie ; un bon tiers du pays lui échappe où se trouvent les camps d’algériens et des irréguliers tunisiens qui les ravitaillent et les appuient.

Si peu de confiance que l’on puisse avoir dans un dirigeant quelconque de ces pays, l’autorité de Bourguiba paraît la moins dangereuse. On ne gagnerait rien à sa chute. C’est le point de vue des Anglo-Américains et il  est fort défendable. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour risquer, par une livraison d’armes, une crise de l’Alliance Atlantique déjà si ébranlée. Il était possible, au cours des négociations qui trainent depuis un mois, d’arriver sans bruit à un compromis et d’éviter un éclat que les Anglo-Américains, avec un minimum de bon sens et d’information devaient prévoir. Eclat qui par ailleurs, va rendre plus difficile sinon impossible la réalisation des plans qu’ils élaborent pour la rencontre de l’O.T.A.N. le 16 décembre. Il semble que ce soit surtout à Londres que l’on ait cherché délibérément à affaiblir la France, cela en relation avec les polémiques relatives à la zone de libre-échange.

 

Un Conflit sans Objet

On peut se demander surtout si ce conflit en vaut la peine : quoi qu’on en dise à Londres et à Washington, la partie ne se joue pas en Afrique du Nord ; on ne tardera pas malheureusement à s’en apercevoir. Ni les Syro-Egyptiens, ni les Russes n’accordent grande importance à ce théâtre d’opérations qui est pour le moment hors de leur portée. La partie se joue en Jordanie, en Israël et en Turquie et ultérieurement peut-être à Berlin. La guerre d’Algérie n’est pas pour le Monde libre le « cancer » dont on parle là-bas. Dans l’hypothèse où l’on arriverait à une solution, il n’y aurait rien de changé dans le conflit entre les deux mondes. La situation générale n’en serait nullement modifiée.

Si, de plus, comme il semble, MM. Eisenhower, Dulles et MacMillan s’imaginent gagner de solides appuis dans le Monde arabe en faisant pression sur la France pour la contraindre à un compromis humiliant et chargé de périls futurs, ils font erreur. La série d’échecs qu’a subi leur politique au Moyen-Orient devrait les avoir instruits. La lutte entre le Monde arabe et l’Occident n’est pas une affaire morale, encore moins sentimentale. C’est une épreuve de force. Les Russes le savent bien.

 

Le Rôle du Pétrole

Autre erreur particulièrement répandue, de bonne foi ou à dessein, du côté français : ce seraient les intérêts pétroliers des compagnies anglo-américaines qui seraient en cause. Sans doute la découverte d’importants gisements au Sahara a compliqué la situation ; mais ce ne sont pas les grandes sociétés internationales qui s’y intéressent. Elles ont assez de sources d’approvisionnement et d’immenses réserves. Il ne se passe guère de mois qu’on ne découvre quelque part, un nouveau champ pétrolifère. On s’achemine vers une crise de surproduction sérieuse.

De plus, l’avenir du pétrole n’est pas aussi brillant qu’on veut le faire croire. Dans un proche avenir il sera concurrencé par d’autres sources d’énergie, comme l’a été progressivement le charbon. De plus, même si le Sahara renferme des richesses considérables, elles ne seront ni d’une exploitation facile, ni bon marché. L’imagination des foules a trop été habilement surchauffée par la fièvre de l’or noir. Il faudra bientôt revenir sur ce point à des appréciations plus objectives.

 

Les Ambitions Italiennes

Les convoitises qu’éveille le pétrole saharien ne viennent pas des grands trusts. Elles viennent d’Italie, où l’on ne cache pas le désir de reprendre pied en Afrique du Nord dans tous les domaines. Ce n’est pas sans raison que le fils de Bourguiba est ambassadeur à Rome. L’Italie et la Tunisie trouveraient un intérêt considérable à partager les ressources du pétrole saharien. L’Espagne, complètement dépourvue s’y associerait volontiers et les idées mises en circulation depuis un an de pacte méditerranéen n’ont pas d’autre objet. Il s’agirait d’associer sur un pied d’égalité les trois nations européennes et les trois africaines – l’Algérie une fois indépendante – à l’exploitation du Nord de l’Afrique jusqu’à un point géographique qu’on ne précise pas ….

 

Fair-Play

Le président Eisenhower a continué ses discours rassurants sur la défense des Etats-Unis.

Mais il ne semble avoir convaincu personne. Il a, tout comme la presse d’ailleurs, eu recours à des arguments qu’il faut bien appeler truqués. Ce qui chez nous est monnaie courante, mais est assez mal vu en pays anglo-saxon. Ike s’est fait voir à la T.V. appuyé sur une ogive qui était retombée sur terre après un voyage dans l’espace, pour prouver que le problème de la rentrée dans l’atmosphère était résolu. Mais il n’a pas dit avec quelle rapidité elle l’avait fait. Or, la retombée d’un engin intercontinental du type russe doit se faire à une vitesse plusieurs fois supérieure à celle de l’engin américain et par conséquent résister à un échauffement d’un ordre bien plus grand.

De même, on a publié partout la photographie du vieux « Snark » qui aurait atteint son but à  8.000 kilomètres de distance. Le « snark » n’est pas une fusée mais un bombardier sans pilote d’une vitesse inférieure à celle du son et dont le guidage peut être aisément brouillé. Il n’a aucune valeur militaire. Ces petits faits et quelques autres ne sont pas de nature à inspirer confiance ; mieux vaudrait faire silence.

Ce qui ajoute à la dépression morale des Etats-Unis, c’est l’accentuation du ralentissement économique sensible déjà  au milieu de l’été. Il est difficile de dire dans quelle mesure l’apparition du « Spoutnik » et les menaces de Krouchtchev ont contribué à la chute de l’activité. Les cours des valeurs et des matières premières, malgré quelques coups de pouce, ont continué à plonger. Là aussi, reconnaissons-le, Moscou a visé juste.

 

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