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Le Courrier d’Aix – 1957-12-14 – La Vie Internationale.
L’Engrenage
L’Occident joue de malheur. Après la maladie d’Eisenhower, l’échec retentissant de la fusée Vanguard, les événements d’Indonésie. Il faudrait revenir au printemps et à l’automne 1918 pour retrouver un tel retournement de la situation internationale en si peu de temps. Comme toujours, ce sont les alliances de ceux qui se sentent menacés qui tendent à se désintégrer. L’imminente conférence de l’O.T.A.N. au sommet réussira-t-elle à resserrer les liens détendus ? On n’en attend pas de décisions spectaculaires. La présence d’Eisenhower n’aura pas l’effet bienfaisant qu’elle aurait eu en d’autres temps. On peut cependant espérer éviter le pire, si l’on trouve dans l’ordre militaire et politique une ligne d’intérêt commun. Mais cette communauté existe-t-elle encore ?
L’Effort de Conciliation Américain
Du côté américain, le désir de conciliation est évident. On l’a vu à l’O.N.U. où Cabot Lodge a évité de justesse le vote d’une résolution défavorable à la France sur l’Algérie. A Paris, l’ambassadeur Houghton a prodigué les amabilités. Cependant dans sa réponse, M. Gaillard a fait allusion aux tendances neutralistes qui pourraient se faire jour en Europe. Les Allemands de Bonn pris entre l’opposition socialiste qui veut un « modus vivendi » avec l’U.R.S.S. et le Chancelier qui tient à l’Alliance Atlantique sans encourir les foudres de Moscou en cas de réarmement total, n’ont pas la décision facile. De plus, l’accord anglo-américain relatif à l’installation de rampes de fusées à moyenne et longue portée sur le territoire britannique a ravivé sur le continent la crainte d’un directoire anglo-saxon sur l’O.T.A.N.
La Prudence Russe
Les Russes de leur côté jouent avec prudence la neutralisation future du continent européen. On a remarqué qu’ils ont cessé d’insister sur l’indépendance algérienne, sauf à l’O.N.U. où le discours d’usage a été assez bref. Des négociations commerciales franco-russes évoluent favorablement vers un plus vaste échange. Les pourparlers russo-allemands sur la représentation consulaire et le retour de quelques allemands retenus en U.R.S.S. paraissent évoluer vers un accord. Bourguiba n’a pas reçu d’offre d’armes de l’autre côté du rideau de fer.
La présence des Soviets à la Conférence de Paris sera invisible, mais réelle. Elle chuchotera aux délégués européens : « Si vous ne consentez pas à installer sur votre sol des rampes de fusées et des engins nucléaires, vous éviterez la destruction en cas de conflit. A quoi bon au surplus le faire, puisque, en tout état de cause, vous ne pourriez nous résister ? Et si ce conflit n’a pas lieu, pourquoi vous charger d’un fardeau d’armements inutiles dont tous les frais ne seront jamais soldés par les Etats-Unis ».
Dans l’état présent des forces, l’argument a son poids ; c’est aussi celui de M. Kennan.
L’Indépendance Impossible
Malheureusement, ou heureusement, la décision des Continentaux ne leur appartient pas. Pour la France en particulier, on oublie ou l’on feint d’ignorer que la présence des forces américaines, les travaux qu’ils exécutent et les commissions qu’ils nous confient représentent quelques 600 millions de dollars par an. Comment s’en passer quand les caisses sont vides, sans risquer une paralysie complète de notre industrie ?
Dans une telle situation, les discours sont inutiles, sinon dangereux. Il n’y a pas d’indépendance possible. Reste d’ailleurs à savoir si un changement de politique serait profitable. Les autres partenaires du continent européen ne nous suivraient pas. Nous serions seuls, nous le sommes assez déjà. Force est d’opter pour le sort commun. C’est ce qui inévitablement découlera des réunions du 15 décembre. Il y a par ailleurs, dans les affaires du monde comme dans les affaires privées, des engrenages dont ni les peuples ni les individus ne peuvent sortir, même s’ils voient, en théorie, les moyens de faire autrement.
La V° Conférence de M. Kennan
C’est ce que nous répondrions à M. Kennan dont la Cinquième Conférence contient des vues intéressantes. I dit entre autre chose qu’à l’égard des pays du Moyen-Orient : « le meilleur moyen de vivre avec eux, c’est de leur apprendre que nous pouvons vivre sans eux », et de rappeler que la crise de Suez de l’an passé a montré que l’Occident pouvait, en s’imposant quelques restrictions, se passer du pétrole arabe et du Canal. Certes, mais conçoit-on que la situation aurait pu se prolonger indéfiniment, que les Américains se verraient rationner l’essence pour permettre aux Européens de tenir. De même, à l’égard des pays sous-développés d’Asie et d’Afrique, Kennan pense qu’il ne faut pas leur donner l’impression que l’aide que leur fournit les Etats-Unis est un dû et que c’est par faiblesse et crainte du chantage soviétique que cette aide leur est consentie ; qu’il serait bon de voir ce que l’U.R.S.S. pourrait faire à la place des Américains si tous les pays en quête de crédits se tournaient exclusivement vers elle.
Théoriquement cela est parfait, mais en réalité ne sera pas et ne peut être. Les Américains, et Nixon ne l’a pas caché, seront obligés d’augmenter constamment cette aide, de déverser de plus en plus de capitaux à fonds perdu ou non, vers ces pays, parce qu’ils ont commencé de le faire et ne peuvent, même momentanément, les abandonner au désordre et à l’anarchie. Ils seraient amenés au bout de quelques temps, à doubler leur mise sans pouvoir réparer tous les dégâts : l’engrenage est en marche. Il faut poursuivre.
Les Etats-Unis ont choisi la politique de la présence universelle – peut-être à tort – militairement, politiquement, économiquement. Un retour en arrière est impossible. Nous sommes de plus en plus convaincus que tout changement d’orientation préconisé par ceux qui sont dans l’opposition et ne risquent rien, est une pure vue de l’esprit. Le temps n’est plus où un homme pouvait choisir une politique et en changer à volonté.
Les Événements d’Indonésie
Les événements d’Indonésie illustreraient, s’il en était besoin, ces remarques. Malgré les risques certains d’effondrement économique, les gens de Jakarta expulsent les Hollandais. Les Hollandais ont fait appel à l’O.T.A.N. Ils iront sans doute devant l’O.N.U. en pure perte. Les Américains pourraient, d’un geste, priver l’Indonésie des dollars qu’ils n’ont cessé de lui fournir depuis qu’ils l’ont si intelligemment aidée à se débarrasser des Hollandais. Les Anglais aussi et tous les pays libres pourraient exercer d’un commun accord une sorte de blocus économique dont les Soviets seraient bien en peine de tirer les Javanais.
Il n’en sera rien. L’Indonésie ne recevra pas un dollar de moins de Washington. Parions M. Kennan. Parions même si vous voulez qu’ils en recevront davantage en fin de compte. L’affaire est pourtant grave et ne concerne pas les seuls Hollandais. Cette liquidation brutale, contraire aux lois internationales et au droit des gens, servira de précédent. Et les Anglo-saxons ne tarderont pas à s’apercevoir qu’ils en seront à leur tour les victimes, mais ils ne peuvent pas s’opposer. Il y a trop d’intérêts économiques : le coprah, le pétrole, le caoutchouc. L’engrenage… Il y a plus, puisqu’il faut tout dire : les Américains voient dans cette expulsion des Hollandais d’Indonésie l’occasion d’y réinstaller les Japonais qui en firent la conquête en 1941-42. Le Japon, privé de matières premières, étouffe dans ses îles et l’entretien de son économie est pour les Etats-Unis un fardeau assez lourd. De plus, le Japon, redevenu une grande puissance peut seul en Asie s’opposer par sa présence à l’infiltration communiste. C’est pourquoi, M. Foster Dulles a fait sur les malheurs des Hollandais à Java une déclaration ambigüe, un peu cynique même.
CRITON