Criton – 1957-11-30 – Les Chances d’une Négociation

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Le Courrier d’Aix – 1957-11-30 – La Vie Internationale.

 

Les Chances d’une Négociation

 

Le nouvel épisode de la maladie du président Eisenhower vient aggraver le désarroi de l’opinion américaine. Pour la troisième fois en quarante ans, le responsable de la politique des Etats-Unis est atteint : Wilson à la fin de la Première guerre, Roosevelt, de la seconde, Eisenhower aujourd’hui. Les Américains peuvent mesurer ce que leur a coûté la défaillance du chef de l’Etat. Elle est essentiellement la conséquence de l’effort inhumain que la Constitution impose à un homme. Depuis longtemps on parle de la modifier pour laisser à celui qui porte d’aussi vastes responsabilités le temps de se consacrer aux tâches essentielles en le déchargeant d’une foule de servitudes quotidiennes. Cette réforme n’a jamais abouti. Toutes les démocraties souffrent du même mal. Mais là où les premiers changent fréquemment, il est moins apparent. Les grandes affaires devraient être confiées à des hommes assurés d’une certaine durée et qui auraient le temps de réfléchir ; et pas seulement les grandes.

 

Les Américains préfèrent la Vérité

Cet incident qui sera peut-être favorable à une révision de la politique américaine, vient au moment où la confiance dans la direction du Président était bien ébranlée. Ses derniers discours avaient été l’objet de critiques sévères et même de sarcasmes ; « sirop édulcorant », « pilules tranquillisantes » ont dit les journalistes. Les autorités ont compris et le ton a changé : le Comité Gaither chargé de présenter au Président et au Conseil National de Sécurité un rapport secret sur l’état de la défense a été rendu public : des savants, des techniciens et des hommes politiques, comme l’ancien secrétaire à la guerre, Lovett, y ont collaboré : le retard dans la course aux engins téléguidés par rapport aux Soviets, ne pourra être comblé avant 1961, au plus tôt. D’ici là, la S.A.C.  (Aviation stratégique) et la population civile seront en danger. Mise devant les réalités et préparée à supporter les frais des mesures à prendre, l’opinion a réagi favorablement. Elle préfère connaître la vérité, même pénible.

 

Adaptation de l’Esprit

Cependant, pour y faire face, un effort matériel, industriel et financier ne saurait suffire. Sur ce plan, il n’est pas douteux que le nécessaire sera fait. Ce sont les habitudes mentales et les routines administratives et politiques qui devront s’adapter aux conditions nouvelles créées par la révolution, au propre et au figuré, des Spoutniks.

 

L’Opinion de M. Kennan

Sur ce point, nous conservions des doutes en écoutant la troisième conférence de M. Kennan à la B.B.C. Il a, comme beaucoup, la conviction que l’on peut modifier l’état présent des choses par la négociation et il suggère une fois de plus la neutralisation de l’Allemagne et le retrait simultané d’Europe occidentale et centrale des forces américains et russes. Or, comme il le reconnaît lui-même, sauf la libération de l’Autriche qui fut une décision unilatérale et inopinée des Soviets eux-mêmes, aucune négociation n’a abouti. Elles n’ont servi qu’à endormir les Occidentaux tandis que de l’autre côté un plan rigoureux était poursuivi et mené au succès.

 

La Fin de la Conférence du Désarmement

Le meilleur exemple en est la défunte Conférence du Désarmement de Londres qui a duré des années, que l’on a essayé de ranimer à l’O.N.U. et que les Russes ont délibérément torpillée sans préavis. Se souvient-on qu’il y a cinq mois à peine, M. Stassen, le délégué américain proclamait que l’on n’avait jamais été si près d’un accord. M. Dulles lui-même se félicitait de l’excellente besogne et des progrès accomplis. M. Jules Moch n’avait jamais été si optimiste – ce qui n’est pas peu dire. – Un beau matin Gromiko a renversé la table et l’on s’en fut. Heureusement il y a des fauteuils dorés aux conseils d’administration des grands trusts pour recueillir les grands hommes déçus.

 

Négocier

Négocier n’a de sens que si l’on discute entre partenaires qui ont quelques notions communes de droit et de morale internationale et un minimum de bonne foi. Il faut une règle du jeu. Sinon, l’on risque comme M. Pineau, de se fier à la parole de soldat du colonel Nasser et d’ajouter un mot historique au sottisier déjà bien garni des ministres de la République.

  1. Krouchtchev a très envie de négocier. Dans chacune de ses interviews qui sont devenues hebdomadaires, il y revient. Il invoque même Dieu auquel il convient ensuite qu’il ne croit pas. Cela lui donnerait le temps de bercer par une douce espérance les soucis de ses adversaires et de frapper un nouveau coup à l’heure la plus inattendue. Cependant, depuis le Pacte Staline-Ribbentrop de 1939, on devrait être fixé sur la méthode.

Cette remarque s’applique aussi bien au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord : la négociation n’est possible que lorsque l’interlocuteur aux abois compte y trouver un refuge à une défaite inévitable et alors elle devient inutile et même dangereuse. Vérités premières, dira-t-on ? Sans doute, mais il y a toujours des diplomates dont c’est le métier et beaucoup d’esprits dont la foi dans les pourparlers résiste à toute évidence.

 

La Querelle Franco-Anglaise

Moins heureux que tous nos confrères, nous avouons n’avoir rien compris à la querelle franco-anglaise que la visite à Paris de MM. MacMillan et Selwin Lloyd ne semble pas avoir réglée. On ne nous fera pas croire que l’envoi de quelques armes à Bourguiba, qui d’ailleurs en recevait le lendemain du Caire, était pour la politique anglaise d’un intérêt tel qu’il ne fallait pas hésiter à ébranler l’entente déjà fissurée entre nos deux pays.

Était-il impérieux que l’Angleterre s’associe au geste des Américains qui quoiqu’inopportun s’explique par les exigences de la politique planétaire à laquelle ils se sont eux-mêmes condamnés. – M. MacMillan n’en a même pas recueilli l’approbation de ses concitoyens – l’opinion anglaise est là-dessus très divisée. Croit-il qu’en s’associant au geste des Etats-Unis, il ressuscitera le partnership du temps de guerre ? En ce cas, il se trompe totalement.

Était-ce pour plaire aux Travaillistes francophobes par tradition ? Était-ce par dépit de la signature du traité du Marché Commun qu’il sait n’être encore et pour longtemps qu’un geste de bonnes intentions ? ou pour se venger de l’accueil très réticent fait aux propositions Mandling de zone de libre-échange. Les Anglais n’ignorent pas que ce projet est impraticable dans l’état présent et que ce sont là des négociations purement « exploratoires » comme l’on dit. Nous ne comprenons pas jusqu’ici du moins.

 

Monsieur H. en Moyen-Orient

Une bonne nouvelle pour finir : M. H. le Secrétaire Général de l’O.N.U. va faire immédiatement une tournée en Moyen-Orient. Les incidents se multiplient à nouveau entre Israël, Jordaniens et Syriens. Les Russes ont regarni le dispositif militaire de Nasser éprouvé par la campagne du Sinaï et l’ont doté de fusées à longue portée. Judicieuse précaution car cela évitera à l’armée égyptienne un contact trop direct avec l’adversaire. Prépare-t-on l’anéantissement d’Israël ? M. H. a le courage d’y aller voir lui-même. Pourvu qu’il ne se contente pas de négocier et qu’il puisse circuler librement dans le désert pour inspecter les installations suspectes.

 

                                                                                            CRITON