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Le Courrier d’Aix – 1957-09-07 – La Vie Internationale.
Vicissitudes du Pouvoir
Cette semaine a vu la consécration de l’échec de la Conférence du Désarmement ; échec provisoire, bien entendu. La discussion reprendra : le sujet n’est pas près d’être épuisé. On ne se faisait guère d’illusion sur les chances que comportait le plan occidental enfin mis au point, d’être accepté par les Russes comme base de discussion. On a été cependant surpris de la rapide et brutale réponse de Zorine, qui a coupé les ponts sur ordre de Moscou. On pensait plutôt, qu’à des fins de propagande, les Russes auraient évité de donner l’impression qu’ils étaient responsables de la rupture. Leur intention est manifestement de changer de forum. De Londres, on portera la question devant l’O.N.U. Est-il besoin de dire que les chances d’accord sont encore plus faibles à New-York. Cependant, les Etats-Unis ne se refuseront pas à discuter du désarmement sur cette place publique. Au contraire, ils estiment que la contre propagande à opposer aux Soviets y sera plus facile et aura plus d’échos. Cela est à voir. De toute façon, ce changement d’air donnera un nouvel intérêt à cette discussion devenue à Londres véritablement oiseuse.
Le Sort de la « Détente »
Depuis le coup d’état en Syrie et le communiqué soviétique sur l’arme dite absolue, on est cependant un peu inquiet sur le sort de la fameuse détente. La politique stalinienne de la peur semble ressuscitée, si tant est qu’elle avait disparu, et l’on s’interroge une fois de plus : Que se passe-t-il à Moscou ? Des rumeurs qui circulent, il est difficile de faire le point : essayons cependant avec toutes les réserves d’usage.
Les Chances de Krouchtchev
L’opinion qui prévaut, c’est que les jours du pouvoir de Krouchtchev sont comptés. Nous pensions pour notre part qu’ils seraient révolus plus tôt ; l’homme paraissait si peu qualifié pour la tâche immense et complexe de guider les destins de l’Empire russe. Son dynamisme et sa volonté lui ont permis de se débarrasser de ses plus puissants adversaires politiques, mais il ne l’a pu qu’avec l’appui de l’armée, en particulier de Joukov. On est tenté de croire que celui-ci s’est servi de Krouchtchev pour éliminer, sans se compromettre, la vieille garde molotovienne qu’il aurait été plus difficile de supprimer si Krouchtchev avait été renversé par elle, au lieu du contraire.
Aujourd’hui, beaucoup d’observateurs sont convaincus que l’heure d’une dictature militaire ne tardera pas à sonner pour la Russie. Ce serait dans la logique de l’histoire, s’il y en a une, et dans une certaine mesure, nous le croyons. Il y a à cela une raison majeure : le déclin, pour ne pas dire la débâcle, de l’idéologie communiste depuis le drame hongrois, ne peut à la longue permettre au Parti, dont c’est la raison d’être, de conserver sa toute puissance.
Les Risques d’une Dictature Militaire
Et il est intéressant de noter que devant cette perspective d’une dictature militaire, les commentateurs se posent une question que nous avons débattue ici depuis longtemps : lorsque le masque de l’idéologie ne fera plus illusion à personne, sauf à ceux qui ont intérêt comme les Chinois à s’en servir, que l’impérialisme soviétique apparaîtra sans équivoque possible, ce qu’il a toujours été, un impérialisme comme tous ceux du passé, un pur instrument de conquête et de domination, conduit cette fois par des militaires authentiques, alors cette éventualité, loin d’être rassurante, ne fera qu’aggraver la tension internationale et redoubler la peur de la guerre. En réalité, il n’y aura rien de changé. Mais, si absurde que cela paraisse, l’idéologie du marxisme-léninisme avait, pour beaucoup quelque chose de rassurant.
La Continuité de la Politique Russe
Autre considération à l’ordre du jour qui n’a rien pour nous surprendre. On commence seulement à s’apercevoir que la politique soviétique n’est pas et n’a peut-être jamais été l’œuvre d’un homme, mais d’une sorte de ministère mystérieux et anonyme qui en aurait élaboré les plans. Nous l’avons remarqué souvent, et cela grâce à l’étude patiente du style et des méthodes de l’action diplomatique russe. Il y a eu quelques à-coups, quelques ruptures que nous avons notés, mais ils ont été épisodiques et de courte durée, l’interrègne Chepilov par exemple, mais on est aussitôt revenu à la ligne dont Vichinsky, Gromiko, Zorine et autres ont été les porte-paroles automatiques. Il y a fort peu de chances pour que cela change même si nous assistons à un nouveau règlement de comptes au Kremlin.
L’Histoire Anecdotique
Nous pensons amuser nos lecteurs en racontant l’histoire qui circule, bien qu’elle ait un air feuilletonesque, mais elle a été en quelque sorte corroborée par une déclaration du chancelier Adenauer lui-même et, pour une fois, l’anecdote peut être vraie.
Récemment, une publication du Ministère russe de la Défense a réhabilité le maréchal Toukhatchevski, exécuté en 1937 par Staline, comme traître à la patrie. On sait quelle vaste épuration suivit alors dans l’armée, et Joukov lui-même, alors général de division, fut envoyé dans un camp de concentration en Sibérie, d’où il ne sortit qu’en 1939, quand les Japonais attaquèrent en Mandchourie. On a su depuis qu’Hitler, Goebbels et Himmler avaient fabriqué des lettres de Toukhatchevski qui aurait demandé aux Nazis leur appui pour renverser la dictature communiste. Hitler, qui projetait d’attaquer l’U.R.S.S. voulait par ce moyen décapiter l’armée russe. Il fit parvenir les lettres à Staline et le coup réussit à la perfection. A ce moment-là, Krouchtchev, serviteur zélé de Staline fit le discours d’usage pour condamner les traîtres. Aussi s’est-il bien gardé de les réhabiliter quand il a dénoncé, l’un passé, les crimes de son maître Staline. Voilà depuis un mois environ, non seulement Toukhatchevski mais Blücher célébrés par « l’Étoile rouge » comme héros nationaux. Et Krouchtchev n’a pu empêcher la publication bien que, au début, les organes du Parti comme « La Pravda » aient tronqué les passages du discours de Joukov à Leningrad qui réhabilitait ses compagnons d’armes. Joukov aurait l’appui d’une large part de la population. L’armée, dit-on, a les mains propres. Elle a contribué à liquider Beria, puis Molotov, Malenkov et consorts ; au jour voulu, elle sortira son dossier sur les crimes de Krouchtchev et ses complicités. En tout cas, elle le tient. De là à croire que le dernier round est près de commencer, il n’y a qu’un pas. Nous nous garderons de le franchir. Attendons.
Tito et Gomulka
Le point névralgique pour la Russie est la Pologne. Gomulka va en Octobre visiter Tito qui, comme par hasard, fait la sourde oreille aux nouvelles avances de Krouchtchev. On pense que les militaires, s’ils venaient au pouvoir, particulièrement inquiets de l’insécurité que représente pour eux les satellites, n’hésiteraient pas à faire toutes les concessions politiques nécessaires pour maintenir leur glacis défensif en Europe. Ils ne s’embarrasseraient pas pour cela de considérations idéologiques.
CRITON