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Le Courrier d’Aix – 1957-08-31 – La Vie Internationale.
Tournant
Le mois d’août consacré aux loisirs a été marqué par deux événements d’importance, la dévaluation du Franc, et le coup d’État en Syrie. A certains signes, on pourrait y voir aussi le début d’un tournant dans la conjoncture économique orientée depuis plusieurs années vers l’expansion. La raréfaction des capitaux et le retour sensible à la pénurie de devises fortes, en particulier de Dollars, la dépression des grands marchés financiers, la baisse persistante des matières premières, font peser des menaces sur la prospérité. Crise passagère, peut-être, mais contre laquelle les remèdes ne semblent pas sous la main.
La Dévaluation du Franc
Il faut être en contact avec l’opinion étrangère pour mesurer combien une manipulation monétaire comme celle du 11 août peut nuire au prestige d’un pays. Cette mesure inévitable et attendue, a produit cependant une impression pénible. La France, sauf en une courte période, de 1927 à la grande crise, est pratiquement sans monnaie depuis 1914. L’Angleterre, toutes proportions gardées est dans le même cas. On ne saurait sous-estimer l’importance de ce facteur dans la suite de déboires qui ont affaibli ces deux pays. Nous n’en donnerons qu’un exemple. Les deux plébiscites qui nous ont fait perdre la Sarre, à quelques années d’intervalle, le second surtout, ont été largement influencés par la crainte justifiée d’un avilissement de notre monnaie. Aujourd’hui encore, ce dernier épisode monétaire va accélérer le détachement de nos liens économiques avec ce territoire. Les Sarrois se tournent vers l’Allemagne pour obtenir des compensations à la perte qu’ils subissent.
Une Mesure Injustifiée
Sans doute après une longue crise économique ou des guerres comme les deux précédentes, une dépréciation de la monnaie est un phénomène inévitable et par là même justifié. En temps de paix, d’expansion et de prospérité, il ne l’est absolument pas. Il est un signe d’indiscipline et d’impuissance qui se reflète sur l’estime de la force même d’une nation. A quoi bon tant d’autres sacrifices si l’on n’est pas capable de s’assurer dans le monde un crédit financier solide ? Ce jugement peut paraître sévère. Il est malheureusement universellement répandu. La banqueroute chronique, ou ce qui en tient lieu pour un pays, rendent stériles tous les efforts pour lui conserver son rang.
Incidences Internationales
Ce dernier avatar du Franc a des incidences complexes. Dans le domaine monétaire il a ébranlé un peu plus la confiance dans la Livre sterling, toujours discutée, et même d’autres devises comme la suédoise et la hollandaise dont la solidité est en question. Il n’est pas sans effet sur le renouveau d’isolationnisme aux Etats-Unis marqué par la réduction des crédits d’aide à l’étranger votée par les Chambres américaines. Il a précipité le déséquilibre entre les monnaies fortes – le Dollar et le Mark allemand – et les faibles, ce qui est susceptible de jeter un trouble dans le commerce international, comme cela s’est produit après la guerre. Et une nouvelle aide Marshall n’est plus à espérer. C’est la position même du Monde libre en face des nouveaux assauts qu’il subit de l’autre qui s’en trouve affaiblie.
Le Coup d’État en Syrie
Le coup d’état qui vient de faire de la Syrie, un semi satellite de l’U.R.S.S. n’est au fond qu’un épisode de plus dans les mouvements de bascule qui agitent le Proche-Orient. Est-il besoin de répéter que dans cette région, non seulement rien n’est définitif, mais que rien n’est durable. Les Américains avaient remporté un succès en Jordanie et dans une certaine mesure contre Nasser. Les Soviets ont riposté. Est-ce à dire que cet échec à Damas est sans contrepartie ? Non. Car en se liant ouvertement avec la Russie, la Syrie a pratiquement rompu ses attaches avec Nasser ; le bloc Égypto-syrien n’existe plus. D’autre part, les Pays Arabes et musulmans voisins de la Syrie sont en demi-rupture avec elle. Nasser se trouve donc un peu plus isolé, et l’inquiétude du Liban, de la Jordanie, de la Turquie et de l’Arabie Saoudite qui voient Moscou à leurs portes ne peut que les rapprocher des Occidentaux. C’est pourquoi Loy Henderson, l’envoyé américain est en conversation à Ankara avec les dirigeants des pays menacés.
La situation peut-elle prendre un caractère explosif et mettre la paix en cause, comme on semble le craindre ? Cela est peu probable. Les Soviets dont la politique n’a comme nous l’avons déjà fait remarquer, nullement changé depuis Staline, jouent le même jeu d’astuce et de prudence. Ils n’iront pas au-delà. La Syrie à elle seule n’est pas un atout suffisant pour renverser l’équilibre des forces en Orient. Et Nasser va peut-être reconsidérer sa position passablement difficile et se rapprocher des Occidentaux. Il y a nombre de signes qui permettent de le croire.
La Fusée Intercontinentale
En attendant, les Soviets, avec ou sans Molotov, conservent l’initiative. La Conférence du Désarmement ressemble à un match nul. Mais l’annonce par les Russes du lancement de leur première fusée intercontinentale, en avance sur les Etats-Unis qui ont manqué leurs essais, va réveiller les inquiétudes de la guerre froide.
Si la nouvelle était exacte – ce qui est loin d’être certain – l’équilibre des forces serait rompu à l’avantage de Moscou, au moins pour quelque temps. La nouvelle va relancer la course aux armements qui n’avait pas besoin de cela pour se poursuivre. Les Américains n’en seront pas affligés. Ce que la Russie gagne en effrayant le monde, elle le perd en force économique, ce qui est peut-être plus grave, et la peur resserre les rangs autour du protecteur d’outre-Atlantique.
En Pologne
Le communiqué russe sur la fusée intercontinentale a d’autres buts : inquiéter les Allemands qui vont voter le 15 septembre, et si possible affaiblir la position d’Adenauer dont la victoire semble assurée jusqu’ici. Mais aussi impressionner les satellites qui donnent beaucoup de soucis à Krouchtchev. En effet, si le sort de la Hongrie se trouve scellé par la répression de plus en plus brutale de Kadar, la situation en Pologne demeure dans la balance : Gomulka réussira-t-il à conserver la confiance populaire ? Les grèves récentes surtout à Lodz, en font douter. En cas d’échec, l’U.R.S.S. pourrait-elle imposer le retour au pouvoir du groupe Natolin fidèle au stalinisme ?
Les Américains ont hésité à sauver Gomulka par des crédits substantiels. L’opinion s’opposait à une aide massive. Eisenhower s’est limité à des secours d’urgence sous forme de produits alimentaires prélevés sur les surplus. Beaucoup pensent que ce fut une erreur et qu’il fallait s’engager à fond, d’autant que le collectivisme imposé à la Pologne s’est désintégré spontanément depuis octobre. La terre a été reprise par les paysans, les fermes d’État ont presque disparu et fait place à des coopératives de type occidental, les livraisons autoritaires de récoltes ont été fortement réduites, l’artisanat a reparu partout et avec lui le commerce libre. Dans l’industrie, les Conseils d’ouvriers se sont multipliés et s’efforcent d’enlever le contrôle des entreprises aux bureaucrates. La production agricole s’est accrue rapidement et la disette alimentaire atténuée. Mais le pays manque de tout, d’équipement et de matières premières, et il faudra des années pour que le niveau de vie s’élève. La patience des travailleurs illusionnés par les rêves conçus pendant le mouvement d’octobre semble s’épuiser. On assiste aux alternances de découragement et de révolte. L’occasion peut s’offrir aux Russes de reprendre leur domination, Gomulka représentait, malgré tout, une chance pour l’Occident, on l’a peut-être laissé passer.
CRITON