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Le Courrier d’Aix – 1957-07-27 – La Vie Internationale.
Mirages
La scène politique en Extrême-Orient, toujours mouvante, nous apporte un nouvel épisode qui risque de remettre en jeu les récentes positions : la révolte des tribus d’Oman contre le Sheik du lieu. Ici, Ibn Saoud est de connivence avec Nasser. Déjà au cours des dernières semaines, un certain rapprochement des deux hommes était sensible. On ne savait s’il s’agissait d’assurances verbales de solidarité ou de la préparation d’un plan. On est fixé.
La Question d’Oman et de Mascate
Le choix de ce point de friction est habile car il peut mettre à l’épreuve les relations anglo-américaines, alors que l’accord entre les deux pays sur cette partie du monde paraissait tant bien que mal établi. Rappelons l’histoire :
Depuis longtemps le roi Saoud a une querelle avec les Anglais au sujet de l’oasis de Baraïmi qui se trouve approximativement à mi-chemin entre les sultanats de Koweit et de Katar d’où les Britanniques tirent une large part de leur pétrole et les forages de Fahoud, en plein désert, où ils sont occupés à en chercher. Le sultan de Mascate et d’Oman fidèle allié de l’Angleterre (il est le seul souverain arabe à l’avoir soutenue dans l’affaire de Suez) affirme sa souveraineté sur Baraïmi, que Saoud revendique. Lors des entretiens des Bermudes, Eisenhower avait cherché en vain à faire céder les Anglais, leur faisant valoir l’importance d’avoir Saoud dans le jeu occidental. Les Anglais ne voulaient pas abandonner un fidèle allié, ni surtout donner un signe de faiblesse dans une région où la force et l’argent comptent seuls. Tout le désert de la côte arabe du Golfe Persique est, de plus, un vaste réservoir de pétrole que les Britanniques ne veulent pas abandonner aux convoitises des sociétés américaines qui tiennent Saoud par leurs redevances. Il ne faut pas d’ailleurs exagérer, comme on tend à le faire à Londres même, les rivalités des Compagnies pétrolières. Elles savent s’entendre quand il y a péril, comme c’est le cas, de voir surgir des troubles préjudiciables à leurs intérêts communs.
Cependant, les Américains ne peuvent mécontenter Ibn Saoud et si les Anglais, comme il est bien probable, sont obligés d’entreprendre une action militaire pour soutenir leur sultan contre les rebelles, la politique commune anglo-saxonne redeviendra impossible. Ce sera un nouveau Suez. Foster Dulles est très embarrassé. Il comptait exploiter ses succès en Proche-Orient, au plus vite, en essayant de régler l’affaire des réfugiés palestiniens de Jordanie et même de pousser Nehru à servir de médiateur entre Israël et les pays arabes. L’affaire avait été secrètement engagée et Nasser avait peur de voir la paix rétablie contre lui en Orient. L’affaire d’Oman permet de faire rebondir le conflit. Israël, avec une sagesse exemplaire, avait docilement suivi les directives de Washington, sans grandes illusions sans doute, sur les chances d’un règlement final. La paix entre Israël et les Pays arabes est du domaine de la chimère. Il y a trop d’intérêts et de passions attachés à perpétuer les hostilités.
Quelle que soit l’issue du présent conflit à Oman, il peut y avoir un vaincu, soit Saoud, soit l’Angleterre. Et ce sera pour les Arabes en tous cas, un nouveau lien de solidarité ; le mieux serait d’étouffer l’affaire sans effusion de sang. Cela ne dépend pas des Anglais mais des véritables intentions de Saoud qui restent énigmatiques. Il a malgré les redevances énormes qu’il reçoit, de perpétuels embarras d’argent. Il entend peut-être se procurer ainsi de nouveaux subsides américains. S’il en est ainsi, l’affaire ne sera pas grave, sinon ….
La Crise du Communisme
Des renseignements, difficiles à contrôler, qui parviennent des pays d’au-delà du rideau de fer, il ressort que la crise du communisme n’est pas résolue, tout au contraire. Les Chinois, après avoir amorcé une détente analogue à la déstalinisation se sont trouvés devant les mêmes conséquences. L’hostilité au régime était plus profonde qu’ils ne pensaient et la doctrine des « cent fleurs » n’a pas eu longue vie. La corde est à nouveau tendu et les déviationnistes condamnés.
En Hongrie, la répression, de l’aveu même de Kadar, plus que jamais féroce, ne réussit cependant pas à étouffer l’opposition. Après la Roumanie, les purges s’étendent à la Bulgarie. Gomulka en Pologne raidit sa politique de peur d’être entraîné trop loin dans les réformes et d’être en difficulté avec Moscou.
De nouveaux procès s’annoncent en Allemagne orientale où la direction du parti est divisée. Tout cela ne signifie nullement qu’un bouleversement est imminent, mais simplement que la solution des problèmes nouveaux qui se posent apparaît jusqu’ici impossible.
Un Article de M. Bevan
La raison profonde – unique même – de la crise du communisme, est comme nous l’avons exposé souvent ici, l’adaptation d’une économie totalitaire, dont la structure s’est établie sur des pays sous-développés aux exigences d’une économie moderne en expansion. Nous venons d’avoir la surprise de lire dans la revue sud-africaine « Optima » un article de M. Aneurin Bevan lui-même intitulé : « L’Angleterre peut-elle devenir communiste ? » la réponse est intéressante venant de l’homme le plus marqué à gauche du Travaillisme anglais :
« Une dictature politique et l’industrialisation moderne sont une contradiction dans les termes», dit-il, « L’industrie moderne distribue et disperse les responsabilités économiques à mille et un points différents et se trouve par conséquent incompatible avec la centralisation politique qui est au cœur de la philosophie communiste. La doctrine personnelle et même collective sont des institutions qui ne conviennent qu’à des pays arriérés, c’est la leçon que les communistes apprennent à contrecœur. »
La Décentralisation
C’est, ajoutons-nous, l’explication de l’actuelle tentative de Krouchtchev pour décentraliser la machine soviétique, malgré tous les risques soit de désintégration et d’anarchie, soit de démocratisation et de particularisme que cela comporte en pays totalitaire. Cela explique aussi la résistance du groupe Molotov, des doctrinaires et des bureaucrates qui ne croient pas l’adaptation possible et voudraient maintenir coûte que coûte l’ancien système qui a, sous des formes diverses mais au fond analogues, régi la Russie depuis des siècles. En réalité, Krouchtchev ne fait que subir une pression qui a son origine dans les conditions matérielles de l’industrie russe dont il a pu voir dans ses voyages toutes les défectuosités. C’est le mauvais rendement et le gaspillage des efforts qui ont fait éclater, parmi l’élite des « managers » soviétiques, ce sentiment de révolte et l’appel à des réformes nécessaires, sentiment qui s’est étendu aux masses sous forme de malaise et de revendications. L’amélioration récente, toute relative, des conditions de vie, a, comme toujours, suscité plus d’appétits que de satisfactions et, de proche en proche, l’attente d’un grand changement est devenue de l’impatience.
Les meilleurs observateurs de ce côté comme de l’autre du rideau de fer doutent que Krouchtchev, homme fruste et impulsif, soit capable de conduire la Russie et son emprise, dans cette phase difficile. Tout laisse prévoir une longue période d’instabilité souterraine, coupée d’épisodes violents en surface, comme ceux de ces dernières semaines. Il est impossible de prévoir la forme que prendra cette évolution, mais il est certain que la foi dans les anciens dogmes du marxisme en sera profondément ébranlée.
CRITON