Criton – 1957-12-07 – Les Calculs d’Albion

original-criton-1957-12-07  pdf

Le Courrier d’Aix – 1957-12-07 – La Vie Internationale.

 

Les Calculs d’Albion

 

Le déséquilibre des rapports de force entre l’Est et l’Ouest consécutif au lancement des Spoutniks devait inévitablement amener une révision fondamentale de l’Alliance occidentale. Cette évolution est en cours. Elle s’annonce, comme prévu, obscure, laborieuse et complexe. Nous nous efforcerons de la suivre, convaincu d’ailleurs que cette étude comportera des contradictions et des erreurs. Nous sommes en terrain mouvant où il faut s’aventurer sans illusions.

 

Fin de l’Entente Cordiale

On parle ouvertement à Paris de la fin de l’Entente Cordiale et Londres n’a pas fait grand effort pour dissiper le malaise. On se contente de dire qu’étant, selon le mot de MacMillan, embarqués sur le même bateau, nous sommes obligés de conserver une certaine unité, même si le cœur n’y est plus. Les Anglais ont cependant laissé percer leurs intentions et nous commençons à comprendre les motifs de leur geste en faveur de Bourguiba.

 

L’Égalité Anglo-Saxonne Rétablie

Il faut répéter : les Britanniques ont trouvé dans le lancement des Spoutniks une occasion inespérée de renforcer leurs positions en face des Etats-Unis. Ceux-ci comme eux, sont maintenant exposés au danger d’être directement atteints par les fusées intercontinentales. L’Angleterre et les Etats-Unis sont aussi des « puissances nucléaires » ; l’inégalité qui existait disparaît avec la prépondérance mondiale que les Américains détenaient jusqu’ici. Nous n’irons pas jusqu’à dire que les Anglais se sont réjouis de cette défaite. Ils ont seulement vu le parti qu’ils pouvaient en tirer pour reconstituer ce qu’on appelle ici un directoire anglo-américain sur l’O.T.A.N. Le principal obstacle est manifestement la France. Surtout si comme le bruit en court, celle-ci se propose, grâce à ses ressources en uranium, de devenir une quatrième puissance nucléaire. De plus, les ressources importantes que représentent les pétroles du Sahara donnent à la France, et peut-être à l’Europe des Six, non pas l’indépendance économique, mais un avantage sur l’Angleterre qui ne peut compter que sur les pétroles du Moyen-Orient aujourd’hui menacés. Il est absurde de dire que l’Angleterre convoite le pétrole saharien, mais elle ne s’affligerait pas si des difficultés politiques en Afrique du Nord nous empêchaient de l’exploiter.

 

La 4ème Conférence de Kennan

Il y a autre chose. Nous étions surpris que M. Kennan, américain, et dit-on, successeur éventuel de Foster Dulles en cas de victoire démocrate en 1960, ait choisi Londres pour exposer ses idées. Sa quatrième conférence et un article du « Times » nous éclairent, ainsi qu’un article de M. Taylor, historien bien connu dans le « Sunday Express ». Il s’agit de neutraliser l’Europe par l’évacuation simultanée des Russes et des Anglo-Saxons. Les Anglais, comme on sait, ont déjà commencé à retirer des troupes. Allemands de l’Ouest, dit Kennan, Français, Italiens et autres n’auraient plus besoin de fusées, ni d’armes nucléaires. Pour résister à une agression russe, il suffirait de leur résolution de rendre la vie intenable à l’envahisseur et leurs armées devraient avoir pour tâche unique de maîtriser à l’intérieur les tentatives de la cinquième colonne et de rendre impossible un gouvernement Kadar chez eux. Armer l’Europe d’engins modernes serait l’exposer à l’anéantissement.

Quant à la division actuelle de l’Allemagne, M. Kennan pense que la réunification serait impossible si elle était réarmée, ce qui est exactement la thèse soviétique.

Quant à M. Taylor, il trouve que l’existence de ces deux Allemagne, pourvu qu’elles vivent en paix est la meilleur des solutions dans l’état présent. . Mais dira-t-on pourquoi les Anglais préconisent cette neutralisation de l’Europe ? C’est qu’elle les délivrerait du cauchemar des V2, c’est-à-dire des fusées de portée moyenne bien plus aisées à construire et beaucoup moins faciles à détruire en l’air que celles à longue portée. Les forces russes ramenées sur le Niémen ne disposeraient plus que des fusées intercontinentales qu’ils dirigeraient de préférence sur les U.S.A. On comprend mieux à la lumière de ces desseins ce que signifie le directoire anglo-américain que les Anglais voudraient établir le 16 décembre à la Conférence de l’O.T.A.N.

 

Le Rapprochement Franco-Allemand

Par ailleurs, les Anglais voient avec déplaisir, comme ce fut toujours le cas, le rapprochement de plus en plus apparent de la France et de l’Allemagne avec lesquelles l’Italie s’associerait volontiers depuis l’échec du « Néo-atlantisme » à Rome. L’unification européenne sur le plan politique les indispose ; sur le plan économique, elle les inquiète. Entendons-nous : le Marché Commun n’est pas pour demain, bien qu’il doive, en principe, naître le 1er janvier. Par contre, une coopération industrielle, déjà esquissée, tant en Europe qu’en Afrique, doit se développer et gêner les exportations britanniques, surtout si le marché américain se rétrécit encore à la suite du sérieux ralentissement des affaires de plus en plus marqué aux U.S.A.

 

  1. Nutting et l’Afrique du Nord

Sur l’Afrique du Nord, c’est l’ancien sous-secrétaire au Foreign-Office, M. Anthony Nutting, qui nous expose l’arrière-pensée de beaucoup d’Anglais. Pour mieux assurer la défense atlantique et soustraire la Méditerranée occidentale à la pénétration soviétique, il faut, dit-il en substance, associer directement à l’O.T.A.N. le Maroc et la Tunisie (et sous-entendu l’Algérie « libérée ») dans un pacte méditerranéen qui comprendrait l’Espagne, mais non plus la France, que les Nord-Africains ne voudraient plus accepter comme partenaires !  On croit rêver, surtout quand il s’agit d’un personnage qui a été un officiel, mais cela est écrit dans un article du « New-York Herald ». M. Bevan, au reste éventuel ministre anglais des Affaires étrangères en cas de succès travailliste, ne pense pas très différemment. La France, si on les pressait un peu, serait le gêneur qui fait obstacle à la coexistence pacifique !

 

L’Affaire d’Ifni

Ces Messieurs, dont au reste le médiocre sens politique confond, ne semblent pas un instant mesurer l’appétit impérialiste des nouveaux et éventuels Sultans d’Afrique du Nord. L’Espagne à Ifni en fait, après nous l’expérience. C’est une petite leçon que le Général Franco auquel nous ne voulons aucun mal, méritait un peu. Il a fait, il n’y a pas très longtemps, une politique arabophile que les Maghrébins et leurs amis ont mis à profit pour faire pression sur la France. Il voit par le sang de ses soldats où mènent ces complaisances. On dit qu’à Washington, où l’Espagne a une excellente cote, l’affaire d’Ifni a refroidi les anti-colonialistes mal disposés à l’égard de la France. Les Américains finissent généralement par comprendre, les Anglais jamais.

Disons au surplus que la ferme résolution de l’opinion française dans le drame algérien – qui contraste si nettement avec les campagnes de quelques clans isolés – commence à faire impression dans le monde. A l’O.N.U., en particulier, la température a beaucoup baissé chez nos adversaires. Les discours d’usage se sont perdus dans le vide. Le courage paie.

 

                                                                                            CRITON