Criton – 1957-09-14 – Comparaisons

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Le Courrier d’Aix – 1957-09-14 – La Vie Internationale.

 

Comparaisons

 

La tension entre les deux Mondes a monté d’un degré. En Syrie, où les défis se succèdent, au Caire où Nasser donne à nouveau de la voix et à l’O.N.U. où l’affaire hongroise reprend avec âpreté. Le tout couronné par les grandes manœuvres navales russes dans l’Arctique et les déclarations menaçantes des militaires et marins soviétiques sur les engins téléguidés. A vrai dire, ces explosions sont purement verbales. Discours et cliquetis d’armes ne signifient pas un danger pressant. Ce n’est qu’une forme de la diplomatie, un moyen d’intimidation qui, pour les professionnels, n’a pas grande portée.

 

Le Déclin de la Conjoncture

Cependant, l’opinion publique, quoiqu’habituée aux éclats, éprouve un certain malaise. L’optimisme naturel qui les porte à entreprendre, dévient circonspect, et les affaires s’en ressentent. Or, le tournant dans la conjoncture que nous signalions ici il y a quinze jours, se dessine nettement. La baisse s’accélère sur  tous les marchés du monde et l’on ne croit plus à l’expansion de la production au rythme de ces dernières années. On ne parle pas encore de récession, mais de rajustement. Chaque fois qu’un flottement de ce genre s’est produit, les Soviets ont cherché à l’influencer par des manifestations menaçantes dans l’espoir que l’hésitation tournerait en panique. Il est également certain que les Russes s’efforcent d’étouffer les échos que le retour à l’actualité de l’affaire hongroise va éveiller. Ils savent à quel point la répression sanglante de Budapest les a affaiblis dans l’opinion des Neutres. Comme ils n’ont pas d’autre moyen, ils cherchent à compenser cet échec par des manifestations de force et un redoublement de propagande antiaméricaine. Sur le moment, ces méthodes font leur effet, à terme, elles ont une action inverse.

 

Les Élections Allemandes

Les élections allemandes sont imminentes et le chancelier Adenauer apparaît chaque jour plus assuré de l’emporter. L’opposition des socialistes n’a pas d’homme à lui opposer, ni de doctrine consistante. Ils se sont ralliés à l’économie de marché, repoussé toute nationalisation, donc indisposé les vrais marxistes. En politique extérieure, ils ont effrayé l’électeur en lui promettant une réunification à laquelle personne ne croît pour le moment, au prix d’une renonciation à l’alliance militaire de l’Occident. Et l’appui manifeste que Moscou leur apporte les met dans l’embarras. En réalité, – il ne faut pas s’y tromper – les Soviets ne souhaitent pas du tout un succès des Sociaux-démocrates. S’ils le disent, c’est pour mieux les couler. Le chancelier Adenauer, la remilitarisation de l’Allemagne sont de trop belles cibles pour qu’ils veuillent s’en priver. C’est pour eux le meilleur moyen de retenir les Satellites – Pologne et Tchécoslovaquie – dans leur camp. Ils craignent en outre qu’une Allemagne socialiste n’exerce trop d’attrait sur les politiciens de l’autre côté du rideau de fer. Il leur faut une Allemagne militariste et revancharde pour faire hésiter les opposants.

 

Tito et Gomulka

Tito et Gomulka sont en conférence, ce qui est un succès pour l’un comme pour l’autre. Les deux hommes n’ont rien en commun. Il ne sortira rien de spectaculaire de leurs conversations, car ils n’ont intérêt ni l’un, ni l’autre à indisposer Moscou. Mais c’est pour Tito une revanche des affronts subis en Hongrie avec l’arrestation d’Imré Nagy, et pour Gomulka un appui dans la lutte difficile qu’il mène sur deux fronts : apaiser Moscou et résister le mieux possible aux courants intérieurs de libération.

 

La Révolution Agraire en Pologne

Revenons une fois de plus sur ce qui se passe en Pologne : c’est à nos yeux le phénomène le plus intéressant de l’actualité, car il a un caractère profond et non épisodique.

Il s’est produit d’abord une véritable révolution agraire : au printemps de 1956, il y avait en Pologne 10.500 fermes collectives ; au printemps 1957, de l’aveu même de Radio-Varsovie, il n’y en avait plus que 1549. La terre est revenue aux paysans soit sous forme de propriété, soit de location. Moyennant quoi, Gomulka reconnaissait ces jours-ci qu’il n’y avait plus en Pologne de terre en friche, alors qu’il y en avait plus d’un quart l’an passé. Les livraisons forcées à l’État ont été réduites au tiers et les prix doublés. La récolte, malgré de médiocres conditions atmosphériques, sera la meilleure depuis la guerre. Le « capitalisme est revenu à la terre », reconnaissent les dirigeants. Et pour sauver les apparences, on organise en place des fermes collectives, des coopératives agricoles comme nous en connaissons depuis longtemps. L’Église catholique, très influente sur la paysannerie, favorise d’ailleurs cette évolution. Bien entendu, les anciennes grandes propriétés n’ont pas été rétablies. Cependant, des domaines de 50 hectares sont tolérés et même de 100 hectares dans l’ancienne Pologne allemande.

 

Dans l’Industrie

Dans l’ordre industriel, les réformes n’ont pas été moins significatives. La Pologne communiste avait édifié à Nowa-Huta une ville industrielle pour 100.000 habitants, gigantesque ensemble sidérurgique dont l’exploitation fut catastrophique. Suivant le système russe, le salaire de base ne représentait que 30% ; le reste 70% était réparti suivant le système des normes, c’est-à-dire aux pièces. Naturellement, l’ouvrier qui ne dépassait pas la norme ne pouvait vivre. Même à 100%, il pouvait tout juste se nourrir. D’où pour y parvenir, des intrigues, corruptions et falsifications de toutes sortes. Comme modèle d’entreprise socialiste on ne faisait pas mieux ; le moral des travailleurs et la productivité s’étaient effondrés. Aujourd’hui, le salaire de base a été élevé à 59%. Le nouveau directeur de Nowa-Huta qui revient des Etats-Unis répartit les 41% restant par équipes lorsque le travail fixé pour un mois dans des conditions normales a été accompli, et cela en accord avec les ouvriers. La production s’en ressent.

Autre expérience : à Zeran, près de Varsovie, avant octobre 1956, fonctionnait dans l’usine d’automobiles un Conseil d’ouvriers élu par le personnel. Après les événements d’octobre, on crut savoir quels heureux résultats produisait le système. Mais on s’aperçut que le Conseil de 42 membres ne faisait en réalité qu’un travail de bureaucrates, qu’ils n’avaient aucun pouvoir et recevaient du Comité central de planification les ordres à exécuter. C’est d’ailleurs ce qui se passe en Yougoslavie. Les Conseils ne sont qu’une façade. Ils ne règlent ni les salaires ni les normes, encore moins les prix de vente et les relations avec les autres entreprises. De sorte qu’en Pologne, les Conseils ouvriers ont perdu, sous leur forme présente, tout intérêt pour les travailleurs.

Un troisième exemple plus pittoresque : le Directeur Danillowicz d’une fabrique de savon de Varsovie, voyant que la marchandise ne se vendait pas malgré la pénurie – ce qui est fréquent en Russie – constitua une équipe de représentants de commerce qui alla s’enquérir des doléances des clients. Il modifia en conséquence la fabrication et depuis, ses entrepôts sont vides. Grâce aux bénéfices réalisés, les ouvriers ont touché deux mois de salaire supplémentaire. Sans commentaire.

 

L’Industrialisation des Pays Sous-Développés

Dans un récent article, le professeur Duverger, parlant de la « diplomatie capitaliste » fait sien le préjugé qui veut que les méthodes communistes soient plus efficaces que les méthodes capitalistes pour réaliser l’industrialisation des pays sous-développés.

On se fonde pour cela sur l’exemple russe dont les progrès d’ailleurs ne sont pas plus rapides que ceux de la Russie tsariste entre 1900 et 1914, bien qu’ils soient naturellement plus visibles. Mais on néglige la comparaison avec les autres. Il y eut l’Afrique du Sud, après la découverte des mines d’or et de diamant vers 1880, le Canada plus récemment avec la mise en exploitation de ses grandes richesses minérales. Enfin, le Brésil aujourd’hui, dont les progrès, moins ordonnés sans doute, n’en sont pas moins impressionnants. Le développement industriel de ces pays a été au moins aussi rapide que celui de l’U.R.S.S., et, ce qui fait toute la différence, le niveau de vie des populations s’est élevé en même temps, tandis qu’en Russie, il demeurerait à un très bas niveau. L’apport de capital étranger d’abord, la formation de l’épargne indigène ensuite, ont soustrait ces peuples aux immenses sacrifices que le régime soviétique a imposés au sien. Il n’y a qu’à comparer les courbes de production et de salaires depuis le début de l’industrialisation pour s’en convaincre. Ajoutons que ces pays qui ont ainsi bénéficié d’un apport financier extérieur ont développé une indépendance qu’ils exercent sans aucune entrave.

 

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